Chapitre 7 (3/3)

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Puis Méaglim défia Norgar, et Arvak prit le temps de souffler.

Le colosse constituait un cas à part dans leur troupe d’amis. Il était l’aîné de quelques années, et le seul qui n’eût pas fait d’études. Par la corpulence, Méaglim tranchait aussi fortement avec les autres. Norgar, Arvak et Eliwyl avaient une carrure assez svelte, Arvak était plutôt petit, Norgar le dépassait mais de peu. Méaglim quant à lui avait un physique hors norme, et pas seulement au regard du groupe. Il était très grand, large d’épaules et maniait une grande épée à deux mains, propre aux combattants du Grimstadir, et qu’ils appelaient zweihänder.

Contrairement à ses trois compagnons d’armes, Méaglim n’avait pas étudié l’art de l’escrime d’une façon très avancée. Games Gandar avait été brièvement son mentor lorsqu’il était arrivé à Mralèm en compagnie de sa demi-sœur Eliwyl, mais il n’avait révélé aucun talent, ni pour l’étude ni pour l’escrime. Ses maîtres d’armes avaient rapidement désespéré de lui enseigner aucune notion et ils l’avaient traité pour ce qu’il était à leurs yeux, un élève des plus médiocres. Pourtant, Games Gandar avait cru en son potentiel. Il travaillait alors dans les écuries du roi. Là au contact des chevaux, il avait démontré qu’il apprenait vite et bien, pour peu qu’il trouvât du sens à un enseignement.

Le savoir livresque, l’érudition, la rigueur scolaire, n’étaient pas dans le tempérament de Méaglim, il avait besoin de pratiquer pour comprendre, de vérifier par lui-même. Quand Games Gandar le comprit, il encouragea ses maîtres d’armes à l’initier au maniement de la zweihänder. C’était une arme presque une fois et demie plus grande que celle que maniaient Arvak et Norgar. Dans les espaces étroits, elle montrait ses limites, en revanche en espace découvert ou contre de multiples adversaires, elle était d’une violence redoutable.

Son poids en rendait le maniement difficile mais Méaglim y excellait. Avec une arme aussi lourde, la force brute ne suffisait pas seule, il fallait au contraire jouer de l’équilibrage de l’arme. Arrêter l’arme dans sa course était une perte d’énergie inutile, l’immobiliser pour la mettre en mouvement l’instant d’après l’était tout autant. Pour frapper, changer de trajectoire, ramener l’arme à soi, il fallait jouer du tournoiement de l’épée, envoyer le poids de l’arme, la garder en mouvement pour qu’elle fût disponible. Cela demandait beaucoup de souplesse dans les poignets et les épaules, beaucoup de sensibilité aussi. Il fallait conserver perpétuellement un mouvement et une énergie fluides, rediriger et canaliser plutôt que soumettre par la force. Alors le poids de l’arme devenait un atout sans être un handicap, il augmentait la puissance de frappe, et Méaglim profitait de l’allonge prodigieuse de sa lame.

Il excellait dans cet art qui demandait davantage de sensibilité que d’érudition. Il devait ressentir le poids de l’arme, son inertie, sa direction, pour en jouer et garder son arme disponible. En combat Méaglim avait une approche uniquement intuitive, ses connaissances de l’art étaient très rudimentaires, mais il avait un sens inné du combat et savait employer sa force, sa carrure et sa finesse pour prendre l’avantage.

Face à quelqu’un comme Norgar, qui avait un tel niveau de maîtrise technique, Méaglim se sentait rustre et primitif. Cela le poussait à donner le meilleur de lui-même. Il ne voulait pas être un poids mort. Il savait que Norgar, Eliwyl et Arvak avaient besoin d’adversaires à la hauteur pour progresser et se perfectionner, et Méaglim ne voulait pas être un frein pour eux. Entre eux, nul ne s’appliquait autant ni ne déployait une telle énergie pour donner le meilleur de lui-même.

Arvak ou Norgar n’étaient pas toujours au mieux de leurs capacités. Parfois, leur état d’esprit n’était pas bon, ou bien ils n’avaient pas suffisamment de volonté. Mais Méaglim se sentait tellement loin de leur niveau qu’il était toujours face à eux au maximum de ce dont il était capable. Il voulait qu’ils puissent affronter un adversaire qui les ferait progresser, et il était convaincu que pour leur offrir cela il devait se surpasser.

