6
En ouvrant les yeux, Gabriel mit un certain temps à se remémorer où il se trouvait. Puis il se rappela, et fut d'autant plus surpris en constatant que c'était la lumière du jour qui le réveillait de si bon matin. Toujours dans son lit au milieu du dortoir, dans le sanctuaire de l’Ordre Hovack au cœur du mont Eratar. Il enfila rapidement son pantalon et sortit de son abri de tissu pour voir d'où provenait cette clarté troublante, si profondément sous la roche. Les rais de lumière provenaient de puits étroits creusés dans le flanc de la montagne. Il les examinait quand une voix féminine le fit sursauter.
— Tu pourrais t'habiller correctement avant de sortir !
Gabriel se retourna et se retrouva nez à nez avec Ellohira.
— Oh, pardon. Je ne savais pas que...
La belle jeune femme éclata de rire.
— Ce n'est pas grave ! Je plaisantais, le rassura-t-elle. Plus sérieusement, dépêche-toi de finir de t'habiller et va manger. Nihyr a hâte de voir ce que tu vaux.
— Comment ça ?
— Eh bien comme il te l'a déjà dit, il y a de très fortes chances que tu sois un sifis, comme nous. Il veut voir ce que tu as dans le ventre.
— Mais je n'ai jamais dit que je voulais faire partie de votre Ordre ! se récria Gabriel, ne sachant pas encore ce que cela impliquait et gardant à l’esprit que sa priorité pour le moment c’était de retrouver Thomas, puis rentrer chez eux.
L’expression d’Ellohira, jusque là joyeuse, changea. Elle haussa les épaules, se retourna et s'en alla sans rien ajouter. Gabriel fut foudroyé par le mépris qu'il venait d’apercevoir dans ses yeux. Il s’habilla rapidement en bougonnant, prit un petit déjeuner léger, puis fit un passage éclair dans une des salles d'eau où il s'aspergea le visage. Devant lui, un vieux miroir piqué de rouille lui renvoya son propre air grognon. Ce n’était quand même pas un crime de vouloir retrouver son frère plutôt que de rester enterré dans cette montagne !
— Pour qui elle se prend, celle-là ? maugréa-t-il.
Gabriel pris soin de se calmer avant de retrouver Nihyr dans la grande salle qui le mena alors dans une pièce que Gabriel n'avait pas encore visitée. Quelques chaises sobres en bois et une table du même style purement fonctionnel occupait l’espace autrement vide, équivalent à un studio.
— Assieds-toi, l’invita tranquillement Nihyr en désignant une chaise proche.
Il en prit une pour lui-même et s'installa en face de Gabriel qui se sentait un peu nerveux.
— Détends-toi, continua Nihyr avec un sourire, il ne peut rien t'arriver de grave ici.
— C'est que je ne sais pas vraiment ce dont un sifis est capable. J'ai peur de ne pas réussir à faire ce que vous me demanderez.
— Ne t'inquiète pas. Je ne te demanderai rien d'impossible. Mais il est normal que tu n'y arrives pas tout de suite. Aucun de nous n'est devenu ce qu'il est aujourd'hui facilement. Nous avons tous beaucoup souffert et travaillé dur pour arriver là où nous en sommes.
— Avant de commencer, Nihyr, je voudrais que ce soit clair : mon objectif principal reste de retrouver mon frère et de rentrer chez moi.
— C’est parfaitement compréhensible, reconnu le sifis. Toutefois, peu de gens peuvent le chercher dans ce pays occupé par le Clan et nous sommes les mieux placés pour le faire. Si tu souhaites nous aider ou ne serait-ce que nous accompagner, tu dois être formé. Sinon, je serais obligé de te laisser sur le côté, ce serait bien trop dangereux. Tu comprends ?
— Oui, je voulais seulement qu’il n’y ai pas de malentendu entre nous, assura Gabriel, rassuré.
— Tu as raison de le préciser, même si j’en avais déjà conscience.
Nihyr marqua une très courte pause, puis reprit :
— Bien ! Tu vas commencer par essayer de vider ton esprit de toute pensée inutile. Tu dois te concentrer sur ce que tu dois faire, ici et maintenant. Je vais t'apprendre à enflammer l'air.
— On peut faire ça ? s'extasia Gabriel.
— Oui, nous le pouvons. Concentre toi. Tu dois ne penser à rien. Une fois que tout sera silencieux dans ton esprit, tu devrais ressentir une sorte de chaleur, principalement dans ta tête. Ensuite, laisse toi envahir par cette énergie. Ressens-là et laisse-la parcourir ton corps. Quand tu te sentiras prêt, tu devras la forcer à sortir. Fais comme si tu voulais pousser un objet très lourd avec ton bras. Ça t'aidera un peu.
