Les Fêlés : Nouveau chemin 2/

8 minutes de lecture

Le sommeil dut le prendre par surprise, le temps d'un battement de cils la nuit cédait sa place à l'aurore. Adelin soupira d'aise en se rendant par habitude dans sa salle d'eau privative, installée depuis deux mois à peine dans une pièce attenante à sa chambre, où il put s'adonner à une toilette de chat. Quelle chose merveilleuse et luxueuse que l'eau courante. Que sa famille accroisse encore un peu sa richesse, et ils pourraient même faire installer des systèmes de psynergie pour obtenir de l'eau chaude sans effort.

Frais, apprêté, le cinquième fils partit relire de la documentation sur les testaments en prenant son petit-déjeuner. Il lui restait deux heures avant d'exercer pour la première fois de sa vie comme notaire, sous la surveillance de son père. Il lui fallait émettre cent documents impeccables pour obtenir son sceau notarial, l'attestant apte à émettre des documents avec une valeur reconnue. Il pourrait alors officier en toute légalité.

Impatient, Adelin fureta autour du bureau que son géniteur lui prêtait pour l'occasion. Le cœur battant, il admira les meubles d'ébéniste que Manard s'offrait au fur et à mesure de leur montée en puissance. L'adolescent détailla le bureau aux lambris dans les tons chauds, aux meubles assortis. De mémoire, il contemplait du bois de noyer, d'ébène, de chêne rouge agrémentés de cuirs et de dorures. Les décorations ne sautaient pas aux yeux, il fallait s'attarder pour découvrir les détails.

Le sanglier, l'emblème de la famille Digitfractor, s'avérait omniprésent. Des sabots supportaient les meubles, une farandole de hures soutenait le plateau du bureau massif. Des silhouettes se devinaient à peine sur trois murs, tandis que celui auquel ferait face le client exhibait le symbole du Sanctum en or et fer noir, prenant toute la portion supérieure. Autour, un immense gnomon dans les même matières l'encadrait d'un côté, de l'autre la devise de leur famille s'incrustait avec des lettres stylisées : La Terre et le Sang.

Adelin s'appuya contre l'encadrement de la porte et se permit de rêver. Il s'imagina adulte. Notaire. Son bureau ressemblerait beaucoup à cela, un jour. Toutefois, il aurait des fenêtres plus grandes, des braseros aux flammes blanches et moins de piles de feuilles sur son bureau. Ses dossiers en cours iraient dans des tiroirs incrustés aux murs, et il posséderait assez de chaises pour que ses clients viennent en famille, donc au moins sept ou huit, pourquoi pas directement une vingtaine. Quitte à posséder un très grand bureau avec extensions, que chacun trouve une place pour lui faire face. Il demanderait à ce que le tout s'illumine aisément à la lumière du jour. Peut-être même pourrait-il s'inspirer de celui de Nathanaël. Tout dans sa pièce était noir et blanc, agrandi et éclairé de beaucoup par un immense miroir. Peut-être pourrait-il demander à ce que le sien soit incrusté du symbole de leur patrie. Cela lui éviterait d'encombrer deux murs avec des objets immenses.

Aussi, avec son rythme de vie il pourrait se permettre de prendre des rendez-vous tard. Cela lui permettrait au passage de réclamer un supplément pécunier à ses prestations. Il posséderait également un tiroir parfaitement ignifugé, où il pourrait stocker ses métaux à manipuler quand il se sentirait sous pression. Ignifuge, et secret.

On lui reprochait souvent de manquer d'ambition. Adelin sourit. Son bureau seul risquait bien de demander le même budget que ceux de tous les membres de sa famille réunis.

  • 'Vraiment en avance, fils ! C'b'en !

Adelin sursauta. Sa réaction fit rire son père, qui se retint à temps de lui ébourrifer les cheveux. Reprenant son sérieux d'un coup, Manard détailla son fils. Tous deux suivaient les codes vestimentaires avec peine et se contraignaient à y correspondre. Ils se validèrent mutuellement, le père reprit son rôle de noble.

