Chapitre 5 : Madeleine [de Proust]

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- Alors ça y est, tu pars ?

- Oui, c'était le dernier service.

- Tu vas me manquer Rosa, ça fait quoi ? Six ans ?

Rosa hocha la tête. Six ans qu'il l'avait pris sous son aile. D'abord comme apprentie, puis comme cuisinière. Elle avait gravi les échelons les un après les autres, commençant par la plonge.

- Ça en fait des assiettes envoyées !

Elle sourit, ses yeux se perdant avec nostalgie sur la première fois qu'elle avait participé au service comme cuisinière. Ce fut le bonheur absolu. Elle avait ressenti cette certitude totale d'être à sa place, de se trouver au bon endroit.

- Merci patron, dit-elle lorsqu'elle reprit pied dans la réalité.

- Merci à toi petite. Je n'ai jamais eu la chance d'être père, j'aurais au moins eu la chance de connaître un peu ce sentiment-là avec toi. Tu ne nous oublieras pas, hein ?

La larme à l'œil, ils se prirent dans les bras l'un de l'autre. Appréciant ce contact simple. Rosa savait qu'en trouvant une place ici, elle avait gagné une famille. Son patron lui faisait office de figure paternel, c'était lui qui l'avait encouragé pour ne pas dire pousser à postuler chez Deschanel. Il lui avait dit qu'elle ne pouvait pas se contenter de ce que le restaurant lui apportait, elle était talentueuse et avait encore du chemin à parcourir, qu'elle devait poursuivre son apprentissage auprès d'autres chefs. Elle n'avait plus rien à apprendre auprès de lui.

- Evidemment, je ne pourrais jamais t'oublier patron. Sans toi, je ne sais ce que je serais devenue.

- C'est vrai que tu n'avais pas une bonne mine quand tu es arrivée !

Il rit parce que c'était loin derrière eux, mais ce n'était pas de l'amusement qu'il avait ressenti lorsque cette gamine de 15 avait poussé la porte de son établissement. Elle paraissait perdue et à la fois si déterminée. Il avait tout de suite vu qu'elle en avait dans les tripes, qu'elle était un diamant brut, pleine de volonté. Elle avait été même au delà de ses espérances, première à tous ses examens, majeure de promo, meilleure apprentie de France. Elle avait convaincu les plus machistes de ses employés qui avaient au départ sous-estimé ce petit bout de femme. Il rit en se rappelant la claque qu'avait prit l'ancien chef, lorsqu'elle avait retravaillé sa spécialité, sublimant le plat.

- Qu'est-ce qui te fait rire patron ?

- Je repensais à la fois où tu avais amélioré la recette du chef et qu'il avait piqué une crise, alors que dans la soirée, les habitués l'avaient félicité plus que d'ordinaire et qu'il ne comprenait pas.

Rosa explosa de rire, elle fit une imitation du chef devenu rouge de colère et vitupérant dans les cuisines. Tanguy arriva.

- Je te raccompagne Rosa ?

- Non, pars devant, je reste encore un peu.

Le jeune hocha la tête, comprenant que la jeune femme faisait ses au-revoir au restaurant et à ses années passées en ces lieux. Le patron lui proposa un café, elle accepta.

- Fais-moi une promesse Rosa.

Elle ne répondit pas, mais l'invita à poursuivre du regard.

- Promets-moi de venir prendre un café de temps en temps, surtout lorsque tu te sens un peu perdue, seule ou nostalgique. Cela me fera du bien de te voir et je pourrais te botter le derrière.

Elle lui sourit tendrement et acquiesça.

- Alors tu gardes ton appartement finalement ?

- Oui, il n'est pas si loin du restaurant. Trente minutes de marche. C'est bien cela me forcera à faire un peu de sport. Si c'est trop difficile, je m'achèterais un vélo.

Il haussa un sourcil. Elle grogna :

- Oui, je sais il faudra que j'apprenne à en faire, mais bon ça ne doit pas être si compliqué si des enfants de cinq ans y arrivent !

- Tu pourrais t'acheter une voiture et passer ton permis aussi.

- Et galérer pour trouver une place ! Je n'en vois pas l'utilité !

Il rit, elle s'enflammait si facilement, ce débat, ils l'avaient mené un nombre incalculable de fois, il concédait qu'elle n'avait pas vraiment tort. Pourtant, le sentiment paternel qu'il éprouvait à son égard souhaitait qu'elle soit en sécurité. Il lui prit la main et la serra.

- Bon, ce n'est pas que je veux te mettre à la porte, mais il commence à se faire tard et tu commences demain.

Rosa sourit à ce rappel. Elle avait hâte de visiter l'établissement, bien qu'elle avait eu l'occasion d'en faire un rapide tour lors de son entretien d'embauche. Elle se leva, le serra dans ses bras une dernière fois et quitta l'établissement sans se retourner. Elle savait qu'elle ne devait pas regarder en arrière, assurément les larmes qui menaçaient de s'écouler s'échapperaient finalement et dévaleraient ses joues. Elle n'était pas triste, juste émue et consciente de l'étape qu'elle franchissait. Un nouvel avenir se dessinait, de nouveaux défis, elle en avait besoin pour avancer. Elle fit pour la dernière fois le trajet jusqu'à son appartement. quinze minutes à pied qui lui permettaient de se vider la tête avant de rentrer. Elle prit une longue douche, se défaisant des odeurs de cuisine. Elle n'avait pas vraiment sommeil, elle était excitée par la journée du lendemain.

Elle se demanda si le chef se souviendrait d'elle, elle n'avait que quinze ans à l'époque. Elle n'avait pas l'impression d'avoir beaucoup changé. En même temps, il avait certainement croisé beaucoup de jeunes depuis sa visite. Elle avait un peu suivi son actualité. Il ne s'était pas marié mais avait enchaîné les succès culinaires. Il participait à des émissions de télévision, avait ouvert trois restaurants, deux étaient étoilés. Il avait énormément de charisme et charmaient ses clients tant par se cuisine que le personnage qu'il incarnait. On savait peu de choses sur son passé, il était arrivé jeune dans les cuisines et comme elle, avait progressé très vite avec un talent indéniable. Ce n'était pas pour rien qu'elle avait choisi de travailler à ses côtés. Elle était persuadée que leur collaboration changerait sa vie. Elle ne savait pas vraiment encore à quel point.

Elle prépara soigneusement sa tenue et son matériel pour le lendemain. Dans quelques heures, elle serait en face de l'homme qui lui avait donné un but à atteindre.

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