Acte dernier : Nuit

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Pour une foi, les conseillers n’avaient pas menti : l’hiver s’abattit sur les troupes tandis qu’elles s’en retournaient vers la capitale du royaume d’Orient. Ce fut d’abord un froid insidieux, qui s’immisçait sous les couvertures, la nuit, pour tourmenter les âmes essayant de trouver le sommeil, tel un moustique de soirée d’été ; puis la bête gagna en confiance et se montra plus agressive, attaquant les hommes dès le lever du jour, mordant les chairs à travers les cuirs et les cottes de maille jusqu’à faire bleuir les membres touchés et rendre intensément douloureux le moindre mouvement. Puis les nuages menaçants qui grondaient au-dessus des têtes se mirent à déverser des orages de grêle, et bientôt la neige vint recouvrir les routes et les chemins.

Alors que les troupes n’avaient qu’une hâte, rentrer au plus tôt au pays, avalanches, congères et rochers pris dans la glace tels des monstres antédiluviens entravaient chaque jour davantage leur retraite. Les soldats un à un commencèrent à tomber ; quant à ceux qui tenaient bon, ils durent souvent consentir à se voir sectionner l’un ou l’autre membre gelé, qui une phalange, qui un lobe d’oreille, qui le bout du nez.

Bref, ce que les armées ennemies n’avaient pu obtenir par la force brute, un allié inespéré venait leur offrir sur un plateau de glace : le froid décimait les troupes, dont le nombre allait diminuant.

Les paisibles ruisseaux de montagne étaient devenus des torrents déchaînés ; les blocs de glace charriés par les flots impétueux avaient détruit les quelques ponts de bois jetés par-dessus les cours d’eau. À plusieurs reprises, il fallut rallonger la route prévue de façon à rejoindre les rares points de passage où l’armée pût traverser à gué, souvent au prix d’engelures et d’amputations supplémentaires.

***

Les chevaux se cabrent, incapables à calmer. Immergés à mi-cuisse dans la rivière, les écuyers s’acharnent à tirer vers l’autre côté les bêtes, qui refusent d’avancer. Derrière eux, des soldats à l’air fiévreux, emmitouflés dans d’épaisses peaux de mouton, luttent tant bien que mal contre les remous. Deux chevaliers et leurs destriers dérivent déjà hors de la scène, emportés par le courant. Le cortège royal est resté sur la berge ; nul ne semble savoir comment l’on va transporter le dais princier jusqu’à la rive opposée.

***

Lorsqu’enfin l’armée eut regagné la capitale d’Orient, un sinistre cadeau leur avait été préparé : le gouverneur choisi par le Roi les attendait embroché sur un pic planté devant les portes de la ville ; les habitants avaient mis le feu aux réserves de nourriture, aux granges abritant le bétail et aux silos de graines. Il n’y avait plus rien à se mettre sous la dent, et ce qu’il restait des troupes dut poursuivre sa course vers le Couchant en abandonnant toujours plus de cadavres sur la route.

La santé du Roi allait de mal en pis. L’enfant avait considérablement maigri, son visage avait pâli et de grandes marques noirâtres lui tachetaient désormais le corps. Aux mauvais rêves succédèrent des hallucinations de plus en plus poignantes, dans lesquels l’Enfant-Roi bataillait contre l’âme damnée de son grand-père et criait en pleurant après sa mère.

Une fois au palais, l’on put mander à son chevet les meilleurs médecins du pays. Pour le divertir, Mélior le poète eut l’idée de le régaler de l’une de ses dernières créations, une pièce fort bien troussée, fort critique à l’égard des hommes de loi, de médecine et de religion. Le Chambellan en fit l’annonce ainsi :

— Majesté, notre bon Mélior vous a écrit une pièce pour célébrer vos victoires et le retour en notre bon royaume ; nous pensons qu’un peu de théâtre vous serait un très excellent divertissement.

— Soit, faites la jouer céans, commanda le Roi.

Mélior n’avait pas manqué d’inclure des scènes comiques moquant ouvertement les courtisans du Roi, qui se sentaient néanmoins obligés d’assister à la représentation en sa compagnie ; des répliques assassines pointaient l’incompétence, l’hypocrisie et la rapacité de ces gens de cour flattant leur souverain pour en obtenir des faveurs.

Si le Roi restait insensible aux piques contre les médecins et les religieux, il ne sembla pas cette fois-ci apprécier les pitreries. Pas l’ombre d’un sourire ne vint dérider son visage émacié.

— La pièce est trop longue, déclara-t-il au début du deuxième acte.

— Trop longue ? interrogea le Chambellan.

— Il y a trop de phrases. Il y a trop de mots. Je m’ennuie.

Le Grand Archevêque fut le premier à réagir :

— Majesté, nous pouvons tout à fait mettre un terme à la représentation, si tel est votre désir.

— Je souhaite être distrait.

Mélior fit un geste en direction du Chambellan, qui intervint :

— Votre Altesse, l’auteur propose de passer directement à l’acte troisième, au terme duquel le valet du Professeur bastonne allègrement son maître ; il vous promet quelques belles grimaces.

