6.

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Ce qui comptait aujourd’hui c’est que j’avais retrouvé Tom, le type qui voulait ressusciter Bukowski (j’avais aussi retrouvé son prénom). C’était un heureux hasard, nous étions exactement à la même terrasse de café à boire exactement la même bière, mais lui était accompagné d’un vieux monsieur. Je reconnus Chinaski avant de voir Tom. Je m’approchai et ce dernier me salua, l’écrivain, lui, ne broncha pas; il buvait un whisky et regardait les gens autour de lui.

– Alors tu as réussi… bafouillai-je à Tom, comment… comment c’est possible ?

– Ouaip, dit-il tristement, il est apparu comme par magie ce matin, je n’y croyais plus; toutefois il n’a rien dit depuis son apparition. Je l’ai amené au bar pour lui délier la langue, mais toujours rien.

– Il parle américain je te rappelle, dis-je; et à l'écrivain je tentai : “Hi Mister Bukowski, nice to meet you !”

Il me jeta un œil entrouvert, but une gorgée et continua à regarder les passants et surtout les filles. Tom me toisa avec un air de chien battu et haussa les épaules pour signifier qu’il avait déjà essayé de communiquer, sans succès. Tom n’avait pas beaucoup changé en cinq ans, il semblait certes plus vieux, sentait mauvais, avait une barbe plus touffue, mais cela lui aurait demandé peu d’efforts pour avoir l’air présentable. Comment avait-il pu attirer l’attention du vieux dégueulasse, mort depuis des décennies ? Pourquoi Bukowski s’était-il levé de sa tombe pour aller le voir, lui ? Qu’avait-il fait pour cela ? Au fond de moi je le jalousais un petit peu. Il était évident que Hank n’allait jamais venir me rencontrer, mais savoir que Tom avait achevé son objectif m’irritait. Finalement j’étais bien content que l’écrivain reste muet.

Nous restâmes assis en terrasse pendant plusieurs heures sans dire trop de mots, nous éclusions les bières, les whiskies et tout ce qui nous passait par la tête, Charles buvait en même temps que nous, ses yeux étaient des fentes, il reniflait sans cesse. Tom et moi n’arrivions pas à être enivrés, et je payais toutes les consommations.

– Parle-lui, dis-je à Tom.

– J’ai essayé, bougre d’andouille ! J’ai tout essayé, il ne me répond tout simplement pas.

– Sait-il où il est ?

– Je ne sais pas. Moi même je commence à douter d’où je suis, de qui je suis, de qui tu es, alors imagine quelqu’un sorti du néant !

– Il était croyant, dis-je, il était en enfer ou au paradis à ton avis ?

– Buko ? Croyant ? Arrête le whisky mon pauvre ! Il devait être à la buvette du Purgatoire si tu veux mon avis.

– Si j’arrête, tu arrêtes, c’est moi qui paye, je te rappelle…

Nous nous tûmes et nous observâmes l’écrivain : il était en train de mater les jambes d’une jeune fille assise à côté de nous. Nous l’imitâmes, et nous étions ainsi trois dégueulasses à regarder les guibolles d’une nana. Le bon, la brute et le truand. Qui était l’un ou l’autre ou les trois en même temps ?

– Un jour un type m’a dit que les hommes finissaient toujours par tromper leurs femmes, dis-je pour faire la conversation.

– Qui t’a dit ça ? demanda Tom.

– Un homme-glaçon, dis-je.

Il haussa un sourcil.

– Sa parole est fiable ?

– Nan.

– Tant mieux. Quelle était la question déjà ?

– Pff.

– Ah oui ! Mais quid des femmes alors ? Car je n’ai jamais trompé, mais une femme m’a déjà trompé, comment ça se passe dans ce cas ?

– J’ai essayé de lui dire ça, dis-je, mais il s’est transformé en glaçon à ce moment-là.

– Ça s'est passé quand cette histoire ?

– Je ne sais pas, fermai-je en finissant mon whisky.

– On à tous besoin d’un homme-glaçon à câliner quand vient l’été, philosopha Tom en finissant son verre.

Soudain mes yeux s’élevèrent sur la rue piétonne et j’aperçus la folle, celle de mon premier appartement. Elle était agitée et fouillait dans les poubelles sous les yeux des passants. Et elle gueulait sur certains d’entre eux des phrases sans queue ni tête. Elle n’avait pas tellement changé, moi si, alors j'espérais qu’elle ne me reconnaisse pas quand elle passa à une dizaine de mètres de moi.

Quand elle m'aperçut, elle fut prise d’une sorte de spasme, puis elle courut vers notre table et renversa nos verres pour m’attraper dans ses bras. Tom gueula. Bukowski détourna ses yeux vers la scène avec un air surpris que je n’avais jamais vu.

La folle semblait à bout de souffle, après m’avoir lâché, elle me parla à une vitesse indéfinissable; on comprenait quelques mots et quelques phrases, mais on aurait dit qu’elle disait dix choses différentes en même temps. Elle me disait que la police l’avait amené un jour, et qu’ils l’avaient violé puis relâché, et que son amoureux l’avait mal pris et qu’il l’avait battu et qu’il se droguait et qu’il l’avait forcé à se droguer et que j’étais la plus gentille personne qu’elle ait jamais rencontrée.

Et puis le temps s’arrêta.

J’étais devenu le centre de gravité de l’univers. Les jambes de la fille que Buko, Tom et moi mations se décrochèrent de son corps et commencèrent à orbiter autour de moi. Julien sortit de mon whisky et s’éleva dans les airs. Toutes les personnes autour de moi avaient la tête du camé. Il pleuvait des chats noirs, des cadavres de chats s’écrasant sur le sol de la rue piétonne et explosant des tripes et du sang. Je commençais à brûler, mes mains prirent feu en premier puis mon corps s’embrasa entièrement. J’étais devenu une étoile. Je dus attendre quelques millions d’années pour exploser, puis me rétracter sur moi-même et devenir un trou noir. J’avais sa puissance : le Roi du Temps et le Maître de la Lumière s’inclinèrent devant moi. Je dévorais tout et plus rien n'avait d’importance, car j’allais démolir la fluctuation infinitésimale du rien qui m’avait créé.

Finalement la seule personne qui s’interposa devant ce projet était :

La folle.

Qui levait les bras. Inconsciente que j’allais,

lui mettre mon poing dans la figure,

Et lui casser les dents,

Et la battre à sang.

Devant les gens stupéfaits.

Et le forfait fut fait, les gens étaient choqués, certains commençaient à appeler la police et je regardai Bukowski. Il regarda la femme, devenue charpie, il finit son whisky, il m’observa et nous eûmes un grand fou rire.

Fin//__?

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