12 - Chloé - Vendredi Soir

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Je compulse les dossiers du personnel étalés sur mon bureau. Il me faut quelqu’un pour me sortir de là. Ce Ferraille, ce DRH, ce magouilleur, que je viens de démasquer en analysant ces dossiers, est malgré tout mon premier contact. Il devrait pouvoir me libérer.

Je n’hésite pas et compose son numéro de téléphone portable. Cela sonne, on décroche et avant même que je puisse dire le moindre mot, on coupe la communication. Par la suite, je tombe directement sur sa messagerie. J'essaye son domicile mais la tonalité "occupé" répond à tous mes essais. On veut jouer ? Alors, on va jouer ! Mais avec mes règles…

Je contacte – en numéro caché – la police locale et signale une tentative de home-jacking au domicile des Ferraille. « Des hommes ont forcé la porte d’une maison alors que je faisais mon jogging. J’en ai été témoin. ». Je souris en imaginant sa tête lorsqu'une patrouille viendra sonner chez-lui. S'ils viennent sonner...

J’appelle, ensuite, les pompiers pour signaler une fumée suspecte à la société Vancelor. Je leur dis que je faisais mon jogging et qu’à cette heure, cela m’avait paru bizarre…

Je termine mon jeu en appelant Raymond. Je lui dis être enfermée au bureau et que le téléphone est coupé. Il me répond qu’il arrive.

En attendant l'arrivée de toute cette cavalerie, je colle des affiches sur les fenêtres. Enfermée et Pas Feu. Je n'ai pas envie d'être arrosée pour rien ! La note, pour tous ces faux-appels, sera salée cela est certain. Mais ma colère, ma fureur est grande ! C'est encore plus vrai !

Je me rends compte que je n’ai même pas d’appréhension ni de peur. Ni de remords d’avoir dérangé quelqu’un. On n’en a pas avec moi tous ces derniers jours.

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Voilà, ils arrivent. Les pompiers illuminent la façade de leurs phares de recherche. Ils s’arrêtent sur mes affiches. Je leur fais des grands signes à une autre fenêtre.

Un des deux véhicules redémarre presque aussitôt et quitte le parking. Aurait-il compris si vite qu’il n’était pas nécessaire de rester ? Il manque d’emboutir la Police dans leur empressement à partir. Quel carnage cela aurait été ! Le gros bahut rouge des pompiers contre la petite citadine blanche des gens d’armes. Je me demande qui aurait fait le constat ?

D’autres badauds attirés par le jeu des feux multicolores s’agglutinent sur le parking. Il me semble reconnaître Raymond – à sa démarche si particulière – au contact avec la police et les pompiers.

Vont-ils bientôt se décider à intervenir et à me délivrer ? Je les vois enfin se diriger vers la porte d’entrée du bâtiment. Dans le même temps, le dernier camion des pompiers quitte le parking. La situation se décante.

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Je me rends dans mon local et commence à trier les papiers que je considère comme essentiels dans mon enquête : tout ce qui les incrimine dans leurs magouilles d’embauche et de trésorerie. Il me semble même que les stocks ne correspondent plus à la réalité. Mais cela, je dois encore le vérifier. Il n’est pas question que je laisse ces dossiers ici, un week-end, sans aucune sécurité ni garde. Ce sont des documents compromettants et révélateurs de la corruption qui règne dans cette société. Il me faut les préserver.

J’entends du bruit dans le couloir. La discrétion n'est pas leur point fort. La porte des secrétaires se déverrouille enfin et je ne peux m’empêcher de les interpeller :

— C’est à cette heure que vous arrivez ? Vous en avez mis du temps pour vous décider !

Ce ne sont pas une mais deux personnes qui se présentent à moi en même temps. Quelle impétuosité ! Un policier, d’un look banal, et sa coéquipière qui, elle par contre, ne l’est pas du tout. Nos regards s’accrochent. Soudain, je la vois blanchir et se retenir au mur.

Je veux m’élancer pour la retenir mais son collègue m’en empêche en réclamant d’une voix sèche :

— Vos papiers !

Elle en profite pour s'éclipser. Fâchée de cette frustration, je me tourne vers l’agent de police.

— D’abord, c’est Mademoiselle. Ensuite, quelles ont été vos premières constatations ? Les portes étaient fermées et la clé engagée dans le cylindre. En clair, j’ai été enfermée de manière volontaire. Cela s'appelle de la séquestration ! Avez-vous remarqué que la ligne téléphonique ne répondait pas, qu'elle était sans tonalité ? Savez-vous pourquoi je suis arrivée dans cette société ? Pour tous ces dysfonctionnements qui ont été soulignés et d'autres qui se cachent encore ! On espère, peut-être, que je me taise à tout jamais. Je suis à la limite de demander votre protection. C’est donc un appel à l'aide que je vous ai envoyé. Je suis une victime ! Je veux être protégée !

