Chp 3 - Saio : l'esprit-chien
— Alors ? C’était comment, ton premier jour de travail ? demande Bātchan en posant un bol de soupe devant moi.
— C’était cool. Le cabinet est vraiment beau : tout en bois et en matériaux précieux, avec une architecture qui mélange le traditionnel et le design moderne. C’est épuré, calme. Le point positif, c’est qu’on est une petite équipe qui a l’air assez soudée.
— Comment est le patron ?
Je baisse le nez dans mon bol.
— Jeune, dis-je en avalant une gorgée de soupe.
Et beau.
Bātchan pose une coupelle de kimchi sur la table. Bien qu’elle ait un nom japonais, elle descend de travailleurs Coréens qu’on a fait venir au Japon pendant la guerre, et qu’on a forcé à prendre un nom japonais. Mais, même si elle a épousé un Japonais pure souche – pour autant que ça existe -, elle a toujours conservé les traditions culinaires de ses parents.
— Est-ce que tu as bien pensé à donner ton cadeau à tes collègues et ton patron ? me demande-t-elle encore.
— Oh, j’ai oublié ! Je leur apporterai demain. Ça me fera une occasion d’aller me présenter à Miwa.
— C’est le nom de ton patron ? J’espère qu’il aime le chocolat aux algues salées.
Ça m’étonnerait, réponds-je dans ma tête.
Une de ses copines lui a ramené ce chocolat de Séoul. Comme beaucoup de grand-mères japonaises, Bātchan est très active. Et justement, elle a une réunion avec ses copines ce soir.
— Viens avec moi, décide-t-elle en plaquant sa main burinée sur la table.
— Oh, je préfère rester à la maison. Je suis un peu fatiguée… et tes copines vont encore me demander pourquoi je ne suis pas mariée.
— On ne va pas les voir. Ce soir, je t’emmène chez une patiente, assène ma grand-mère avec autorité.
Je lève un sourcil.
— Une patiente ?
Ma grand-mère n’est pas une retraitée comme les autres. C’est une ogamiya-san : une femme qui aide les gens qui ont des problèmes personnels. Un genre de chamane, pour le dire plus simplement. Elle a découvert cette vocation après la mort de mon grand-père et s’est mise à soigner les gens victimes de maladies incurables ou de malheurs en série. Visiblement, ça marche, et les voisins font beaucoup appel à elle… C’est un aspect de ma grand-mère que je trouve cool, mais qui me trouble un peu, aussi.
— Mme Tamura. Sa nièce se comporte bizarrement : elle l’a fait descendre de Tokyo pour que je l’examine. Je voudrais que tu m’accompagnes, c’est trop loin pour que j’y ailles à pied ou en vélo.
Pas le choix. Je suis aussi là pour aider Bātchan, et elle ne conduit pas.
Mme Tamura habite au nord de Kyoto, dans les montagnes de Kurama. Un coin effectivement très mal desservi, et il fait nuit. Ma grand-mère me guide jusqu’à une maison isolée dans un bosquet de bambous, un coin plutôt sinistre. Il fait noir comme dans un four et je manque de tomber en butant sur une racine en descendant de voiture. Mais Bātchan, elle marche droit devant elle, la boîte contenant ses instruments serrée contre elle.
Une femme d’âge moyen sort de la maison avec une lampe.
— Merci d’être venue, sensei, salue-t-elle en s’inclinant.
Elle me gratifie d’un petit signe de tête. Je comprends tout de suite qu’elle me prend pour l’assistante.
— Alors, qu’est-ce qui se passe ?
— C’est ma nièce Kaori. Elle ne va pas bien depuis qu’elle est revenue de voyage en Thaïlande, il y a six mois… ma sœur a fait tous les examens à l’hôpital, mais ils n’ont rien trouvé. Les médecins parlent d’un problème dans la tête… mais moi, je pense que c’est autre chose, et j’ai tout de suite pensé à vous.