En vérité, bien que ses connaissances fussent intuitives et non scolaires, Méaglim était loin d’être mauvais.

Pour Arvak et Norgar, Méaglim était un adversaire des plus menaçants et contre lui, ils n’étaient jamais sereins. Lorsqu’ils l’affrontaient, ils savaient qu’ils combattaient quelqu’un qui donnait tout ce qu’il avait, et ils devaient s’élever au même niveau de détermination pour espérer l’emporter. Ils ne pouvaient se reposer sur leurs acquis, car Méaglim improvisait loin des sentiers battus, était insensible à leur attitude menaçante, à leurs manigances d’experts bretteurs, et se battait jusqu’à la mort.

Enfin, Méaglim avait une allonge bien supérieure à celle de ses partenaires, par son arme mais aussi par sa taille, de sorte qu’il mettait Norgar ou Arvak dans une situation nécessairement inconfortable. Ils devaient approcher pour espérer l’atteindre et Méaglim en profitait, soit pour lancer une attaque de très loin, soit pour se précipiter au corps à corps dans une charge dévastatrice.

En combat réel, il utilisait ses poings et ses pieds presque autant que son épée, et personne ne se relevait indemne d’un coup de poing de Méaglim à pleine vitesse.

Ici à l’entraînement, il modérait sa force, d’autant qu’avec une épée en bois, plus légère que son arme habituelle, il ne percevait pas aussi bien le poids de son arme qu’avec une lame réelle, et il avait toujours peur de blesser ses partenaires en frappant avec trop de force.

Face à lui, Norgar n’en menait pas large. Avancer était dangereux, rester immobile était dangereux, Méaglim était trop brute pour être sensible aux subtiles manipulations de Norgar, et quand bien même il le prenait au piège, celui-ci s’y engouffrait avec la fureur d’un sanglier traversant une palissade de paille. Face à lui, Norgar expérimentait la peur, primitive, brutale, telle qu’il l’avait parfois ressentie à la Frontière lorsqu’un lycan furieux se dressait devant lui et fonçait de toute sa puissance.

Toutefois, Norgar avait de l’entraînement, ils s’affrontaient depuis de longues années. Il prit sur lui pour maîtriser sa peur et sut garder sa forme propre et académique. Tant qu’il y parvenait, il pouvait prendre l’avantage, car les assauts de Méaglim semblaient prévisibles à son regard de fin stratège. Mais il devait être au top de ses capacités, car la férocité de Méaglim ne lui pardonnait aucune erreur.

Ils emportèrent tous deux plusieurs assauts exemplaires et arrêtèrent le combat au bout de quelques minutes. Méaglim était le plus essoufflé des deux :

— J’ai fait de mon mieux, s’excusa Méaglim.

— Tu m’as bien cassé la gueule, oui, reconnut Norgar sans honte.

— C’était vachement bien ! le félicita Arvak.

Méaglim avait du mal à trouver des qualités à son escrime quand il voyait celle de Norgar, aussi il fut très reconnaissant des compliments. Arvak trouvait qu’il avait bien souvent trop peu d’estime pour ses qualités.

Il le défia à son tour.

Il adorait se battre contre Méaglim.

Quand il voyait son immense stature se dresser devant lui et sa lame plonger dans sa direction, son sens de danger entrait immédiatement en alerte, les battements de son cœur accéléraient, son cerveau passait à la vitesse supérieure. Méaglim se donnait toujours à fond et, quand il l’affrontait, Arvak se calait immédiatement sur cette intensité. Il adorait l’état d’esprit de Méaglim, son énergie, sa générosité. Il savait qu’il ne faisait rien de tout ça pour lui-même, mais pour voir des personnes qu’il estimait progresser. Et Arvak ne trouvait rien de plus motivant. Méaglim les tirait tous vers le haut.

Entre eux le combat prit une tournure joviale. Arvak félicitait Méaglim de lui avoir administré un coup particulièrement bien ajusté, et ces encouragements donnaient encore plus envie à Méaglim de se donner à fond. Il y avait de la bonne humeur et du jeu dans leur échange et, lorsqu’ils furent tous deux essoufflés et qu’ils cessèrent leur affrontement, ils riaient aux éclats.

