A-1

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Avachi sur le lit, bouche entrouverte et langue pointée vers le nez, je m'acharnais à ajuster l'une des fameuses lentilles de Symbiose. L'équipement futuriste qu'Eyewright Inc. avait finalement rendu accessible au public après deux ans d'intrigues et d'aguichage me donnait du fil à retordre, et j'étais à deux doigts de balancer le mystérieux appareil à la fenêtre. Mais il aurait fallu que j'ouvre les rideaux... Alors je persévérais à m'insérer le mince objectif dans l'œil.

Enfin ! Je clignai des yeux à répétition pour que la fine pellicule s'adapte tout à fait, et alors, je sentis un étrange fourmillement sur mon globe oculaire. N'ayant jamais ressenti une telle sensation, je me demandai si c'était normal ? Mais non, de toute évidence ! pensai-je tandis que mon cœur s'affolait.

Angoissée, je me massai frénétiquement l'œil en me redressant sur le matelas mou. J'allumai mon téléphone et tombai directement sur le guide d'instructions de la lentille, que je fis défiler à toute vitesse jusqu'à tomber sur une image franchement symbolique : celle d'un œil, et d'une fourmi.

C'est presque comique, songeai-je en souriant à l'image. Bon, on se concentre.

J'avais les mains, les pieds et la bouche engourdis. Ça n'avait rien à voir avec le dispositif dans mon œil cependant : je reconnaissais bien là quelques-uns de mes innombrables symptômes d'anxiété. Il était difficile de garder mon focus sur la lecture alors que tout mon corps était en alerte face à l'invasion qu'il ressentait. Pour le calmer, ironiquement, je devais trouver l'information précise qui m'apprenait que ce symptôme de fourmillement dans l'œil était tout à fait normal.

A vrai dire, cet effet secondaire était fréquent lors d’une première installation du logiciel, mais le picotement disparaîtrait au bout d'une vingtaine de minutes sans plus de désagrément. Il était suggéré d'attendre la fin de l'inconfort avant d’éveiller le logiciel de Symbiose. Évidemment, comme je n'avais même pas activé le bracelet qui allait de pair avec la lentille, cette dernière précision ne me concernait pas vraiment.

Bon, maintenant qu'on sait que c'est sans danger... Respire.

J'inspirai en souriant doucement. J'imaginais Lisa me dicter de retenir mon air puis d'expirer.

Ma sœur était toujours en vie dans les méandres de mon esprit. J'avais eu peine à croire à sa mort, un an plus tôt. Pourtant, force avait été de constater le vide béant que laissait ma jumelle disparue, dans mon univers restreint. Lisa avait suffisamment de personnalité pour deux, tandis que j'étais bien en mal de m'en façonner une. A présent, il me semblait que je n'étais plus qu'une coquille empli des échos du passé.

C'est bête. Je soupirais d'aise après ma petite séance de cohérence cardiaque, mais la pensée me frappa malgré moi. C'est bête. Peut-être que ça l'était, en effet. Symbiose ne remplacerait jamais Lisa, je n'étais pas dupe. Seulement... J'espérais - quoiqu’avec un fond de scepticisme -, combler la solitude. Le logiciel promettait monts et merveilles, mais surtout, une intelligence artificielle à la pointe de la technologie. La persona de l'IA devait prendre les marques de son utilisateur : le nom, l'apparence, la personnalité désirée selon un questionnaire détaillé qui permettrait de définir une base.

C'était grâce à Youri que j'avais découvert que les grands plans d'Eyewright Inc. étaient la venue de Symbiose. L'influenceur avait reçu un prototype édition spéciale de la technologie, et depuis, nous percions les secrets du mystérieux produit grâce à une particularité qui était encore en phase d'essai et qui permettait à Youri de nous partager tout ce qu'il voyait à travers sa propre lentille. Le jeune homme, d'ailleurs, possédait tout l'ensemble ; les capteurs sous-cutanés aux doigts et aux oreilles y compris. Force était alors de constater toutes les possibilités et utilités du logiciel de compagnie, et c'est ainsi que j'en étais venue à considérer Symbiose pour combler le vide. Il fallait dire que la petite touche humoristique de Youri, qui avait appelé son persona Stein et lui avait donné l'apparence approximative d'Albert Einstein, avait aussi eu son pesant d'or dans ma décision.