— On va voir ça, la rassure ma grand-mère en me tendant son sac. Saiō, prends une veste blanche dans le sac, mets-là et sors le saké sacré et la boîte de sel. Vous avez un autel pour les ancêtres dans votre maison ? Et où est celui des dieux ?
Ma grand-mère veut que l’assiste… pendant que je me change, Mme Tamura lui fait faire le tour des lieux. Bātchan, le visage concentré, analyse silencieusement la configuration énergétique de la maison. Je sais ce qu’elle regarde : les orientations, le coin nord-ouest ; la fameuse « porte des démons », les lieux de pouvoir comme l’étagère des dieux dans la cuisine, la présence ou non de talismans, leur âge, l’état des offrandes.
— Il y a un puits dans le jardin, affirme-t-elle soudain.
La maîtresse de maison hoche la tête.
— On l’a bouché, répond-elle.
— Il faudra le déboucher, et faire venir le prêtre des dieux pour le service au kami du puits, puis une fois par an minimum, diagnostique-t-elle. Pour le reste, tout va bien. Montrez-moi votre nièce.
La nièce est une femme d’une quarantaine d’années à l’air dépressif. Ma grand-mère s’entretient avec elle pendant une trentaine de minutes, seule à seule. Puis elle me fait entrer.
— Je te présente Kaori. Elle habite à Tokyo comme toi.
Je discute un moment avec la dénommée Kaori, qui n’arrête pas de dévorer les gâteaux que sa tante met sur la table. Je lui trouve un air bizarre, avec une lueur étrange dans les yeux. Mais elle a une conversation tout à fait normale.
— Bon, finit par statuer ma grand-mère. Je vais procéder à une petite purification avant de repartir… Saiō, tu m’aides ?
Ma grand-mère ouvre enfin sa boîte en paulownia. Elle en sort un chapelet bouddhique contenant quatre griffes d’ours, et surtout, son arc en bois catalpa : un instrument rituel hyper rare de nos jours, qui lui a même valu l’attention d’un respectable ethnologue de l’université, venu l’interroger sur ce qu’il qualifiait de « survivance d’une époque archaïque ».
Sa voix rauque et forte envahit l’espace, se superposant au son métallique de la corde de l’arc qu’elle frappe en rythme à l’aide de la flèche. Je récite avec elle, accompagnée par Mme Tamura et Kaori, assises derrière nous les mains jointes. Et soudain, la nappe sonore produite par nos voix est brisée par des jappements sourds. Je m’aperçois, effarée, que ces cris d’animal sortent de la gorge de Kaori… elle qui paraissait tellement normale ! Je jette un coup d’œil à ma grand-mère, mais elle reste impassible et continue sa récitation. Mme Tamura n’a pas l’air de réagir non plus. Il n’y a que moi que ça choque, une femme qui jappe ?
Les cris s’intensifient, et se transforment même en aboiements et en grognements. La pauvre Kaori se roule par terre. Cette fois, ma grand-mère réagit. Elle saisit Kaori qui se tortille au sol :
— Aide-moi à la tenir !
La voix de ma grand-mère se fait plus forte. Son chapelet en main, elle dessine en l’air des signes ésotériques en criant des formules. Quelque chose sort de sa bouche, une sorte de fumée noire, qui s’échappe dans le couloir… j’aperçois la queue d’un chien. Les Tamura en ont un ?
Ma grand-mère saisit son arc et encoche la flèche, qu’elle tire dans la direction où le chien a disparu. Pendant une micro-seconde, j’ai l’impression de voir l’air se flouter.
— C’est fini, dit-elle enfin.
Je baisse le regard sur Kaori. Elle s’est calmée ! Elle respire doucement, épuisée.
Sa tante se répand en remerciements.
— Kaori restera vulnérable pendant quelques temps. Pour éviter que son mal ne revienne, il faut qu’elle accomplisse une purification toutes le semaines pendant un mois et récite le rite de Nakatomi. En voilà une copie… Saiō, donne la feuille à Mme Tamura.