— Mais, parvient-il à peine à articuler sous mon flot de paroles.

— Car je suis limite à porter plainte pour dissimulation, fraude à la sécurité sociale, blanchiment d’argent, stock frauduleux, travail au noir et malversations bancaires, continuais-je. Vous avez tout noté ?

— Euh…

— Et d'abord votre collègue où est-elle ? Je ne voudrais pas ajouter non-assistance à personne en danger à la liste déjà longue des plaintes que je vais vous faire acter.

— T’es trop jolie quand tu t’ fâches, me dit Raymond qui vient d’apparaître au seuil de mon bureau.

— Aidez-moi plutôt à porter ces deux caisses dans la voiture et mettez-moi en protection, dis-je d’une voix adoucie et avec un léger sourire aux lèvres

— Mais non, il n’en est pas question, se rebiffe cet agent des forces de l’ordre, perdu dans mon désordre.

— Ce n’était pas une demande mais un ordre ou plutôt un conseil que vous auriez intérêt à suivre pour votre avancement ultérieur, réplique-je le regard noir.

Un éclat de rire nous interrompt. Raymond hilare se retient à la porte.

— Te fâche pas la môme, on va t’aider.

— Et toi, aide-le on ne va pas y passer toute la nuit, terminé-je avec un demi-sourire vers ce Bleu, qui était blanc et qui allait virer au rouge.

Sentir la présence de Raymond est un réel appui pour moi. Le policier ne répond pas. Peut-être le ressent-il aussi.

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— Il va falloir que vous vous expliquiez sur votre comportement, me dit ce policier en revenant dans mon bureau.

— Tout à fait ! répliqué-je. Mais en attendant, où est passée votre collègue ? On ne va pas partir sans elle ? Moi, je vais me laver les mains.

— Vous laver les mains ? me dit-il d’un air ahuri

— C’est une manière non-diplomatique de préciser qu’il est nécessaire pour moi de m’absenter quelques instants. Je me fais toujours bien comprendre ? Avec Raymond, faites le tour du bâtiment pendant ce temps-là et retrouvez-la, conclus-je.

— Raymond ?

— C'est moi l'Raymond, grogne mon sauveur du soir. Viens par là, j’vas t’montrer.

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C’est en ouvrant la porte des toilettes que je retrouve la Bleue. Enfin, en partie en bleu. Car pour l’instant, elle est à moitié dévêtue, son pantalon tire-bouchonnant sur ses jambes nues. Le spectacle est joli mais lorsque mon regard se porte sur son visage, j’y trouve une telle détresse que mon cœur rate un battement. Même plusieurs…

Elle est là, arrimée à la tablette qui supporte deux vasques blanches. Dans l’une d’elle, son ceinturon forme une boucle. À l’autre, s’agrippe cette fille au regard si improbable dans un visage encore plus crayeux que l’évier qui retient le poids de son corps.

— On vous a pas appris à frapper avant de rentrer quelque part, articule-t-elle péniblement.

Ses yeux qui m’accrochent me lancent comme une supplique qui ne me laisse pas indifférente.

Je parviens à me sortir de cette aphasie. Je m’approche, lentement, sans toutefois parvenir à m’extraire de l’appel visuel que je lis dans les deux lacs, proches d’un débordement, qui lui mangent le visage. Je remarque alors des traînées sanguinolentes sur ses jambes.

— Cela fait plus d’une heure qu’on vous cherche. Laissez-moi vous aider. Vous pissez le sang, murmuré-je du bout des lèvres, ne voulant pas briser ce moment hors du temps.

— Ne bouge pas, je vais t’aider, continué-je sur le même ton.

Que se passe-t-il ? Me voilà à genoux sur le sol de sanitaires d’une entreprise à 11hr du soir. En plus, je suis en train de tutoyer une parfaite inconnue ; même pas une copine ! Mieux encore, je prête attention à elle comme s'il s'agissait de ma meilleure amie. Et cela me semble normal.

À l’aide de mouchoirs et de coupons en papiers, je nettoie ses jambes. Elle tressaille et tremble même de plus en plus. Je tente de la retenir au mieux.

Elle a la peau douce. Malgré le côté « trash » de la situation, j'avoue en profiter un peu. Non pas que j’abuse, mais je suis attirée par le grain de cette douceur. Il me semble sentir, cependant, quelques cicatrices anciennes sous mes doigts. J'ai peut-être trop d'imagination.

Tout à ma tâche de nettoyage, je continue à lui parler d'une voix douce, apaisée.