Pendant qu’ils s’asseyaient à l’écart pour refaire le combat, Arvak vit que la cour s’était entre-temps remplie de spectateurs, dont certains commençaient à s’échauffer en attendant que la cour se libère. Il avait affronté chacun de ses compagnons et il leur faudrait bientôt laisser la place à d’autres amateurs d’escrime. Il ne restait plus que deux combats à Eliwyl pour qu’ils se soient tous rencontrés les uns les autres, Arvak ne comptait pas en perdre une miette.

Eliwyl et Norgar se placèrent en garde dans la cour.

La jeune femme appréciait le côté très académique de Norgar car, comme lui, elle admirait la beauté et la pureté du geste de certaines formes. De plus, Norgar n’avait pas étudié à la même école qu’Eliwyl. L’art qu’elle pratiquait – celui à deux épées, enseigné à l’école de Tsiroèn – ressemblait par quelques aspects à l’art de la Nouvelle Escrime tel qu’il était enseigné par l’école de Mingar, mais s’en différenciait aussi en bien des points, et combattre avec un adversaire aussi érudit et aussi soigneux que Norgar était pour elle un privilège. De plus, elle savait qu’avec lui elle pouvait travailler son art de façon plus cadrée et scolaire qu’avec Arvak ou Méaglim.

La première partie de leur combat fut très académique, ils s’arrêtaient parfois pour discuter d’un élément précis, échangeant leurs points de vue théoriques. Puis ils firent à tour de rôle des exercices travaillant des points spécifiques de l’escrime, cherchant ensemble la bonne approche, la bonne forme, le bon timing.

Ils finirent par se battre de façon plus spontanée.

Eliwyl combinait une connaissance très pointue de l’art de l’escrime, une analyse fine de son adversaire, et une approche intuitive à la façon d’Arvak. Dès qu’elle commença à se lâcher, Norgar fut dépassé. Son esprit d’analyse n’était pas assez rapide pour anticiper et piéger Eliwyl, mais depuis le temps il ne se formalisait même plus de ne pas réussir à rivaliser. Parfois, il parvenait à lui placer une frappe dont il était particulièrement fier et il attachait son attention à cela, plutôt qu’aux nombreux coups qu’il recevait.

Eliwyl riait aux éclats et Norgar essaya d’exploiter ces moments, pensant qu’il s’agissait d’une preuve d’inattention. Mais Eliwyl n’avait aucun moment de relâchement dans ses combats, jamais son esprit ne quittait la bataille. Même lorsqu’elle rengainait le sabre son esprit était prêt. Un seul geste, un seul signe, une seule intention, et son regard se mettait à briller, elle entrait dans cet esprit combatif où tout son être se dirigeait vers la bataille.

Norgar ne pouvait pas rivaliser. Il s’avoua vaincu.

À peine essoufflée, elle fit un geste pour inviter Méaglim à la rejoindre.

Un murmure d’inquiétude courut parmi la foule de spectateurs.

À première vue, un observateur extérieur ne connaissant aucun des deux combattants se serait inquiété pour Eliwyl. Elle était beaucoup plus petite et légère que son adversaire, un frêle lapin contre un ours. Méaglim avait une plus grande allonge et il donnait l’impression de pouvoir l’encastrer dans un mur d’une de ses charges brutales.

Mais c’était mal connaître Eliwyl que de penser qu’elle serait intimidée par la carrure d’un adversaire. Pour les charges, Eliwyl en avait vu d’autres. Soit elle les esquivait, soit elle les encaissait souplement. Elle reculait, certes, de plusieurs pas parfois, mais toujours sur ses appuis, en garde, prête à enchaîner dans l’instant. Et lorsqu’Eliwyl le chargeait, Méaglim encaissait avec la même impassibilité qu’un roc, mais Eliwyl semblait comme rebondir sur son frère et le frappait quand même, tout aussi souplement.

Elle contrebalançait l’allonge de son adversaire par sa vivacité, se plaçant très vite à distance d’attaque, venait sans crainte à une distance où Méaglim n’avait plus d’option pour attaquer, mais où elle pouvait encore lui porter une frappe.