Je sors une feuille imprimée du sac estampillé « aéroport d’Incheon » de ma grand-mère. Le fameux rite de la Grande Purification de Nakatomi, que je connais par cœur à force de l’avoir entendu réciter.
Mme Tamura s’incline respectueusement.
— Merci, sensei. Merci, merci.
Et, discrètement, elle glisse une enveloppe vers ma grand-mère, que cette dernière redirige aussitôt vers elle.
— Je ne fais pas ça pour l’argent.
— Prenez au moins une caisse de mandarines ! Pour vous dédommager du trajet.
— Ça, d’accord, se laisse convaincre ma grand-mère. Saiō, porte la caisse dans la voiture !
Nous mettons Kaori au lit et sortons toutes les trois dans la nuit, moi lestée d’un gros carton de mandarines de Kyûshû. On peut dire que je fais double journée !
Mme Tamura nous regarde monter dans la voiture, et s’incline à quatre-vingt-dix degrés. Ma grand-mère lui répond d’un signe de la main, et je mets le contact. Les phares éclairent les bambous le long de la route, comme une loupe fantasmagorique.
C’était une drôle de soirée.
— Tu l’as vu ? demande soudain ma grand-mère.
— Vu quoi ?
— L’esprit du chien qui la possédait.
— J’ai vu un chien, mais…
— C’était un esprit, assène ma grand-mère. Pas un chien ordinaire. Elle a dû attraper ça dans ce pays lointain. Cet esprit-chien avait l’air complètement perdu.
— Euh…
Bātchan tourne son visage résolu vers moi.
— Les esprits existent, Saiō. C’est pour que tu le constates que j’ai tenu à t’amener avec moi. Je suis vieille, et bientôt, je ne pourrais plus faire des exorcismes comme celui-là : il faudra que quelqu’un prenne ma place.
J’ai un début de suée.
— Ton apprentie, Minako ?
— Elle s’est mariée le mois dernier, grogne ma grand-mère. Les femmes mariées ne peuvent pas servir les dieux, apaiser les âmes et combattre les démons !
— Tu ne peux pas en trouver une autre ? Passer une petite annonce dans le journal ?
Ma grand-mère secoue la tête.
— Non. Il faut quelqu’un de motivé, célibataire, qui connaisse les rites. Et qui possède du reikan. Toi, tu as tout ça, Saiō ! Je l’ai toujours su. C’est toi que je voulais pour me succéder. J’attendais que tu reviennes au Japon pour ça.
C’est bien ce que je craignais.
— Je n’ai pas de pouvoir magique, de don de prophétie ou de troisième œil…
— Ça se travaille. Et tu as vu cet esprit-chien : c’est ce que je voulais vérifier en t’emmenant.
Je me suis fait avoir par ma grand-mère. Comment lui dire non, maintenant ?
— Je ne te demande pas grand-chose, insiste-t-elle. Juste de me suivre lorsqu’on m’appelle, de participer aux rites et de venir faire l’ascèse de la cascade avec moi. Ce n’est pas compliqué ! Tu peux faire ça pour ta vieille mamie, non ?
C’est énorme. Ma grand-mère se rend chez ses patients plusieurs fois par semaine, prie tous les jours et surtout, se plonge sous une cascade glacée une fois par mois…
— Juste essayer. Pour me faire plaisir ! Je suis sûre que cette discipline te fera du bien. L’eau glacée, ça fait une belle peau, ça conserve. Tu n’es plus toute jeune… Et s’il ne se passe rien au bout de quelques mois, si ton reikan ne se développe pas, je me chercherais une nouvelle disciple.
Ce serait mieux, oui.
Mais je me sens obligée d’accepter.
— D’accord. Mais juste une fois ou deux, hein ?
Elle hoche vigoureusement la tête.
Une fois arrivée à la maison, Bātchan m’ordonne de changer l’eau sur l’étagère des dieux, puis elle m’invite à me frotter de sel sous la douche.
— Ce week-end, toutes les deux, on ira à la cascade pour de Fushimi pour se purifier.
Je me suis fait avoir. Je le sais.

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