Je remarque que son pantalon est humide mais avec l’aide de quelques mouchoirs, je pourrai limiter les dégâts sans trop d'efforts. Sa culotte, par contre, est ruinée ; largement imbibée. Ce ne sont donc pas des menstrues mais bien une réelle hémorragie qu’elle a ! Ou plutôt, qu’elle a eu, car l’écoulement semble s’être tari.

— Je vais te conduire à l’hôpital, dis-je.

— Il n’en est pas question. Je dois travailler. Cela va passer, parvient-elle à prononcer. Cela doit passer.

— Non, ma Belle ! Cela n’est pas prudent. Maintenant, ce n’est plus un jeu ou un effort à faire. Tu n’as rien à prouver ; ni à nous, ni à toi.

— Mais je ne joue pas, dit-elle en se crispant encore plus sur la faïence.

— D'accord. Voilà ce que je te propose. Je ne vais pas te laisser seule. On reste ensemble. Mais s’il le faut nous irons aux Urgences ; main dans la main. En-sem-ble.

Mes paroles quittent ma bouche sans effort. Mon esprit hurle dans ma tête. Je suis en train d'appeler « Ma Belle » une parfaite inconnue et de lui dire que nous sommes « ensemble », « main dans la main ». Ma raison hallucine. Et pourtant, je ressens un apaisement en moi, une énergie diffuse qui me fait paraître cela comme une normalité, une évidence simple. Je suis en paix.

Ses yeux ne quittent pas les miens. J’ai l’impression d’être aspirée par son regard et dans le même temps de m’envoler, libre. Oui, c’est cela le vent de la liberté ; une chaleur qui enveloppe, un calme qui rend fort et puissant.

Nos énergies se rencontrent, se mêlent. Le temps ne compte plus.

Du bruit dans le couloir me ramène à une autre réalité.

Je bourre son entrejambe de papiers absorbants et la rhabille d’une main malhabile. Je la soutiens à la taille et tandis que j’attrape son ceinturon, la porte s’ouvre violemment et le visage rougeaud de son collègue nous apparaît.

— Mais, que se passe-t-il ici ? Nancy, tu vas bien ?

— On se calme Batman, comme tu le vois, elle vient de battre le record du marathon et on s’en retourne. Tous ensemble ! Réponds-je

— On arrête de se moquer. Je veux savoir, éructe-t-il l’air mauvais.

— Sam, suis-nous, murmure l’ombre, que je soutiens, d’une voix rauque et épuisée.

Et sans plus de conversation, on passe devant lui et je la mène à sa voiture de service.

— Je reviens, ma Belle. Épargne-toi. Je monte chercher mes affaires et je vous accompagne au commissariat, lui dis-je.

— Je viens avec vous me coupe son compagnon d’armes.

Revenant au parking, je remarque que ma Douce est en train de téléphoner.

Je devrais arrêter avec ces surnoms ridicules. Elle s'appelle Nancy. Son collègue l'a mentionnée tout à l'heure.

Raymond me glisse avant de monter dans sa voiture :

— Tu vas le faire tourner en bourrique, c’t homme.

— On se voit lundi. J’ai des choses à te demander ? Réponds-je avec un demi-sourire.

— Ça tombe bien. Moi aussi, j'dois t'dire. Bon week-end. A plus.

Au commissariat, on dépose Nancy à sa voiture. Je trouve que ce prénom lui va vraiment bien.

Elle semble aller mieux. Elle a déjà repris quelques couleurs. Je ne peux vraiment pas la laisser seule, aussi va-t-elle venir ce week-end chez-moi. Je l’ai décidé et n’ai pas entendu d'objection. Nos mains ne se sont pas quittées tout le temps du déplacement en voiture alors que je sentais le regard curieux de son collègue sur nous. Mais sans aucun commentaire... Avec ma Belle à côté de moi, je n’aurais même pas su être agressive envers lui. Mais j'aurais pu le déchiqueter s’il s’était tourné contre elle. Je suis bizarre.

Ma tête continue de m’envoyer des messages d’incohérences, de folies. Je ne l’écoute plus. Je ressens un calme qui me fortifie, qui me grandit.

A peine arrivés dans les locaux, mon accompagnateur, le Sam, se fait interpeller par ce qui semble être son chef de service. Quant à moi, on se contente de vérifier mes papiers et de me ramener poliment à la voiture. Je m'attendais à des sermons et des tonnes de paperasses à remplir. Mais rien. Cette politesse me surprend.

Bizarre, mais cela m'arrange. Je veux vite la retrouver.

Sur le parking, un gradé me tient la porte de la voiture de Nancy et, sans même un regard pour elle, me dit d’une voix mielleuse :

— Nous reprendrons contact avec vous la semaine prochaine.

Je ne réponds pas, trop pressée de me retrouver seule avec elle et d’en prendre soin. Beaucoup de soins

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