Eliwyl avait un très bon niveau, tant technique que martial, et il était très difficile pour quelqu’un comme Méaglim de rivaliser avec elle. Son physique n’était pas un atout décisif et Eliwyl au contraire l’utilisait contre lui, lui imposant sa propre distance d’attaque, trop courte pour sa longue épée, ou se plaçait à contre-temps pour qu’il ne puisse exploiter le poids de son arme au moment opportun. Eliwyl contrôlait tout le combat.

Parfois, elle relâchait la pression, pour laisser Méaglim s’exprimer et que l’affrontement lui fût profitable, elle lui donnait l’espace dont il avait besoin pour déployer son arme, s’ajustait à son niveau. Méaglim n’était pas dupe et, s’il appréciait qu’elle le guide ainsi pour l’amener à progresser, il reconnaissait sans mal qu’il n’était pas à son niveau. Il faisait partie des gens avec qui Eliwyl ne pouvait pas se donner à fond et il regrettait de ne pouvoir faire mieux.

Eliwyl, quant à elle, ne lui en voulait absolument pas – d’ailleurs l’idée ne lui serait pas même venue à l’esprit. En vérité, Méaglim avait une approche du combat tellement intuitive qu’elle le rapprochait souvent de l’instinct des lycans et, en s’entraînant avec lui, elle avait souvent découvert des attitudes ou des réflexes qu’elle avait par la suite reconnus chez eux, et qu’elle avait pu ainsi anticiper ou contrer. Méaglim, par ses combats, la préparait à affronter des adversaires grands et brutaux, et elle avait beaucoup perfectionné sa maîtrise sur ces points depuis qu’ils s’affrontaient régulièrement. Elle savait qu’elle devait son imperturbabilité et sa facilité à encaisser les coups à ses combats réguliers contre une personne aussi corpulente et puissante que son frère. Et ces aptitudes lui avaient maintes fois sauvé la vie.

Lorsqu’ils mirent fin à leur combat, ils rejoignirent Arvak et Norgar qui s’étaient assis légèrement à l’écart. Ils auraient pu continuer longtemps de cette façon, mais déjà d’autres escrimeurs prenaient place dans la cour et la petite troupe décida d’un commun accord qu’ils avaient leur compte pour cette fois.

Les combats avaient ramené le calme dans l’esprit d’Arvak. Ses pensées traçaient à présent une ligne claire. Ce qu’il devait faire lui semblait relever de l’évidence et il en discuta avec eux, réglant les derniers points essentiels. Pour eux aussi, unanimement, la suite des évènements s’imposa et elle leur sembla d’autant plus logique après qu’Arvak leur eut raconté sa discussion du matin avec son père.

Lorsqu’Arvak rentra au palais, il se dirigea vers les écuries où il retrouva Morgalt seule.

— J’aurais besoin que tu fasses sortir Crépuscule, Royal et le cheval d’Eliwyl, discrètement.

— Quand ?

— Avant ce soir, au Chat Rôdeur.

Elle hocha la tête et lui tendit la main.

— C’était un plaisir de te revoir, prends soin de Crépuscule.

— Comme d’un frère.

Son maître d’écurie tourna les talons et Arvak regagna sa chambre, pensif.

Peu de temps après un grand remue-ménage se fit entendre dans la cour. Morgalt déplaçait tout un troupeau de chevaux vers un autre pré proche de la capitale. Perdu dans la foule équine se trouvaient Crépuscule et les autres chevaux de la troupe. Arvak devina qu’ils disparaîtraient mystérieusement dans une cour d’auberge qu’il connaissait bien.

Il sourit.

Morgalt avait une notion de la discrétion très efficace mais bien à elle.

Puis mû par une soudaine intuition, comme si de voir l’immense troupeau s’élancer dans l’étroite porte du palais avait arrêté dans son esprit une décision qui mûrissait lentement, il alla frapper à la porte de la chambre de Roawir.

Après un instant, l’elfe lui ouvrit :

— Nous partons ce soir, lui dit-il sans préambule.

Et Roawir hocha la tête avant de refermer la porte.

Il ignorait si l’elfe prendrait la décision de les suivre mais, maintenant qu’il était libéré de l’influence de son maître, Arvak espérait très fortement qu’il le ferait.

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