Lieux publics

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Son monde se limite à cette pièce mais n’ayant plus de mémoire, chaque jour est pour elle une nouvelle découverte. Nul besoin de la prendre en pitié, elle l’oublierait au bout de quelques minutes et vous devriez ravaler votre compassion comme le vomi honteux de début de soirée, quand vous essayez de faire croire à l’assistance que vous tenez l’alcool. 



Elle regarde cet homme assis en face d’elle dans le train et c’est comme si elle découvrait l’espèce humaine. Pourquoi tient-il son sac si fort serré contre son torse entouré de ses bras maigrichons ? Son visage est pourtant suffisamment harmonieux pour qu’il n’ait pas à manquer d’affection. Il a l’air poli, accompagne son sourire gêné de mouvements de mains embarrassés quand lorsqu’il bouge sa jambe, risquant de frôler la sienne. Le reste du temps, il ne sourit pas. Est-il heureux ? Il ferme les yeux et les coins de ses lèvres se figent alors que la gravité les font se rapprocher de son menton. Il semble fatigué. Un homme épuisé mais heureux ne maintiendrait-il pas des lèvres souriantes lorsqu’il ferme les yeux ? Peut-on profiter d’un repos heureux dans un train de banlieue, bruyant, sale et payant ?


Cette fille a l’air d’avoir quelque chose dans l’oeil. Elle ne cesse de le frotter avec l’index de sa main gauche. Peut-être son surplus de maquillage finit-il par constituer une gène au clignement automatique de ses paupières ? Elle aussi n’a pas l’air heureuse. Son regard dans le vide est appuyé par deux froncements au dessus des sourcils. Ils ne disparaissent pas lorsque l’une de ses connaissances vient la saluer. Elle lui sourit pourtant, durant toute la durée de ce court échange avec cette fille au gilet rose pastel.


Un homme ne se comporte pas comme les autres. Au lieu du repos discret approprié au lieu commun dans lequel nous nous trouvons, consistant à simplement abaisser les paupières sans jamais perdre conscience, lui a décidé de se laisser aller : tête penchée de manière disgracieuse, yeux fermement clos, bouche entrouverte. Cet homme étrange a décidé par un tour de passe-passe mental de prendre ce fauteuil inesthétique et inconfortable pour un lit public. Personne ne le remarque.


Il y a de la fatigue, de l’ennui et de la tristesse partout. Dans ce wagon bondé, il n’y a aucun regard qui étincelle d’un soupçon de joie. Elle essaie de déceler dans l’intensité des soupirs, l’inclinaison des têtes et les battements de cils quelles peuvent être les causes d’un tel désespoir. Peut-être la femme à côté d’elle est-elle épuisée par un travail abrutissant et peu rémunérateur qu’elle s’oblige à accomplir faute de mieux, pour subvenir à ses besoins quotidiens. Peut-être la jeune fille en face d’elle n’a pas les vacances qu’elle aurait souhaitées, pleines de découvertes, de rencontres, d’émerveillements. Son ennui est celui de l’insupportable routine. Le couple à sa droite a deux énormes valises lourdement posées sur les deux sièges qui leur font face. Il semble q’ils partent en voyage - ou bien qu’ils en reviennent. Peu importe, les traits de cet homme et de cette femme sont tirés, leurs yeux cernés, allumés d’un regard tristement ébahi. Ils ne se parlent pas, ne font que regarder le vide comme s’il était leur véritable compagnon. 


Son regard arpente encore le wagon à la recherche d’un sourire. Il n’y a que le sien, hypocrite, qu’elle décide de plaquer sur mon visage dans une tentative désespérée de changer la donne. Heureusement, elle oublie vite le sentiment de lassitude qui l’emplissait.



***



Elle est dans un train. Nous ne savons pas quelle est sa destination. Elle, a dû le savoir, mais elle l’a certainement déjà oublié. 

Lassée d’observer ses congénères, elle regarde par la vitre les paysages qui défilent. Les champs sont verts, puis jaunes, les couleurs de la campagne française sont vivifiées par le soleil du printemps naissant. Nous pourrions deviner le chant des oiseaux. Elle ne sait rien deviner. A chaque fois qu’elle laisse son regard lécher cette vitrine sur le monde, les reflets du soleil ne lui laissent rapidement voir que son ombre. Ne connaissant pas son reflet, elle plisse les yeux, tente de se figurer ce qu’elle aperçoit en contre-jour. L’apprentissage de son apparence n’a pas le temps de commencer que le soleil la renvoie à l’obscurité, lui préférant les arbres encore décharnés et l’enfilade de camions et de voitures. 


***

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