Dans la marge, juste à côté de

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Dans la marge, juste à côté de

Maintenant, je suis seule au monde, il parait. Je le suis, d'une certaine façon. C'est ce qu'on dit des orphelins et des orphelines, qu'ils sont seuls au monde. C'est étrange. Encore une formule qui m'interroge, sans arriver à être d'accord. Sur le coup. Seule au monde.

Je sors dans la rue. Des bruits, des corps en marche, en mouvement, des sonneries, des klaxons, des coups de freins, des éclats de voix. Le bruit des autres, bruit du monde. Des regards, des écarts, des frôlements. Seule au monde, ce serait le froid, l'inertie. Des néons, des gyrophares, des lueurs de fenêtres. Seule au monde, ce serait la nuit. Ce serait un monde sans Josefina, sans l'Italien, sans Olivia, sans Madame Bau, et maintenant sans Eléonore, cette grand-mère que je me brûle de rencontrer, de connaître, de frôler. Sur le coup. Seule au monde. Est-on jamais vraiment orphelin ? Est-on jamais vraiment seul ? Autre part que dans sa tête.

Et à la fois, est-ce que je n'ai jamais habité ce monde, autrement que depuis sa marge ? Dans cette solitude du bord de, où l'on est pourtant des tas à se le partager .

Je me rappelle de mes premiers cahiers, verts pour les sciences, jaunes pour la poésie, rouges pour le français, bleus pour les mathématiques, violets pour je ne sais plus, oui toutes les couleurs je me les rappelle. Tantôt bonbon, tantôt poison. Je me rappelle des rabats transparents, du buvard rose à glisser sous la main, de l'importance de la marge. Des écritures en rouge au dedans, des remarques, des exclamations, de l'espoir d'y voir de gentilles choses, de se confronter depuis la marge au regard, au jugement, et de là à soi-même et aux attentes de l'autre, et de là au monde. Tout cela se tient, se tricote et tisse l'histoire de mon parcours scolaire, celle d'une longue nuit noire traversée de quelques comètes.

À la petite école, déjà, j'avais peur de la masse. Jamais dans le milieu, dans le mouvement, la foule, en retrait, le long des murs qui sont aussi d'autres marges. Peut-être que c'était la première fois que je voyais des petits êtres qui n'étaient pas des adultes. J'en avais déjà vu, sûrement, mais de loin, alors disons plus justement que j'intégrais le monde des ces petits êtres en devenir, que j'y étais catapultée sans rien en connaître et qu'ils me faisaient autant flipper que des aliens. Ils avaient déjà leur code, leur hiérarchie établie, leurs jeux idiots, et je n'y comprenais rien à rien. J'essayais un certain temps, quand même, un temps de douches froides répétées, avant de renoncer. On aurait dit un documentaire animalier : les proies, les prédateurs, et puis la jungle elle-même. Un monde hostile.

Dès l'entrée, je les voyais, leurs papas, leurs mamans, et eux aussi ils les voyaient, mes Rosa, Carmen, Lucia...il y avait cela déjà, qui nous rendaient étrangers les uns aux autres. Peut-être que j'avais, que j'ai sûrement d'autres trucs d'habitante de la marge, mais je n'ai toujours pas compris lesquels. Compris ce qui me rendait étrangère. Peut-être aussi qu'aujourd'hui je m'en fous complètement, que la marge est ma terre, que je l'habite toute entière et qu'elle me suffit. Il en faut si peu pour se rendre étrangère, et ce "si peu" n'appartient hélas pas qu'à l'enfance.

Olivia, elle, était rousse. Oui, il en faut si peu pour se rendre étranger aux autres, et dans les codes des autres, plus petit que, plus grande que, trop ronde, pas assez carré, cheveux trop bouclés, peau trop hâlée, voix hésitante à la lecture, rougeurs et sueurs face aux pupitres. La jungle est impitoyable. Le moule non malléable. Le rang trop serré pour que chacun puisse s'y intégrer.