Gabriel ne comprit pas bien l’explication, mais se plia néanmoins à l’exercice. Quand la sensation survint après de longues minutes, il fut si surpris qu'il en perdit sa concentration.
— Tu as ressenti quelque chose ? demanda Nihyr, voyant Gabriel rouvrir les yeux en tressaillant.
— Oui... C'est très étrange comme sensation. C'est comme si quelque chose de chaud passait dans mon cerveau.
— Alors recommence ; tu es en bonne voie. Mais cette fois ne perd pas ta concentration. Et jette ce quelque chose hors de ta tête.
Gabriel se concentra de nouveau, fermant les yeux et ratant ainsi le sourire satisfait qui se peignit sur le visage de son instructeur. Cette fois-ci, il retrouva la sensation plus rapidement. Il tenta de ne pas se déconcentrer, y parvint et tenta, comme Nihyr le lui avait dit, de lancer cette chose en avant. Son bras fit bien un geste, comme s'il voulait lancer une balle et la sensation disparut. Mais aucune flamme ne s'était manifestée.
— Recommence, ordonna simplement Nihyr d'un ton calme.
Gabriel recommença plusieurs fois, sans résultat. Après la cinquième tentative, Nihyr lui dit qu'il fallait accompagner la chaleur au travers de son bras. Comme si c'était évident ! Le garçon ne savait absolument pas comment faire pour accompagner quoi que ce soit dans son bras ou dans sa tête. Il se plia cependant aux recommandations du sifis, qui ajouta :
— Ce n'est pas quelque chose qui peut s'expliquer facilement avec des mots. C'est une sensation toute particulière. Unique. Le fait que tu l'aies ressentie aussi rapidement est déjà une belle victoire, crois-moi. Je ne m'attendais pas vraiment à ce que tu parviennes à faire plus aujourd'hui.
Gabriel se sentit presque insulté. En tout cas son ego le fut. Lui qui parvenait toujours à atteindre les objectifs qu’il se fixait, à réussir tout ce qu’il entreprenait. De la peinture à la musique en passant par la sculpture pour finir par l'ébénisterie, chaque fois il avait surpris tout le monde par son talent. Et il en était fier. Cet orgueil le poussa à faire un effort considérable. Il se concentra de nouveau, retrouva presque immédiatement cette sensation nouvelle et si particulière. Il la laissa cette fois devenir plus forte. Une image prit corps spontanément dans son esprit : celle d'un bon feu de cheminée ronflant.
Puis il accompagna cette sensation à travers son corps.
Cela se produisit en un instant. De l'intérieur de son cerveau, l'énergie descendit dans son bras comme un torrent, répandant une douce chaleur au passage, puis se concentra dans sa main avant d'être expulsée avec force. Son bras vibrait.
Nihyr émit un sifflement admiratif et un peu moqueur.
— Plutôt pas mal pour ton premier essai, dit-il, les yeux écarquillés de surprise, mais aussi pétillant de malice.
Gabriel n'avait pas simplement produit une petite flamme, il avait lancé un véritable jet de feu sur plusieurs mètres, au risque de causer des dégats considérables.
— Je crois qu'il va falloir travailler la maîtrise de soi et l'humilité en tout premier lieu, ajouta Nihyr avec un sourire ironique. Recommence. Un peu plus calmement, cette fois. Et essaie de maintenir le flux plus longtemps.
Gabriel passa toute la matinée à multiplier les exercices, suivant à la lettre les instructions de Nihyr : un peu plus fort, un peu moins, plus longtemps. Et Gabriel s'exécutait avec une grande précision. Il se sentait surexcité. Détenir un tel pouvoir, c'était extraordinaire ! Il se surprit à se comparer à quelques super-héros nés de l'imagination des hommes, dans son monde.
— Que puis-je apprendre d'autre ? demanda t-il après avoir produit une magnifique mini-tornade de feu, parfaitement contrôlée. Je suppose que vous pouvez faire tout un tas d'autres choses, non ?
— Exact, répondit Nihyr. Mais pour le moment, nous allons manger et boire. Si tu continues comme ça, tu vas être tout sec avant ce soir.
Gabriel eut la vague impression que Nihyr ne plaisantait pas.
— Comment-ça tout sec ?
