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Je grimpai les marches menant aux étages, perdu au milieu des réflexions dans lesquelles la réponse de la jeune fille m’avait plongé. Deux ans ! La toile de l’artiste transmettait un souvenir récent, Caroline disait habiter la maison depuis cinq années. Je ne savais que penser. Peut-être avait-elle entrepris les travaux récemment. Ou bien me mentait-elle ? Ou avais-je mal compris ? Mes oreilles, habituées aux crépitements d’un marteau piqueur, me jouaient souvent des tours. Et puis, j’espérai voir sa signature au bas du tableau, mais non. À croire que ma cabane isolée ne l’était plus, ou alors, tous les peintres du secteur connaissaient sa position. Quoi qu’il en soit, j’avais tiré un trait dessus, une autre visite m’attendait le lendemain, après, j’aviserais.


Le petit balcon de ma chambre donnait sur l’esplanade de la dune. Long rectangle carrelé qu’une rose des vents ornait en son milieu. Des gens y abandonnaient leurs pas en zigzag, d’autres, assis sur des bancs, scrutaient l’océan à la recherche des surfeurs. Plus bas, des ados, planche de skate sous les semelles, se lançaient de multiples défis. Sur un côté, une roue de manège envoyait en l’air sa cohorte de touristes alors que, tout au bout, je devinai le triporteur d’un marchand de glaces. L’homme roulait lentement avec, à sa file, une flopée d’enfants que leurs parents retenaient à grand mal. Les petits auraient leurs boules de vanille ou de chocolat, tout n’était qu’une question de minutes. Je tournai la tête, attiré par le bleu de l’eau et celui du ciel. Les deux s’amalgamaient en une ligne sombre couverte d’écume. Là-bas, bien plus loin encore que ma vue ne portait, s’élevaient les à-pics de la Nouvelle-Écosse et de ce pays qui, par sa grandeur, défiait l’imagination.


J’avais voulu mon départ en mai. Alors qu’ici, sur mon désert de sable, un printemps précoce fleurissait arbres et buissons, je savais que dans le territoire du Yukon, un froid vif serrait encore les rivières d’une glace épaisse. J’avais préféré attendre les beaux jours afin de m’accoutumer progressivement à ce rude climat, ne sachant pas si j’arriverais à passer une année. Grand bien m’en avait pris, le Canada sortait d’un des hivers les plus rigoureux jamais enregistrés. J’étais arrivé par la route à Stewart Crossing après un périple. L’immensité prenait ici tout son sens. Dix jours m’avaient été nécessaires pour rallier le lieu d’un rendez-vous fixé avant mon exode. Le bourg se résumait à sa plus stricte expression. Une station essence, un magasin où se ravitailler, un poste de police et un bar. Un dénommé Bill patientait là depuis deux jours. C’est lui que j’avais contacté afin qu’il me conduisît à ma mine. J’avais dû attendre vingt-quatre heures de plus qu’il dessaoule avant de lui indiquer ma présence. Ragaillardi, il m’avait amené au bas du chemin menant à ma concession. « Te voilà arrivé, mon gars. Si tu veux que je t’emmène au bout, ça te fera cent dollars de plus », m’avait-il dit en préparant du tabac à chiquer. J’avais répondu que son prix ne me convenait pas, Bill avait haussé les épaules avant de rajouter : « Et c’est pas avec ce que tu vas trouver là-haut que tu pourras me payer. »

Après m’avoir aidé à décharger pelle, pic et nourriture, il avait disparu en direction de nulle part, m’abandonnant à mon sort. Devant moi, la piste courait au travers d’une forêt de bouleaux, j’avais imaginé l’écorce blanche comme autant de spectres voulant me retenir. Un sentiment d’extrême solitude m’avait alors envahi. Seul, chargé comme une mule, j’avais entrepris de les affronter, je n’allais pas me laisser abattre au premier obstacle. Passé les premiers lacets en pente douce, la voie s’élevait ensuite par paliers successifs, usant mes jambes à chaque pas. Je m’étais arrêté souvent afin de reprendre mon souffle avant de parvenir à une zone plate. Là, affaissements et ornières boueuses parsemaient le chemin, l’entretien précaire m’avait plongé dans le doute. Dans quel état allais-je trouver ma concession ? J’avais chassé cette pensée noire puis repris mon ascension. Jamais la montée ne prenait fin, au bout d’une heure de marche supplémentaire, j’avais regretté l’offre de Bill. Pas longtemps, l’ultime virage avalé, le panneau « Elk Mine » indiquait que j’étais arrivé chez moi.