  • Alors, tu es prêt ?
  • Comme vous pouvez le constater, père !
  • Bien, j... je vais te montrer une petite astuce qui va nous faire gagner beaucoup de temps.

Manard l'invita derrière son bureau, qui de ce point de vue menaçait d'exploser sous la pression des documents entassés. Avec respect et déférence, Adelin contempla les documents vierges soigneusement empilés, encadrés de matériel de calligraphie. Quand son père caressa les feuilles, une infime lueur argentée suivit son doigt couturé de cicatrices.

  • Tu l'as vue ?
  • Oui, père...
  • C'est une petite merveille de technologie. Ta mère l'a découverte il y a deux ans, depuis on y alloue un budget certain... On commande ces papiers auprès de Melchior de Novaesium. Quand on écrit sur la feuille en haut du tas, on écrit aussi sur toutes celles dessous. Et ça marche même pour les sceaux. Juridiquement, tous les documents ainsi fournis sont des originaux !

Adelin contempla ces merveilles. Tout ce qu'ils produisaient devait se faire en trois exemplaires minimum, parfois ils écrivaient des documents de plusieurs dizaines, voire centaines de pages. Et sa famille avait coutume de fournir plutôt un minimum de cinq exemplaires. Le gain de temps était considérable !

Son père lui offrit de prendre place sur son fauteuil, puis tous deux révisèrent ce qu'ils savaient de leur client, les erreurs à éviter ainsi que les grilles tarifaires qu'ils pourraient utiliser. Adelin prêta serment de respecter la confidentialité des informations qui seraient transmises en ces lieux.

Ils ne virent pas le temps passer, et furent surpris par l'arrivée d'un serviteur qui leur annonça l'arrivée de leur client. Le père et le fils lissèrent leur tenue d'un même geste, et Manard partit chercher Bernard Fresne père.

Adelin offrit son sourire le plus éclatant à l'homme, et se comporta comme si les lieux lui appartenaient. Il le salua avec courtoisie, l'invita à prendre place tandis que lui-même réinvestissait le confortable fauteuil de notaire. Son père vint se placer près de lui, ombre rassurante veillant au grain. L'Allumé sentit que son visage brûlé, malgré le maquillage interpellait son client. Comme tant d'autres.

Les deux principaux interlocuteurs récapitulèrent ensemble la situation, puis Fresne père posa quelques questions, accoudé sur le cuir comme à un bar.

  • 'C'qu'on peut déshériter son fils aîné ?

Ainsi donc, le Dépeceur allait beaucoup y perdre au décès de son père...

  • Au vu de vos liens du sang, il recevra malgré tout douze pourcent de votre fortune monétaire. Pour le reste, effectivement vous pouvez l'écarter de votre succession. Je dois tout de même vous avertir que si vous changez d'avis, vous devrez alors lui faire une donation...
  • 'ç'risque pô.
  • ... Une donation de cent pièces d'argent, ou selon l'importance du préjudice subi et de l'état de vos finances à ce moment-là une compensation qui sera décidée par un Juge.
  • Y'a un connard d'étranger qu'va mett' le nez dans mes affaires ?
  • Dans le cas où vous vous ravisez au sujet de votre fils, oui.
  • ... Y s'ra au courant que j'vais l'déshériter ?
  • Comme mon père et moi-même sommes tenus au respect du secret professionnel, il ne sera au courant que si vous le lui dites... ou seulement au moment de la lecture testamentaire.
  • Ah... ben... bien. Donc lui l'est déshérité.

Adelin nota l'information sur un brouillon.