— Chaque fois que tu utilises les courants, dans notre cas, celui qui se nomme le Flux, ton corps perd une infime quantité d'eau et d'autres choses. Tu te sentiras vidé ce soir, à coup sûr. Le contre-coup met un certain temps à venir. Et comme c'était pour toi la première fois, tu risques d'avoir des courbatures assez sévères.
Ils se rendirent donc tous deux dans la grande salle, où déjeunaient déjà les autres. Gabriel se rendit compte qu'il avait faim. Très faim même. S'installant à côté d'Urfis, il commença à vider les plats tout en écoutant ce que racontait son voisin de table, décidément du genre bavard. Nihyr alla s'entretenir à voix basse avec Juanee et Arpe, un peu plus loin.
— Alors ? demanda la doyenne de l’Ordre.
— Il est absolument incroyable, répondit Nihyr sans hésitation. Aucun de nous n'a appris aussi vite. Il a accompli en une matinée ce que nous mettions des jours à comprendre. Voire plusieurs semaines. Son âge joue certainement, mais ça reste impressionnant.
Juanee approuva, puis ajouta :
— Vous avez sans doute constaté vous aussi, que depuis un certain temps, nos pouvoirs se sont renforcés. C'est comme si le Flux devenait plus puissant et plus stable.
Elle réfléchit un instant avant de poursuivre :
— Ça n'explique pas tout, bien sûr. Mais s'il est doué, son âge et cette modification dans le Flux ne peuvent qu'en faire un allié de poids.
— Et il me semble plutôt sympathique, ajouta Arpe en regardant Gabriel dévorer un morceau de volaille tout en buvant les paroles d’Urfis qui lui parlait des animaux extraordinaires du pays.
— Nihyr, il t'a dit s'il comptait nous rejoindre ? coupa Juanee.
— Non, nous n’avons pas encore abordé le sujet. Mais il fournit de gros efforts. Je pense que quelque chose le pousse à faire ses preuves parmi nous. Il veut réussir. Après, je ne sais pas pourquoi exactement il fait preuve d'autant d'acharnement.
— Mais tu as ton idée, n'est-ce pas ? demanda Arpe, un sourire entendu au coin des lèvres.
— Bien sûr ! Pour qui me prends-tu donc ? rétorqua Nihyr avec un air faussement vexé. Il y a plusieurs choses que j'ai comprises ou ressenties. D'abord il veut retrouver son frère, pour ça, il doit se dire qu'il lui faut devenir plus fort, avoir des relations. Nous lui en offrons les moyens. D'autre part, il ne me semble pas habitué à échouer en quoi que ce soit et son orgueil le pousse à la réussite. Il souhaite toujours trouver un moyen de rentrer chez lui aussi. Et il y autre chose…
— Quoi donc? demanda Juanee.
— Je ne sais pas trop, admit Nihyr. C'est assez neuf en lui et très profondément enfoui dans son esprit pour le moment, mais c'est plutôt fort. J’ignore s'il en est conscient ou s’il refoule ce sentiment.
— Eh ! Regardez ! cria Urfis, interrompant leur discussion.
La main tendue, il attirait vers lui une bouteille ventrue sans la toucher. Elle traversa une bonne partie de la table en glissant sur le bois sombre avant de terminer sa course dans la main du colosse. Il se mit à rire, se versa une bonne quantité du liquide pâle qu'elle contenait et l'engloutit aussitôt. Ellohira le félicita, Eréline applaudit bruyamment. Les quatre autres se contentèrent de regarder, amusés.
L'après-midi fut tout aussi excitante que le matin pour Gabriel. Maintenant qu'il maîtrisait plutôt bien ce qu'il avait appris, il devait approfondir ses connaissances et effectuer ses exercices différemment.
— Le geste n'était là que pour t'aider, lui expliqua Nihyr. Tu dois parvenir maintenant à faire jaillir l'énergie directement de ton esprit. Ainsi tu pourras utiliser tes membres pour autre chose.
Gabriel s'exerça pendant plus d'une heure. Il pouvait maintenant faire jaillir des flammes partout dans la salle, les contrôlant toujours aussi bien.
— Excellent ! s'exclama Nihyr après un moment. Je vais te rendre la tâche un peu plus difficile. Suis-moi !
Ils sortirent de la salle et se rendirent dans une autre, juste à côté. Nihyr se dirigea droit vers le mur du fond et saisit deux sabres d'entraînement.
— Ces sabres sont tout à fait semblables à ceux que nous utilisons pour nous battre ; même poignée, même matériaux, même poids et même équilibre. Seule la lame est différente. Nous ne nous blesserons pas avec, elles ont subi un traitement spécial et ne sont pas affûtées. Par contre ce sera douloureux tout de même si jamais je te cogne les doigts.
