34 - FIN

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— Quoi ?

— Je m’appelle Mishkar, et j'étais l'un des vôtres, il y a longtemps. Je ne survivrais plus très longtemps, alors laissez moi parler. Vous ferez ce que vous voudrez ensuite.

Il toussa et du sang coula au coin de ses lèvres. Son bras commença à saigner aussi. Contre le mur près de l’entrée, Galdrill se releva péniblement, aidé par deux sifis d'Auhongar. Ellohira suait à grosses gouttes, preuve que le roi revenait de loin.

— J'étais un jeune élève, un imbécile, continua le dénommé Mishkar. Peu importe les détails. Sache seulement que peu après la Division, les premiers sifis se réunirent dans ce sanctuaire. C'était beau, à l'époque. Je faisais partie d'une des premières générations d'élèves. J'avais un maître talentueux, mais sévère. Et je me suis rebellé. Je me suis laissé envahir par le ressentiment, ne comprenant pas que ses remontrances devaient me mener sur le bon chemin. Je l'ai défié, et j'ai perdu. Selon nos lois, je devais partir, abandonner la communauté et l'oublier. Mais je n'y parvins pas.

Il eut à ce moment un mouvement involontaire qui n'eut pour effet que d'aggraver sa blessure. Il cracha un flot de sang, s'étouffant presque.

— Il se bat, dit-il pour lui-même, à voix basse.

— Qui se bat ? le questionna Gabriel. Qu'est-ce que vous me racontez ?

— J'y viens, continua le mourrant. On ne savait pas exactement comment s'était produite la Division. Ou la Séparation, la Déchirure, peu importe. Je suis parti d'ici et, grâce à ma longévité et ma force, je me suis bâti une solide réputation, au dehors. Une mauvaise réputation. Après de longues années, j'ai percé de nombreux mystères en rapport avec le Flux et les courants. Un jour, aveuglé par ma suffisance, j'ai tenté de franchir les frontières noires. Personne n'en était jamais revenu à ce qu'on disait. J'en suis revenu. Là-dedans règne une terreur sans nom. Les frontières sont les restes de la créature qui a provoqué la Division : Neant.

— Qu'est-ce qu'il raconte ? demanda alors Juanee en s'approchant de Gabriel. Ne l'écoute pas. Tue-le.

— Une minute de plus ne vous coûtera pas grand chose, argumenta le sifis transpercé. Où en étais-je ? demanda-t-il.

Ses yeux devenaient vitreux et il semblait vieillir d'une dizaine d'années à chaque seconde qui s'écoulait.

— Les frontières noires. Vous en reveniez, lui rappela Gabriel et l'intéressé fit une grimace.

— Oui, les frontières... J'ai scellé mon destin en m'y rendant. J'ai rencontré mon hôte, là dedans. Neant était vaincu. Ce nom je l'avais déjà entendu. Personne n'en parlait volontiers et chaque fois que je l'entendis, il fut prononcé à voix basse. Mais cette voix dans ma tête, elle le disait avec fierté. Elle clamait son lien avec cet être. Je tombais peu à peu dans son piège : la voix m'avait séduit. Elle me promettait une revanche sur mon maître, elle me promettait un pouvoir plus grand que tout ce que je pouvais imaginer. Je fus assez stupide pour la croire.

Mishkar ressemblait à présent à un vieillard. Il marqua une pause, expulsant le sang qui lui remplissait la bouche et les poumons petit à petit. Il se ratatinait à vue d’œil.

— Mais je me suis trompé. Je suis revenu dans ce sanctuaire et j'ai défié mon maître à nouveau, ma victoire équivalant à une réintégration au sein de la communauté. J’étais certain de vaincre. Pourtant, je fus vaincu pour la seconde fois. Mon ancien maître s'avança vers moi et me tendis la main, afin de m'aider à me relever. La chose en moi n'avait pas tenu parole : j'avais encore perdu. Mais elle prit le contrôle de mon corps à cet instant, et Il tua mon maître. Sous le choc, mon esprit fut affaibli et la chose renforça son emprise sur moi. Elle massacra plusieurs sifis avant de s'enfuir. Plusieurs années de plus passèrent et je ne parvins jamais à reprendre le contrôle de mon corps. Les autres me poursuivirent, mais cette chose ne baissait jamais sa garde et elle gagnait en force à travers moi. Je fus écrasé durant une éternité par cet être répugnant, emprisonné dans mon propre corps. Méfiez-vous de lui, car il n'est pas mort. Lorsque je cesserai de vivre, il sortira.

