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— Comme vous pouvez le voir, il y a déjà foule ici !

Youri fit défiler la caméra devant lui. Un attroupement s'était formé autour des agents de sécurité qui protégeaient étroitement une estrade improvisée. Ces derniers faisaient signe au groupe condensé de reculer en prenant des airs importants.

— Les gars, j'avais raison ! Vous voyez cette scène ? Enfin... C'est une table, mais une table gardée par quatre mecs balèses, quand même ! Je-vous-l'avais-dit !

Youri tourna son téléphone pour se filmer de face. Il secoua la tête et sourit fièrement. Il était excité : ça faisait des mois qu'il décryptait les messages des communiqués de presse d'Eyewright Inc. pour finalement aboutir ici, dans une boutique de jeux vidéo en plein centre-ville d'Ottawa. L'influenceur avait eu un auditoire limité pendant sa quête du Graal, mais après un an à se passionner sur le sujet, il avait fini par gagner plus d'un million d'abonnés et bien plus de vues. Les réactions et commentaires fluctuaient d’une vidéo à l’autre, et il continuait de gagner en popularité. Dans sa dernière capsule Tiktok, il avait achevé de décrypter un message de l’entreprise qui lui donnait à croire qu’un événement prendrait place ici, aujourd’hui. Youri avait confirmé qu’il y serait lui-même, et en réponse, une petite dizaine de ses abonnés avaient commentés qu’ils s'y rendraient aussi, juste pour voir. Ah, les chanceux ! Youri avait eu raison.

Il s'était approché juste assez pour avoir une vue dégagée de la table sans devoir se coltiner la foule. Il reconnut parmi les visages, qui faisaient comme des vagues, certains autres influenceurs, mais il choisit de se faire discret. C'est d’un air complice qu'il chuchota aux followers qui continuaient d'affluer sur son live :

— Y a plus qu'à attendre !

Son portable fit un tour de la salle, puis s’arrêta à l'entrée du magasin qui donnait sur le couloir du centre commercial. Il vit des curieux s’approcher pour voir ce qui se passait, prenant photos et vidéos, comme persuadés d’assister à un grand événement sans trop comprendre lequel. Seuls Youri et la majorité de ceux qui s’agglutinaient autour de la table comprenaient ce qui se passait.

Eyewright Inc. avait récemment diffusé une publicité faisant écho aux rumeurs qui circulaient sur la toile : la compagnie, sortie de l'ombre un an auparavant car désireuse de se lancer dans le domaine du divertissement, entreprenait la conception d'une mystérieuse technologie. Laquelle ? C'était la grande question. Un jeu ? Une console ? Un réseau social ? Un compétiteur à la Metaverse ?

Un symbole de casque audio nous suggère que l'expérience est plus immersive avec des écouteurs. Je mets donc mon casque Ryzer Kraken V3 X (voir l'article sur les équipements indispensables de Razer).

"Un esprit, un infini"

La voix non-genrée semble venir de loin. L'écran est noir, mais un son de basse saccadé indique que quelque chose se rapproche progressivement. Soudain, une paire d'yeux en néons semble nous sourire. Après un clin d'œil, elle se disperse en une multitude de fragments qui se rassemblent pour former le nom d'Eyewright Inc.. La publicité se termine sur cette courte mélodie en 8D qui déclenche un frisson le long de mon échine. Je suis bercé par ses échos qui, encore aujourd'hui, se répercutent sinueusement dans mon esprit. Hébété, je contemple l'écran sur lequel apparaît le bouton "Replay". Pourtant, il ne s'agissait que d'une paire d'yeux dans le noir.

- Patrick Fuel, Gazette Lebeau

C'était bien connu à présent : Eyewright Inc. aimait intriguer. Ainsi, ils avaient été très pointilleux au sujet des informations qu'ils laisseraient filtrer lorsqu'ils étaient passés du privé au public. La compagnie travaillait originellement pour des gouvernements et compagnies privées de haute instance ; concevant logiciels et algorithmes, s'occupant de la cybersécurité, notamment. Eyewright Inc. n’avait émis aucun commentaire sur leurs raisons d'étendre leur domaine d'expertise, mais un représentant de l'entreprise avait expliqué, dans une entrevue, qu'ils espéraient "représenter le futur de l'industrie du plaisir".