Concentre-toi. Il me fallait à présent enfiler le bracelet. Je me sentais légèrement fébrile et je redoutais un potentiel fourmillement. Une part de moi s'indignait qu'un appareil ludique provoquât un inconfort physique, même temporaire, et je craignais de paniquer franchement si mon corps était de nouveau confronté à un symptôme invasif.

Cependant, j'avais accompli la moitié de la procédure... Alors aussi bien l'achever. De plus, j'étais à présent bien consciente des indications du guide d'utilisation. D'ailleurs, comme je faisais défiler les images et courts textes qui s'ensuivaient - parfois, il s’agissait de vidéos explicatifs, mais j'y reviendrais lorsque je serais rassérénée -, je tombai sur une seconde image plutôt simple à comprendre. Le pictogramme était divisé en quatre : d'abord un bracelet, suivi d'un poignet, d'une fourmi et d'un éclair. Pour avoir subi le symptôme associé à la fourmi, je comprenais parfaitement le message jusqu'à l'éclair. Le texte explicatif avait lui aussi été divisé pour décrypter chaque pictogramme. Je fis défiler le document jusqu'à l'explicatif de l'éclair, qui me laissa franchement perplexe.

Apparemment, le bracelet se collait à la manière d’une électrode qu'il faudrait tenir appuyer sur la veine radiale, dans la partie intérieure du poignet du bras dominant. L'éclair représentait la possibilité d'un symptôme douloureux, sous forme d'élancements et de sensations de décharges le long du bras ciblé. Il était recommandé, le cas advenant, de prendre de l'acétaminophène. L'effet pouvait durer jusqu'à 12 heures suivant la pose du bracelet, mais il était important que celui-ci demeure en place pour ce temps. Le dispositif pourrait être sécuritairement retiré du poignet et posé sur une surface de charge dépassé ce délai prescrit.

Je n'étais plus sûre de vouloir poursuivre. Depuis quand fallait-il une notice médicale pour installer un matériel ludique ? On était loin des avertissements de risques épileptiques : il était littéralement question d'effets secondaires ! Je me sentais comme à lire les indications d'une clinique de vaccination, ce qui était tout à fait ridicule.

Distraitement, je m'étais mise à jouer avec mon téléphone. J'ouvris l'application Tiktok, et l'algorithme accourut pour me rassurer. Youri me souriait et m'invitait à le suivre dans une boutique au décor de mise en scène, où il expliquait comment fonctionnait la petite machine par laquelle recevoir les petits capteurs de doigts. Je ne m'en souvenais plus, mais c'était vrai : comme le disait Youri, on aurait dit une machine à faire cuire les ongles, chez les esthéticiennes. Puis, il enchaîna avec des pinces à l'image de celles qui servent à percer les oreilles. Celles-ci, cependant, servaient à injecter les petits capteurs audio dernier cri.

Je repassai sur la vidéo quelques fois, puis je passai à une autre, et une autre encore, jusqu'à largement dépasser les vingt minutes du fourmillement de la lentille, et sans même m'en rendre compte. Lorsque je me forçai à décrocher du téléphone en me frottant les yeux, je n'avais plus ni de sensation désagréable, ni d'anxiété paralysante.

Surtout, j'avais fait le plein de dopamine. J'étais prête à continuer la procédure. Comme je venais de le voir sur Tiktok, tout le monde suivait la tendance, et chacun s'entendait pour vanter les joies de Symbiose - excepté quelques rabat-joie qui scandaient à la venue du Diable, mais je les ignorais allègrement.

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