Olivia m'était sœur, voisine, compatriote de la marge. Vomie comme moi du rang.

Ca m'embête que l'on puisse penser que nous nous soyons juste trouvées pour cela, elle et moi, comme si nous n'avions guère eu le choix, mais tout dépend de comment on le raconte. Et je me le raconte bien plus grand, je déborde toutes les marges.

Je n'avais jamais vu de cheveux pareils à ceux d'Olivia, couleur feu, et longs et torsadés, et je voulais les mêmes exactement, et je le lui dis. Il n'y avait pas que ses cheveux qui étaient couleur de feu, son caractère l'était tout autant, ce qui nous sauva de toute persécution trop durable, même si on morflait quand même pas mal de temps à autre, un peu tous les jours. Durant le primaire, on essayait encore de raccrocher aux wagons du petit train-train du commun, puis ensuite au collège, ce fût différent tout en restant à peu près pareil. Mais on avait amélioré et même assez bien développé nos parades. Surtout Olivia. Elle avait les mots comme des épées, tranchants, bien aiguisés, et qui ne rataient jamais leur cible, aussi la stature pour dissuader, puis la posture, et la propension à lancer mains et pieds, pif, paf, baffes et coups dans les tibias, sans ciller. Au-delà de son feu intérieur, c'est pourtant la plus douce et gentille personne que je connaisse, mais voilà, elle a une théorie bien ancrée, un truc qu'elle répète parfois lourdement, les autres ne te feront que ce que tu les laisses te faire, alors moi je fixe les limites bien nettes ! Ce que j'approuve avec plus ou moins de réussite de mon côté, mais avec une haute maitrise de l'encaissement et toujours cet art de la fuite où j'excelle.

Je n'ai aucune nostalgie de tout cela, si je traversais le primaire comme un monde brutal, le collège fut juste un enfer supplémentaire où l'on devait en plus se coller en maillot quand je ne reconnaissais ni ne savais quoi faire de mon corps. Dans la plupart des profs, je voyais des enfants mal dégrossis qui portaient l'empreinte de la jungle et perpétuaient son sacre, quand ils avaient le grand pouvoir d'en faire autre chose et d'abolir, de couver, propulser chaque habitant et chaque habitante de la marge, abolir la jungle, détruire les marges, semer les graines d'un monde plus vaste. Mais est-ce bien juste ? Est-ce juste leur pouvoir possible ou celui de tout à chacun et nos yeux qui regardent ailleurs, nos bouches qui ne disent rien, nos mains qui balaient l'air en se disant c'est ainsi et ainsi soit-il .

Si j'ai honte, encore aujourd'hui, de mon épisode de fausse agonie sur le tapis, je me remercie encore de devoir porter cette honte pour toujours. Je n'aurais pas survécu si j'avais du en plus vivre cela jour et nuit, si je n'avais pas échappé quand venait l'heure du goûter, des mercredis après-midi, et des week-ends, des escapades d'avec mes parents. Je préfère imaginer cent messes avec Lucia qu'une seule nuit en internat à pétaouchnoque.

Il n'y a pas qu'Olivia qui m'a aidée à traverser la jungle. Josefina, aussi. Habitante de la marge par ses accents chantants, par son approximation de la langue bien qu'elle en parle trois autres, couramment, et ait apprise la nôtre en six mois, par sa même incompréhension et son refus qu'on m'inflige cela encore un cycle. Si bien que j'ai échappé à la suite du programme, mon parcours se poursuit à distance, et si j'ai abandonné ma carrière de confectionneuse de carnets de premières fois, c'est un autre premier amour qui chatouille mes doigts, et guide mes élans, vers toujoursplus de couleurs.

Cela a du sens, à la marge de. Dans le noir du deuil, du juste après, tirer vers le bleu, le jaune, le rouge, de tirer vers la vie.

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