Une clairière s’étalait sous mes yeux, un peu de neige la recouvrait encore. Des pins, majestueux, encerclaient l’étendue, j’étais resté bouche bée. D’un coup, le spectacle balaya mon humeur morose, j’avais embrassé du regard mon domaine. Au plus profond de l’alcôve se dessinait un trou noir, là, accrochée à un pan de montagne, se trouvait l’entrée de ma mine. Devant, j’avais deviné des machines et un sentier qui descendait à un auvent de bois. Au premier plan, dissimulé par un tas de bûches, j’avais aperçu le toit rouillé d’une cabane. Une voiture déglinguée trônait à proximité et, à ma grande surprise, de la fumée s’échappait de la cheminée.

À mon approche, un gaillard était sorti, puis un autre. Leurs mines patibulaires ne m’avaient inspiré aucune confiance. Je m’étais présenté le plus poliment possible et leur avais montré mon titre de propriétaire. Ils avaient ri en me répondant dans un anglais rocailleux. J’avais compris que ces gars n’en avaient rien à cirer de mon bout de papier et que si je voulais prendre possession de mon bien, je devais les chasser. Plus facile à dire qu’à faire.

Les frères La Castagne n’avaient pas d’arme – sans doute le valait-il mieux, je ne serais pas là pour vous raconter la suite – mais des poings gros comme trois fois les miens. Si l’un d’eux m’avait touché en premier au menton et m’avait fait voir toutes les étoiles de la galaxie, aucun de tous les autres n’avait atteint leur cible. Peut-être avaient-ils pensé qu’un type épais comme un fil électrique ne ferait pas le poids, mais, de mon ancien job de charpentier, j’avais gardé la force et une certaine agilité. Esquives suivies de ripostes s’étaient succédé, mettant à mal leurs dentures douteuses et leurs arcades. Ruisselants de sang, ils avaient sauté dans leur guimbarde puis décampé à toute vitesse. Sans le savoir encore, cette première bagarre allait imposer le respect parmi la communauté des chercheurs d’or de Stewart Crossing. Ce n’était pas tous les jours qu’un blanc-bec, Français qui plus est, mettait en déroute deux pilleurs de mines.


Accoudé au balcon de l’hôtel, je souris à ce souvenir. Pour une arrivée en fanfare au pays des buveurs de sirop d’érable, j’avais gagné le pompon. Le soir tombait sur Biscarrosse, la fraîcheur aussi. Les rangs des badauds se clairsemèrent, l’esplanade retrouva son calme, ne restaient là que ceux qui avaient sur les épaules un sweat ou une veste. Sur l’océan, je devinai encore quelques planches perchées sur les vagues et les ombres noires qui tentaient de les maîtriser, alors que les voiles des kitesurfeurs se posaient une à une sur la plage. Soudain, la roue s’illumina. Un disque de lumière embrasa le grand diamètre de la structure métallique, projetant ses rayons tout autour. Rien n’échappait au halo, coins et recoins se trouvaient illuminés. Et je les vis. Là, dans l’encoignure de la cahute d’entrée. Invisibles la seconde d’avant, leur costard clair attirèrent mon regard et, sans nul doute possible, les deux types qui tournaient autour de ma voiture tout à l’heure regardaient dans ma direction.

Aussitôt, je sortis de la chambre et dévalai les escaliers. Je passai en trombe devant la réception, franchis l’entrée et partis à la course en direction du manège. Si ces types voulaient me voir, ils allaient être servis, à ma manière. Cependant, ils avaient disparu alors que j’arrivai. Je fis le tour de l’attraction puis m’engageai en direction de la rue piétonne, seul endroit où passer inaperçu au milieu des gens. Après quelques pas et deux ou trois bousculades, je me ravisai et sprintai vers le parking de la plage. Trop tard. Le barouf d’un moteur jeté dans les tours résonnait dans une rue, j’aperçus les feux rouges de la BM s’éloigner à grande vitesse.

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