— Qui sortira ? Dis-moi ! le pressa Gabriel.

— Il dit être Fléau, un des frères de Néant. Il est Fléau, je le sais car je partage son esprit depuis longtemps. Ses frères sont bel et bien morts, mais lui, il a échappé à ceux qui ont détruit Néant et provoqué la Division. Archanes, Lian et surtout… Na…

Mishkar vomit un flot de sang et sa peau sembla se muer en une couche de tissus morts, déjà en train de partir en poussière.

— Que faire pour le détruire ? le pressa Gabriel.

— Je ne sais pas. Ce secret, il ne le détient pas lui-même. Il n'est pas très heureux que je dévoile cette histoire et que je le retienne en moi contre son gré. Pour une fois...

Galdrill, qui se tenait légèrement en retrait, l'épée à la main, s’avança. Il craignait que cet être en train de se dessécher devant lui ne rende l’âme avant d’avoir répondu de ses actes.

— Seigneur du Clan, des Dragons ou de que sais-je encore ; pour les crimes que tu as commis, nos peuples ont décidé de te mettre à mort.

— C'est inutile, rétorqua Mishkar avec un rictus qui lui fit vomir une bouillie sanguinolente. Moi, je suis déjà mort ! Ne le voyez-vous pas ? Méfiez-vous de ce qui est en moi, plutôt. Il... Il est plus dangereux dehors que dedans.

Sur ces derniers mots, la vie quitta le corps ratatiné de Mishkar et aussitôt quelque chose déferla hors de lui. Une énergie qui prit la forme d'un nuage de fumée noire, qui se mua lui-même en un corps entièrement noir et vaporeux, une silhouette vaguement humaine. Une voix, un gargouillement, s'éleva dans la pièce :

— Une sacrée perte, ce conteneur.

La silhouette s'approcha de l'autel et l'orbe noir se mit aussitôt à rougeoyer et à siffler, comme doué d'une vie propre et manifestant ainsi son désaccord. Une forme jaillit de l'orbe, une forme noire, visqueuse. Un cri rauque et inhumain vint de cette forme qui devint en quelques instants sous les yeux des sifis et de Galdrill médusés une réplique parfaite de l’Émissaire.

— Pas lui, pas encore... soupira Gabriel.

— Vous ne pouvez pas vous dresser contre mon pouvoir ! rugit la forme noire d'une voix aussi puissante qu'un grondement de tonnerre.

La réplique de l’Émissaire fondit sur Gabriel.

— Comme on se retrouve, ricana l’Émissaire.

Non, ce ne pouvait pas...

— Comment va ton ami aux cheveux gris ? persifla-t-il encore.

Pas de doute possible. Il s'agissait bien là de l’Émissaire, celui qui, un peu plus tôt, avait envoyé Nihyr aux portes de la mort.

— Nous t'avons tué une fois, gronda Gabriel. Et je dois dire que je ne me sentais pas complètement satisfait. Te tuer une seconde fois m'apportera sans doute un plus grand soulagement.

Le har-lin découvrit ses dents en une grotesque imitation de sourire. Puis il engagea sérieusement le combat contre son adversaire.

Derrière eux, la silhouette noire continuait de donner vie à d'autres de ses serviteurs qui se jetaient sur les sifis. Bientôt, il n'y eut plus dans la pièce que le bruit d'un combat acharné, le bruit des armes découpant la chair des har-lins désarmés. La forme sombre sembla pourvoir à ce manque. De nombreux ennemis furent soudain armés de ces mêmes armes noires et disproportionnés qu'ils arboraient d'habitude. Les quelques combattants seraient bientôt submergés. Marli, toujours réfugiée à l’ombre des colonnes, se hâta à l’extérieur pour appeler en renfort les autres sifis jusque là restés à l'extérieur. Ils tardèrent pas à entrer dans le temple et se joignirent à la bataille.