  • Et on peut mettre des conditions à un héritage ?
  • Tout va dépendre des conditions en question.
  • J'veux voir noir sur blanc au sujet d'ma fille "si elle est toujours mariée à ce chien galeux qui lui sert de premier époux, elle héritera uniquement des dettes. Et s'il n'y a plus de dettes, elle récupère nôtre maison familiale, les meubles, mais n'aura pas une pièce." Faudrait d'ailleurs qu'on voie où j'pourrais mettre cet argent, s'y m'reste que'que chose messieurs. Puis pour ma fille, elle divorce, unique héritière de tous mes biens et dettes sans trop léser la mère. J'veux protéger ma femme quand j'serais plus là.

Adelin s'était figé en entendant le terme "chien galeux". Il connaissait peu l'incriminé, auquel on pouvait bien sûr reprocher quelques petites choses, mais de ce qu'il en savait, il s'agissait d'un homme bien. Et à sa connaissance, aucune loi n'interdisait les injures dans les testaments. La perspective d'en écrire lui plaisait.

Il débroussailla avec son client les divers partages possibles, les sommes minimales et maximales, les documentations à fournir... en parallèle dans son esprit se formait le testament qu'il pourrait délivrer en quelques heures.

Quand il récapitula la volonté de son client, un silence s'installa.

  • ... Dites... ça m'emm... me dérange mais... laisser rien qu'une pièce de cuivre à mon fils... j'en trouverais pas l'repos. 'fin...
  • Vous n'avez pas à vous justifier, monsieur Fresne ; le rassura Adelin. Si nous sommes ici aujourd'hui, c'est pour que vos volontés s'appliquent au mieux.
  • Y'aurait moyen... qu'il touche rien du tout ?
  • Vous pouvez le renier. Je dois tout de même vous prévenir que les démarches sont longues et assez coûteuses. Mais ainsi, à votre décès il n'accédera à rien, tout comme il ne pourra rien réclamer. Il sera même interdit de participer à l'ouverture du testament, puisqu'il sera alors considéré comme étranger à l'affaire.

Bernard Fresne père se rembrunit. Adelin pouvait comprendre. Le Dépeceur ne connaissait aucune limite, si l'homme face à l'Allumé décédait sans testament, alors Bernard fils gagnerait bien des moyens de pression sur sa mère et sa sœur, rien que par le biais des lois.

  • Rien ne vous oblige à vous décider aujourd'hui, monsieur Fresne. Vous pouvez demander à ce que l'héritage de votre femme et de votre fille soient fixés, et laisser la question de votre fils en suspend. Votre testament sera considéré comme édité au terme de cette semaine, ce qui réduira de beaucoup les frais de modifications lorsque vous aurez pris votre décision.

Il laissa le temps à son client de réfléchir, faisant mine de ne pas remarquer ses coups d'œil dégoûtés vers son oreille fondue.

  • On fait ça. J'peux vous poser des questions su' l'reniement ?
  • Naturellement ! D'autant plus que cela concerne votre testament, cela ne modifiera donc pas le tarif de notre entrevue.

Son client le dévisagea, avant de détailler Manard.

  • Z'avez un bon fils, sieur. Y vous r'ssemble bien.

Adelin aurait donné beaucoup pour connaître l'expression de son père. Ce dernier resta silencieux, les affaires purent reprendre.

De longues explications plus tard, Fresne père serra la main du notaire en devenir, lui paya son dû et insista pour lui offrir de l'argent de poche. Adelin décida que cela partirait à la quête. Avec son père, il émit son tout premier testament, se le fit valider avec fierté et put user du papier ensorcelé. Pour conclure, pour la première fois de sa vie, il put signer un document professionnel, avant d'y apposer le sceau de sa chevalière.

  • Plus que quatre-vingt-dix-neuf de la sorte et tu pourras ouvrir ton propre cabinet quand tu voudras ! le félicita Manard.

N'y tenant plus, Adelin le prit dans ses bras. Dans sa joie et son sentiment de félicité, l'envie d'allumer un grand feu le prit.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire Hilaze ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0