— Non, il m’ennuie, jugea le Roi.

Le Grand Archevêque saisit l’opportunité sans détour :

— Majesté, il est évident que l’auteur de cette pièce n’a aucun respect pour les esprits savants qui s’évertuent à alléger vos tourments ; il doit être puni pour cet affront.

— Certes.

— Mélior se targue d’être un artiste, mais il n’est aux yeux de l’Église qu’un fieffé blasphémateur. Ses spectacles vulgaires ne visent qu’à faire rire aux dépens des personnes garantes de la Loi et de la Vérité, toutes choses évidemment inaccessibles au commun des mortels.

— Sans doute.

Le Grand Archevêque tenait là sa revanche.

— Je prétends que ses œuvres insufflent un esprit séditieux dans le royaume, qui aura tôt fait de réveiller le monstre dormant de la révolution. Je propose cent coups de fouet en place de grève.

— Peut-être.

Le religieux décida de pousser son avantage.

— Eh puis non, Majesté, tout bien considéré, ce genre de propos incendiaires n’a pas sa place dans notre royaume, et ne peut être toléré à la cour : Mélior ne mérite que la mort, afin que le peuple se souvienne ce qu’il en coûte de vous manquer de respect. Je propose de le faire écarteler publiquement !

— Faites donc, soupira le Roi, comme s’il était déjà parti.

Malgré les tentatives de l’homme de lettres pour plaider sa cause auprès du Chambellan, il fut exécuté dans la semaine qui suivit. Le Roi ne demanda même pas à assister au spectacle, qui en d’autres temps l’aurait ravi, car il dépérissait ; il passait l’essentiel de ses journées alité.

Il devint de plus en plus irascible à mesure que les médecins se relayaient au-dessus de sa couche, car nul ne semblait savoir quoi faire. On lui administra des onguents, on opéra des saignées, on lui plaça des ventouses sur le dos, pourtant rien n’y faisait, et l’enfant ordonna que l’on tranchât la tête à tout médecin incapable de le soigner.

Le palais se mit à résonner de cris de rages enfantines.

— Qu’on lui coupe la tête ! répétait le roi.

Il y eut de moins en moins de médecins disponibles ; on en connaît même qui s’empressèrent de quitter le pays.

Le Roi faisait le vide autour de lui.

— Chambellan, conte-moi une histoire, exigea-t-il un soir, alors que le ministre était assis à son côté.

— Une histoire, mon Roi ? C’est que je m’y connais bien davantage en chiffres qu’en histoires...

— Conte-moi une histoire, ou je te fais trancher la tête !

Il improvisa donc une histoire, inventant un fait d’armes dont le père de l’enfant aurait été le héros, et lorsque les paupières du Roi furent closes, le Chambellan se leva avec précaution pour quitter la chambre à reculons, à pas feutrés, sans cesser de conter son histoire.

— Tu penses que je vais vivre ? lança le Roi, qui ne dormait point.

Le Chambellan ne sut quoi lui répondre.

***

Une nourrice, qui a peut-être connu le Roi poupon, est assise sur une chaise, au premier plan, près d’une large porte qui s’ouvre sur des appartements ; elle sanglote dans un mouchoir en dentelle. De la chambre, on aperçoit un lit à baldaquin trop richement décoré pour appartenir à un homme du commun : c’est probablement celui du souverain. Concernant le corps sans vie accroché au lustre au milieu de la pièce, en revanche, l’affaire est entendue : son costume et ses attributs montrent sans doute possible que c’est le Chambellan qu’on a pendu.

***

Faute de médecins, il fallut se tourner vers les hommes d’Église.

— Nous sommes impuissants face à la volonté divine, Majesté, reconnut le Grand Archevêque.

— À quoi cela nous sert-il que tu parles au Seigneur si tu ne lui demandes pas qu’il nous vienne en aide ?

— Nous ne sommes pas en mesure de demander, mon Roi ; tout ce que nous pouvons faire, c’est accepter. Les voies du Seigneur sont impénétrables : ce mal qui vous afflige n’a peut-être pas de sens pour nous, mais sans doute le Créateur a-t-il…

— Le pries-tu suffisamment ? l’interrompit le Roi. Peut-être est-ce que ta vieille trogne vérolée ne lui revient plus, au Seigneur. Peut-être faudrait-il qu’on te la coupe à toi aussi ! Qu’on lui coupe la tête !

Et deux gardes viennent se saisir du Grand Archevêque.

— Allons, il n’y a donc rien que l’on puisse faire ? s’écrie le Roi.

Il dévisage un à un chacun des religieux présents ; aucun d’entre eux n’ose croiser le regard du suzerain mourant.

— Mais alors, à quoi bon être roi ? proteste l’enfant.

Il se tourne d’un coup et tire à lui la couverture en plumes. Deux larmes roulent sur ses joues creuses.

Il n’eut jamais d’enfance, et mourut malheureux.

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