Les communiqués de presse, les entrevues, les articles pouvaient en ennuyer certains, mais pas Youri : lui, il prenait plaisir à les décortiquer. Le jeune homme avait pris l’habitude de partager ce qu’il en comprenait sur les réseaux sociaux, où il était actif principalement sur YouTube, Tiktok, Facebook et Instagram. Apparemment, ses abonnés trouvaient plus facile de suivre ses explications que de s'intéresser directement aux propos de l'entreprise. Tant mieux pour lui !

À 19 ans, Youri avait gagné sa notoriété après avoir vulgarisé le premier communiqué de presse de l'entreprise, qui avait d'ailleurs fait la une des journaux un peu partout dans le monde. Puis il avait enchaîné les théories sur le sujet. Le jeune homme se souvenait avoir sourcillé à l'époque : qui étaient-ils, ces gens-là, et pourquoi en faisait-on tout un cas ? pouvait-on l’entendre se questionner dans une vieille capsule aujourd’hui enfouie sous le nouveau contenu, où il remettait la compagnie en question. Il se rappelait que, du jour au lendemain, les réseaux sociaux s’étaient enflammés au sujet de la compagnie et du mystère qui l’entourait. Opportuniste, l’influenceur qui, à l’époque, n’avait pas des masses d’abonnés, s’était lancé dans la tendance du moment, qui se voulait d’analyser Eyewright Inc. dans les moindres détails, et avait ajouté son grain de sel en prétendant que leurs messages sur la toile contenaient des codes à décrypter.

Gagnant en popularité, il avait eu un regain d’assurance. Plus les gens l’aimaient, plus lui-même se trouvait talentueux, et il avait véritablement eu le sentiment d'avoir trouvé sa voie. Ses vidéos s'étaient mises à rapporter de plus en plus, et il avait quitté son job chez McDo pour s'adonner à temps plein à sa passion du complotisme axé sur Eyewright Inc.

— Comment ça va, Ottawa ? s'exclama soudain une voix.

Une voix avait crié, et Youri, répondant aux commentaires redondants de ses followers tels que "Ça va Youri ?", "Dis, t'es chez Microplay, là ?", "C'est quoi ton animal totem ?", leva vivement la tête – et sa caméra - vers l'homme qui prenait un élan pour monter sur la table, soutenu par un agent à l'air sévère. Youri adressa un grand sourire à ses followers et dit :

— Je vous parie que c'est un employé d'Eyewright, ça !

"C'est clair !", "Mais non, c'est un vendeur bien habillé, c'est tout !", "Salut Youri !", "T'as quelque chose entre les dents", "Je t'aime", "Allez, fonce dans le tas !"

Youri sourit légèrement aux réactions de ses abonnés, et soudain, une musique éclata, venant le distraire. Des cris et applaudissements fusèrent tandis que l'animateur monté sur scène s'exclamait :

— Mesdames et messieurs, merci d’être là ! Félicitation à vous d'êtes parvenus à lire entre les lignes et d'avoir découvert le lieu que nous réservions pour vous annoncer officiellement ce qui vous attend !

Le représentant laissa la foule s'époumoner à nouveau, satisfait des curieux qui s'amoncelaient à l'entrée du magasin où une barrière en cordon les empêchait à présent d'approcher davantage. Ils avaient passé le délai où ils auraient pu rejoindre la foule dès le moment où l'animateur était monté sur la table, et leurs petits airs offusqués, qui cependant filmaient à vive allure, alimentaient d'autant plus la visibilité de la compagnie.

— Cependant ! reprit-il en déployant son bras, geste qui suffit à faire taire l'assemblée, je suis au regret de vous informer que la révélation tant espérée devra attendre encore un peu !

Au sein de l’attroupement, le silence régnait, et la déception était palpable. Youri, lui, porta la main à sa bouche en affectant un large sourire. Il faisait passer son appareil de lui à l'homme sur la table, pour capter tant sa propre réaction que le discours du représentant. Les yeux écarquillés de Youri étaient très expressifs à cet instant, et ses abonnés en comprenaient la signification. L’influenceur leur avait en effet révélé ses prédictions sur le sujet dans une vidéo précédente. Selon lui, un tel événement surprise prendrait place – comme c’était actuellement le cas -, mais ne serait qu’une façade pour permettre plus de visibilité à ce que prévoyait l'entreprise. Pourquoi ? Parce que le message qu'il était parvenu à décrypter menait à ce magasin de jeux vidéo, dans un petit centre commercial du centre-ville d’Ottawa… Ce qui ne faisait aucun sens.