L'orbe sur l'autel chuintait, sifflait, grondait et se mua bientôt en un tourbillonnant orage rouge, éclairant la forme vaporeuse de Fléau qui emplissait la salle d’un ricanement aussi sournois que terrifiant. L’orbe vomissait des flots de la substance noire qui se muait en har-lins et ceux-ci se jetaient sur leurs adversaires comme des automates, avec une sauvagerie folle. Mais bientôt, l'orbe émit un son assourdissant, comme le BANG supersonique d'un avion. Sa surface devint alors totalement noire. L'air autour de lui sembla lui aussi s'obscurcir et dans la mêlée, Gabriel entendit distinctement la voix gargouillante de la chose noire éructer des imprécations. Le nombre de har-lin commença à décroître. Gabriel affrontait toujours l’Émissaire. Un jeune sifis fraîchement arrivé dans le temple surgit soudain pour lui venir en aide. Déjà en difficulté, l’Émissaire tenta de se désengager mais cela provoqua une ouverture. Une faille infime dans sa défense, dans laquelle Gabriel s'engouffra comme un torrent. D’un coup de sabre vif comme la foudre, le jeune homme trancha le bras d’épée de son ennemi, le second dans la foulée. La créature feula comme un animal acculé et cette expression se figea sur sa face lorsque sa tête fut détachée du reste de son corps. Gabriel se jeta aussitôt vers la forme noire restée devant l'autel. Son sabre la traversa sans la toucher et il fut emporté par son élan derrière l’autel. Il fit volte-face et réalisa, trop tard, qu’il se retrouvait isolé. La chose avança vers lui. Il n'eut pas le temps de se dégager car un bras, ou plutôt un tentacule, l'agrippa à une vitesse folle. Une douleur inconcevable déferla dans tous ses membres, comme si son sang s’était soudain mis à bouillir. La chose l’enveloppa tout entier. Un cri d'horreur retentit dans le temple. Ellohira appelait à l’aide.

Gabriel souffrait terriblement. Il se sentait comme englué dans du goudron brûlant. Sa souffrance augmentait de seconde en seconde et il crut devenir fou de douleur. Il sentit son corps être emporté, vit qu'il sortait du temple malgré les miasmes noirs qui lui voilaient la vue. Les sifis abattaient les derniers har-lins et tentèrent en vain d’approcher la forme noire qui emmenait leur camarade. Fléau progressait sans entrave.

— Faites quelque chose ! hurla Ellohira, désespérée.

La forme sombre survolait désormais le lac de lave, empêchant toute poursuite. La pauvre jeune femme resta au bord, impuissante, entourée des autres qui cherchaient en vain une manière d’aider Gabriel. Des sifis courraient pour tenter de contourner l’étendue en fusion des deux côtés, mais la forme vaporeuse de Fléau s’immobilisa au centre du lac, loin de tout point d’appui. Une vibration sourde parcourut la caverne. Gabriel, en proie au tourment, se voyait mourir. Il aperçut quelque chose, une ombre ou un chatoiement d’air, qui tombait du plafond. Une voix assourdie atteignit ses oreilles, sans qu’il comprenne ce qu’elle disait ni sans la reconnaître. Une main s’accrocha à son poignet, une main à la poigne d'acier. Les os de son avant-bras craquèrent sous la pression et une nouvelle douleur s'ajouta aux précédentes. Quelqu’un l’avait rejoint dans la tourmente. Tout vacilla alors, la caverne rougeoyante fut engloutie dans un tourbillon de ténèbres orangées.

Ellohira, qui observait la scène sans pouvoir rien y faire, fut balayée par une onde de choc et elle manqua finir dans la lave. Les cris de plusieurs malheureux tombés dans la roche en fusion résonnèrent dans la caverne, avant de mourir rapidement. Derrière, dans le temple, on aidait les blessés. Juanee, Galdrill et Guéry se tenaient au-dessus dela dépouille de Mishkar, réduite à un amas informe. Même ses os se décomposaient à vue d’œil dans le sac de cuir que formait dorénavant sa peau.

— Le vaincre nous aura coûté beaucoup, observa Galdrill d'un ton las.

— Je ne suis même pas sûre que nous l'ayons vaincu, répliqua Juanee, abattue. Tout juste chassé.

Elle regardait Ellohira au dehors qui se tenait debout au bord du lac de lave. Son cœur se déchira lorsqu’elle l'entendit hurler de désespoir en s’effondrant à genoux.


Fin du premier tome.

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