— Je ne sais toujours pas me servir d'un sabre, rappela Gabriel.
— Je le sais très bien. Je vais t'apprendre d’abord quelques bases, ensuite nous commencerons les exercices.
Nihyr apprit à Gabriel comment bien tenir son arme, comment parer et attaquer, quelques positions de base, l’importance de la stabilité de ses appuis et comment bien se déplacer sans s’emmêler les pinceaux.
— Ce sera suffisant pour le moment, déclara t-il après environ une heure. Nous ne sommes pas là pour te transformer en une fine lame. Pas pour l’instant. L’art de l’escrime est important, dans l’Ordre, mais il faut bien reconnaître que face à un dragon, ce n’est pas d’une grande utilité. Concentre toi tout en gardant les yeux ouverts. Reste attentif à mes gestes et garde également ton exercice en tête : tu dois allumer toutes les torches dans la salle, une à une, de gauche à droite devant toi. Puis les autres, de droite à gauche, derrière toi. Compris?
— Compris, affirma Gabriel l’air déterminé.
Le reste de la journée fut consacré à cet exercice. Gabriel, après quelques coups reçus sur les phalanges, ne parvenait plus très bien à se concentrer. Les torches devant lui brûlaient toutes avec entrain. En revanche, les autres derrière lui restaient désespérément éteintes. Gabriel ressentait une grande difficulté à faire jaillir des flammes à un endroit qu'il ne voyait pas.
Nihyr stoppa l'entraînement juste un peu avant le souper. Gabriel dégoulinait de sueur et ses doigts lui infligeaient un véritable martyr.
— Va te laver et rejoins-nous pour dîner. Tu as bien travaillé, le félicita son professeur.
— J'ai échoué vous voulez dire, rétorqua Gabriel sombrement.
— Je ne m'attendais pas à ce que tu allumes autant de ces torches, même après les bonnes surprises que tu m'as données ce matin. Demain, je te ferai travailler un peu sur tes points faibles et nous recommencerons cet exercice. Je suis très content de toi, vraiment. Maintenant file !
Gabriel rangea son sabre et s'en alla se laver. En sortant pour aller dîner, il se retrouva nez à nez avec Ellohira, qui sortait elle aussi d'une salle de bain, les cheveux encore mouillés.
— Tu t'es entraîné dur aujourd'hui, non ? demanda-t-elle, l’air légèrement contrit.
— Oui... répondit Gabriel en essayant de dissimuler ses doigts bleuis et douloureux.
Ellohira s’en aperçut et le considéra avec étonnement.
— Ne me dis pas que tu es déjà passé dans la deuxième salle ? s'exclama-t-elle.
— Si, pourquoi ?
— Je rêve ! J'ai mis plus d'une semaine avant d'y entrer. Je serai presque jalouse tu sais ? ajouta-t-elle en souriant.
Puis elle prit les mains de Gabriel dans les siennes.
— Qu'est-ce que... ?
— T'inquiète pas. Mon père est guérisseur à Azulimar. J'ai hérité d'un peu de son don. C'est très rare paraît-il chez les sifis.
Gabriel ressentit une vague de chaleur parcourir ses doigts et la douleur commença à faiblir peu à peu.
— Je voulais te présenter mes excuses, dit-elle en évitant de le regarder dans les yeux, visiblement gênée et un peu nerveuse.
— Pour quelle raisons ? demanda Gabriel, surpris.
— Pour mon attitude de ce matin. Tu débarques dans un endroit inconnu qui doit te paraître très étrange, tu perds ton frère, te fais aggresser par un har-lin et je trouve encore le moyen de te juger. Je suis désolée.
— C’est déjà oublié, répondit Gabriel.
Ses mains ne le faisaient plus souffrir et Ellohira les lui lâcha. Il en éprouva un vague sentiment de regret.
— Tu pourras manger tranquillement comme ça. La douleur reviendra avant l'heure du coucher, mais demain tu devrais aller mieux.
— Merci, Ellohira.
— Ce n'est rien. Bientôt tu pourras soulager ta douleur tout seul, au rythme où tu avances. Nihyr devrait bientôt t'apprendre les techniques d'auto-guérison.
— Je croyais que c'était très rare ? s'étonna Gabriel.
— Non, parvenir à soigner les autres est rare. Mais nous tous ici savons très bien nous guérir nous même. J'ai déjà vu Urfis une fois refermer une blessure longue comme mon bras et plutôt profonde en quelques minutes !