Si le géant voulait vraiment faire une annonce majeure, il ne le ferait pas sur une table chancelante, dans une petite boutique d'un centre commercial. Youri avait apparemment raison : l'animateur déplorait finalement qu'il n'y aurait aucune révélation surprise en ces lieux. Le jeune homme frimait silencieusement devant ses abonnés, fier comme lorsqu’enfant, il parvenait à chopper un cookie dans la jarre de sa mamie.

— Vous le comprendrez, j'espère, mais avec les restrictions pandémiques qui changent constamment, nous avons reçu l'ordre de n'accueillir qu'un petit nombre d'entre vous en présentiel.

La foule obnubilée éclata d'un rire de fond de gorge devant l’écart de l’animateur, tandis que celui-ci s'était soudain arrêté dans sa lancée. Il contemplait le vide et ses yeux semblaient convulser.

— Putain, je pense qu'il fait une crise d'épilepsie ! s'est écrié Youri en se propulsant vers l'avant.

Il avait voulu sauter sur l'occasion d'agir héroïquement devant ses abonnés, et en un sens, il y parvint. Le simple fait d'avoir réagi si vite à la bizarre d'expression de l'animateur lui valut plusieurs cadeaux virtuels. Cependant, il n'eut même pas le temps de faire un pas vers la table que déjà, le représentant retrouvait de sa contenance et, visiblement inconscient des secondes qui venaient de s'écouler, s'exprimait du même ton enthousiasme que plus tôt :

- Le 13 mars prochain, un lundi donc ! Ce sera en live à 13h, mais pour ceux qui ne pourront pas être des nôtres, la reprise sera toujours disponible ! Je vois que certains d'entre vous sont déjà des pros de la caméra ! Vous, là !

Le représentant d'Eyewright Inc. pointait Youri. Celui-ci était tellement concentré à filmer que sur le coup, il ne comprit pas. Puis, sortant de sa torpeur, découvrant le doigt pointé vers lui et les regards qui le dévisageait, il s'écria :

— Moi !?

— Oui, vous ! Venez sur scène !

Youri retourna la caméra pour montrer son excitation palpable à ses followers, puis renversa l'appareil et filma la foule qui s'ouvrait devant lui. Quelques semaines plus tôt, un influenceur du nom de Yolo avait fait un commentaire tout à fait déplacé à une journaliste qu'il avait approchée en prenant l'air d'un petit gangster. Ça avait fait le buzz sur TikTok et les moqueries pleuvaient encore, si bien que Youri choisit d'adopter la démarche chaloupée de feu le - presque - célèbre Yolo pour le narguer un peu plus. La niaiserie ne passa pas inaperçu tant chez ses followers que parmi la foule, et les éclats de rire tout comme les "MDR", "PTDR" et emojis fusèrent simultanément.

L'animateur, l'air à la fois hilare et perplexe - le genre de tronche que tu tires quand tu ne sais pas de quoi tu ris -, accueillit Youri sur la table qui lui servait de scène.

— Cet homme est en live à ce moment même sur TikTok !

En un seul mouvement, tous les bras se levèrent, téléphone en avant. Une femme s'écria que bien sûr, c'était Youri ! et des têtes se baissèrent pour mener une recherche et trouver l'influenceur sur la toile. Une fois abonnés à l’une ou l’autre de ses plateformes de prédilection, ils soulevèrent à nouveau leur bras pour filmer l'influenceur ému qui faisait une révérence à la foule surexcitée.

Les gens s'emballent à rien, pensa Youri. Lui n'était pas une célébrité, mais il suffisait qu'une femme dans la foule ait crié son nom avec ferveur pour que soudain il en soit devenu une. Il fallait ajouter à cela que certains badauds n'avaient aucune idée de ce qui les attendait lorsqu'ils avaient rejoint le groupe qui s'était amoncelé, tandis que les autres ne pouvaient qu'espérer avoir raison sur l'annonce qu'allait donner l'entreprise ici-même, chez Microplay. Alors seulement, on comprenait pourquoi les gens s'échauffaient entre eux, emportés d'un mouvement commun par le charisme de l'animateur.

Soudain, le représentant de Eyewright Inc. tapota amicalement l'épaule de Youri, et celui-ci comprit qu'était venu le temps de descendre de l'estrade improvisée. Il avait eu son moment de gloire, et ce n'était pas rien : il serait sur tous les fils d'actualité et sur toutes les lèvres. De nouveaux sponsors sonneraient bientôt à sa porte. Il se ferait un max de billets, tout ça parce qu'il avait fait une apparition de trente secondes en compagnie d'un vrai représentant de chez Eyewright Inc.

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