B-2

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Chez pépé, ça embaumait le feu de foyer et le cèdre. Ces odeurs qui avaient bercé mon enfance n'avaient de cesse d'apaiser mon anxiété, et la petite interface que je flattais à présent distraitement me paraissait moins menaçant qu'un moment plus tôt, lorsque seule dans ma chambre, j'avais découvert que des effets secondaires accompagnaient l'installation du logiciel.

Peut-être que c'était ça, le futur. Au début du XXe siècle, des infirmières devaient assister aux représentations de cinéma d'horreur en raison de très grandes réactions nerveuses qui pouvaient aller jusqu'à être dangereuses. Cette pensée me rassura quelque peu. Chaque révolution technologique avait déstabilisé, et celle-ci, de par son caractère invasif - une lentille cornéenne, un bracelet à électrode, des implants sous-cutanés ou un boost buvable, quand même -, était un grand pas en termes de révolution technologique. J'étais même surprise que les agences internationales de la santé et du divertissement se soient accordées pour donner le feu vert à cette nouveauté aux risques probablement fort nombreux.

Mais je ne me basais sur strictement rien pour l'affirmer, car je n'étais guère renseignée. Je tirais mes informations d'ici et de là, et je ne pouvais citer nulle source fiable lorsque j'ouvrais la bouche. C'était simplement un ramassis de suppositions que je me passais en boucle pour alimenter mon anxiété, alors même que je cherchais ironiquement à l'apaiser.

J'entendis un cliquetis d'assiettes se frôlant, et je compris que papy faisait la vaisselle. J'allai le trouver, et un vent d'affection me saisit pour cet homme qui nous avait élevées de son mieux, Lisa et moi. Notre mère, Suzie, n'était pas tout à fait apte à le faire. Les services sociaux en avaient jugé ainsi lorsque nous avions treize ans, et maman avait été internée pour quelques mois, en pleine crise maniaque. Par la suite, elle avait rencontré un homme et nous avions le choix : rester chez papy - qui se voyait imposer de veiller sur nous -, ou les suivre, elle et son bizarre de chéri, en Alberta. Le projet avorta lorsque les services sociaux, de nouveau, s'en mêlèrent en rappelant à ma mère qu'elle avait des conditions à respecter si elle souhaitait nous reprendre à temps plein. Ce qu'elle ne souhaitait apparemment pas, et c'est ainsi que Suzie et Patrick s'enfuirent vers Cuba sans le dire à qui que ce soit, se marièrent, revinrent donner des bisous puis décollèrent pour l'Alberta. Elle nous donna une fois de ses nouvelles via Facebook, pour ventiler qu'elle nous reprochait de ne pas l'avoir aimée suffisamment, puis pépé nous avait appris à la bloquer et nous n'avions plus jamais eu de ses nouvelles.

Cette période de notre enfance, Lisa et moi nous étions promis de ne plus jamais en reparler. C'était passé, fini. Suzie n'existait plus que dans nos cauchemars, où elle nous abandonnait inlassablement. Je pense que Lisa subissait autant que moi les conséquences de l'instabilité immature de notre mère, mais elle était bien plus forte que moi, et je l'admirais de prendre sur elle et de m'aider à respirer lorsque la nuit, je me réveillais en terreur. Ses yeux étaient froids de colère lorsqu'elle approchait son front du mien en promettant de toujours veiller sur moi, quoi qu'il arrive. Et a présent, elle aussi avait disparu à jamais...

- Tout va bien, ma puce ?

La voix douce et fragile de pépé me tira de mes pensées. Je clignai des yeux et l'embrassai sur la joue en souriant.

- Bien sûr ! Tiens, laisse. Je vais le faire, répondis-je en tendant la main pour qu'il y glisse l'éponge avec laquelle il lavait la vaisselle.

- Ah ! Merci, ma chérie. Mon dos commençait à me faire rudement mal ! Héhé.

Papy me tapota doucement l'épaule, l'air pensif, et alla s'asseoir à table. Il mâchonnait ses gencives, ayant probablement oublié son dentier devant la télé. Allez savoir pourquoi, il le retirait lorsqu'il regardait les nouvelles. Je lavai et essuyai la vaisselle, et la quinte de toux qui saisit pépé me fit me retourner subitement.

- T'es malade ? demandai-je, inquiète.

Mon grand-père me sourit tendrement, lui plissant les yeux par la même occasion. Il secoua la tête en tremblotant légèrement.

- Ne t'inquiète pas. Ça va aller, c'est qu'un petit rhume.

- Tu as fait un test Covid ? Tu sors toujours prendre ton café au Tim Horton avec tes amis, mais tu ne portes jamais le masque.

La maladie pandémique ne m'avait jamais inquiétée, même lorsque je l'avais attrapé moi-même, mais s'il s'agissait de grand-papa... Il avait tout de même soixante-treize ans, ça pouvait lui être fatal.

- Je suis vacciné, répliqua-t-il en crachant dans un tissu de papier qu'il jeta ensuite à la poubelle.

- Le vaccin ne t'immunise pas, il n'assure même pas une protection complète, tu pourrais...

- Laisse, Sarah. Je vais bien.

Voici qui venait clore la discussion. Le ton autoritaire de grand-père ainsi que son coup d'oeil en coin parlait d'eux-mêmes. Il était hors de question qu'il se teste, qu'il angoisse, qu'il renonce à son mode de vie. Nous n'étions même plus forcés de respecter l'isolement en cas de symptômes, alors pépé comptait bien continuer de prendre sa marche quotidienne jusqu'au petit café pour y rejoindre ses amis rencontrés aux Chevaliers de Colomb. Et comment le lui reprocher ? Il n'avait plus que moi pour famille depuis les morts successives de mémé Séraphine et de Lisa. Suzie ne donnant plus signes de vie, le deuil était fait depuis dix ans d'absentéisme. C'était bien qu'il ait des amis, et je comprenais qu'il s'y accroche tant.

Moi, j'aurais bientôt une intelligence de compagnie. Papy ne portait évidemment pas ses lunettes, et ne remarqua même pas le bracelet à mon poignet.

- Laisse-moi au moins prendre ta température ? proposai-je, distraite par mon anxiété de le voir songeur.

Il m'observa un long moment sans rien dire, puis acquiesça. Je savais qu'il le faisait pour me rassurer seulement, et que même s'il était fiévreux, demain à cinq heures il serait levé et peigné pour entamer sa journée. Je le remerciai tout de même d'un sourire et allai chercher le thermomètre frontal. Maintenant le thermomètre à distance de la peau froissée de grand-père, j'appuyai et un rayon frappa son front. Bientôt, le résultat apparut et un petit bip insistant fracassa le silence.

Papy était bouillant.

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