Gabriel voulut immédiatement apprendre comment faire, mais pour le moment, il avait faim et rien d'autre ne comptait. Et après réflexion, il n'avait pas tellement envie de s'ouvrir la peau, même pour apprendre à la refermer.
— Euh, Ellohira ? Je peux te demander quelque chose ?
La jeune femme acquiesça, curieuse.
— Je n'ai pas osé demander à Nihyr. C'est à propos de Marli. Qu'est-ce qui lui est arrivé au juste ?
Ellohira lança un regard inquisiteur vers Gabriel.
— Pourquoi tu me demandes ça ? Tu as remarqué quelque chose ?
— Je ne sais pas trop. J'ai eu l'impression qu'elle a vécu des choses très tristes. Chaque fois que je la vois, je me sens bizarre, comme... Déprimé. Je sais que ça ne vient pas de moi, mais d'elle.
Ellohira soupira et leva les yeux aux ciel, tout en affichant un léger sourire désabusé.
— Et en plus tu serais un peu Remiem sur les bords ! s’exclama-t-elle.
Gabriel ignorait le sens du mot, mais n’eut pas le temps de demander des précisions qu’Ellohira poursuivit, d’un ton soudain très sérieux et confidentiel :
— Écoute, être membre de l'Ordre peut se révéler dangereux. Marli l'a appris dans la douleur. Elle a perdu son mari et son fils, le même jour. Ils ont été tués par un dragon il y a environ vingt ans. Évite d'aborder le sujet. Ça lui ferait du mal. D'accord ?
Gabriel acquiesça en silence, un peu choqué par cette révélation. Comment pouvait-il ressentir le profond mal-être de quelqu'un qu’il connaissait à peine ? Ils se rendirent tous deux au dortoir sans échanger un mot. Et puis soudain, Gabriel réalisa quelque chose, à propos d’un point bien particulier : Marli semblait avoir à peine trente ans. Comment pouvait-elle avoir perdu son mari et son fils vingt ans auparavant ?
Après une nouvelle nuit de sommeil et une nouvelle journée d'entraînement, Gabriel se sentait changé. Il ressentait en permanence cette sensation étrange au fond de sa tête, ce Flux comme l’appelaient Nihyr et ses compagnons, comme une présence bienveillante lovée en lui.
— Veux-tu devenir l'un des nôtres? lui demanda un peu abruptement Nihyr à l'issue de la séance, alors qu’il verrouillait derrière eux la salle d’escrime. Refuse, je t'emmène où tu le désires et je disparais de ta vie. Tu pourras cependant revenir sur ta décision plus tard si le cœur t'en dit. Dis-moi également si tu préfères réfléchir à la question encore un moment. Mais sache bien une chose : une fois engagé, aucun retour en arrière ne sera possible. Tu devras prêter serment et tu resteras toute ta vie un membre de l’Ordre, quoi qu’il arrive.
Gabriel ne réfléchit même pas avant de répondre. Sa décision, il l'avait déjà prise :
— J'accepte. Je dirais même que j'en ai envie.
— J'ai une question cependant, tempéra Nihyr. Pourquoi ?
— J'ai compris qu'être un sifis représente une grande chance et qu’être membre de votre Ordre est un bon moyen pour moi d’avancer vers ce que je désire : retrouver mon frère et peut-être rentrer chez moi.
Après un silence, il ajouta :
— J'ai également conscience que c’est une grande responsabilité et un honneur. Je n'oublierais pas ce que vous m'avez dit : être un Hovack, c'est être au service des autres avant tout. Et qu'il n'y a pas d'option marche arrière.
Nihyr sourit. Gabriel avait répondu avec franchise. Retrouver son frère restait sa grande priorité, mais il n'oublierait pas non plus son engagement.
— À partir de maintenant Gabriel, tu es donc un élève de l'Ordre. Je me suis déjà mis d’accord avec les autres maîtres et serais ton enseignant pour le moment. Tu ne dois jamais manquer de respect à un autre membre, qu’il soit maître ou élève. Compris?
— Compris.
— Et encore une chose.
Gabriel plongea son regard dans celui de son professeur, soudain étrangement sérieux. Il saisit un étrange sentiment dans les yeux bleus de Nihyr.
— Quoi-donc ? demanda-t-il, un peu inquiet.
— Essai de ne plus me vouvoyer, je me sens vieux quand tu fais ça.
Gabriel se mit à rire de bon cœur et promis de s'en rappeler.

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