Hors des sentiers battus 7/

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Hélas, comme à la signature de son premier contrat, l'idée d'un grand feu de joie le démangea. Machinalement, il se signa pour repousser le mal, avant de s'emparer de son fil de fer. Son regard s'abîma dans le métal en fusion parcouru de flammes pâles, qui changeait de silhouette au fil de ses pensées agitées.

Bien sûr, Adelin savait qu'agir de la sorte hors de sa chambre constituait une prise de risque. Pourtant, il ne put se résoudre à cesser l'exercice que lorsqu'un serviteur frappa à la porte pour lui rappeller que l'heure de son premier rendez-vous approchait.

Tremblant d'angoisse à l'idée que l'employé ait aperçu quelque chose, Adelin s'empressa de prendre place en son bureau, et eut juste le temps de recomposer son masque professionnel. En dehors de cet incident, il ne vit pas sa journée passer, et parvint sans peine à remplir les suivantes. Il peina même à préserver l'après-midi promise à Albin.

Son aîné l'attendait en avance à l'orée des bois, ils se parlèrent à peine durant le trajet. Le milicien avait les traits tirés par la fatigue et des réflexions sans fin.

  • Tu es distrait, aujourd'hui, releva l'Allumé.

Grognement renfrogné. Adelin sursauta quand, presqu'une minute plus tard son frère développa sa réponse.

  • Je crains... qu'une taupe ne sévisse dans nos rangs.
  • ... Qu'est-ce qui te fait dire ça ? s'enquit Adelin en baissant de plusieurs tons.

Albin s'assura de leur isolement, avant de lui répondre plus bas encore :

  • Plusieurs maîtres-chiens ont vu la piste interrompue par du poivre, les rendez-vous commencent à coïncider avec certains tours de gardes de part leurs heures et leurs lieux. Nous risquons de devoir purger nos rangs.
  • Ce sera public ?
  • Tout dépendra du trafic derrière. S'il s'agit de magie... oui. Et des paladins nous seront imposés.

Adelin accusa le coup. Il risquait d'y passer, se cacher serait suspect... et ces élites ne pourraient que découvrir sa magie non-déclarée. Les deux frères se concertèrent en silence.

  • Nous pourrions t'envoyer auprès d'Elisebeth. Après tout, c'est surtout toi qui t'es occupé de son dossier.
  • J'y pensais, justement. Ou je pourrais partir en quête de clientèle à Novaesium... peu avant leur arrivée. Injoignable sur le trajet, trop occupé à me forger une réputation pour être attentif aux courriers que vous pourriez m'envoyer, sans compter l'aspect incertain de la poste. Le désespoir jette toujours plus de monde sur la voie du banditisme, avec la sécheresse qui empire d'année en année...
  • Nous devrons d'ailleurs...
  • Commencer à rationner l'eau et la nourriture l'an prochain. Je sais.

Tous deux ruminèrent. Ils avaient presque atteint la caverne d'intronisation. Adelin sursauta encore quand son frère reprit la parole.

  • En plus de ton départ à Novaesium, nous pourrions officialiser ton statut d'indic.
  • Non. Cela se saurait, Albin. Et je perdrais leur confiance à tous.
  • Comment...
  • Tout finit toujours par se savoir, tu me l'as dit toi même. L'unique question viable au sujet d'un secret, est quand sera-t-il révélé. Et je doute que celui-ci le reste bien longtemps. Ils ont tous trop à perdre pour ignorer cela. Après tout, nous sommes une potentielle menace à l'ordre de la Province. Et si je les perds.... je ne m'en relèverais pas.

Ils arrivèrent, empêchant le milicien de ruminer. Tous deux mirent pied à terre, entravèrent leur monture et se plantèrent à l'entrée de la caverne. Certaines avaient changé, en deux ans. Un fin sentier se dessinait, des ronces protégeaient vaguement l'entrée. D'autres demeuraient les mêmes, ramenant Adelin dix ans en arrière. L'odeur de charogne, de putréfaction, de mort.

De formol. De mort, de charogne molle et glauque. Apex. Hémoptisie. Crosse aortique. Le vide, cette sensation de vide, d'être hors du temps et sans âme, sans volonté tandis que la réalité, son horreur le dépassait.

Le feu le sauverait, c'était une évidence. Tout purger dans la douce, divine lumière du feu.

  • Reviens parmi nous, petit frère. Reviens... Reste avec moi !

On le secouait. Une gifle fusa, qui acheva de le ramener au présent. Adelin porta une main à sa joue, et lança un regard reconnaissant à son aîné.

  • Merci.
  • Bordel, déjà que tu as je ne sais quoi avec le feu, la mort te mets en transe maintenant !

Toute trace de fatigue avait disparu d'Albin. Ce n'est qu'à ce moment qu'Adelin sentit tout ce que son frère venait de lui faire. Le secouer, le saisir par les épaules, le soulever par le col, lui broyer les poignets, les mains.

  • Que voulais-tu faire, ici ?

Grognement las.

  • ... Voir si tu peux détecter la magie. Tu as du remarquer le sentier, toi aussi.

Adelin acquiesça, encore confus. Ses oreilles sifflèrent, sans couvrir la voix de son interlocuteur pour autant.

  • Donc il y a encore du passage, humain, j'en suis convaincu. Et aucune personne saine d'esprit ne se rendrait ici volontairement. Y es-tu déjà entré ?
  • Jamais.
  • Alors prépare-toi. Tu es l'unique mage que je connaisse, mais peut-être pas l'unique en ces lieux. Entre les druides elfes, les sorciers... sait-on jamais.

Vidé, Adelin y entra sans plus attendre, préférant mettre à profit sa sidération actuelle, sa confusion en espérant que cela lui épargnerait de nouvelles crises. Sans réfléchir, il alluma les deux torches qu'on lui tendit, se guidant de sa main enflammée.

Des lambeaux. Dès l'entrée, hors de vue même quand on se tenait sur le seuil, à l'abri de la lumière du jour, des lambeaux de chair humaine, cloués dans la roche. Et au-dessous, des noms gravés sur des linteaux de bois. Adelin connaissait les trente-deux les plus proches de la lumière. Certains Fêlés venaient une fois, deux, peut-être huit puis ne revenaient jamais. Ils poursuivaient leur vie, tout simplement. Sans la bande.

Mais plus loin, la macabre collection se poursuivait. Les deux furent contraints de se mettre de profil pour passer un resserrement de boyau, effleurant pour leur plus grande répugnance des chairs rongées par les vers, aux teintes blêmes malsaines. Les noms devenaient inconnus. Des scalps apparurent, des oreilles, des nez, des mains, des éclats de mains et de pieds, des tripes flétries et cloués comme des planches anatomiques. Des os qu'Adelin aurait préféré oublier, accompagnés de la senteur du formol. À la lisière de son audition, l'apothicaire lui parlait.

La caverne formait un boyau de pierre et de terre, un tunnel unique aboutissant à un boyau à la température agréable, sans la sueur glaciale de terreur qui ne pouvait que saisir les curieux.

Devant eux se dressaient plusieurs choses. Des chaînes, maintenant un cadavre au ventre gonflé, aux membres et à la face en lambeaux. Et près de cela, un amoncellement d'os de tout âges, certains avec encore des vestiges de chairs.

Adelin fut pris d'une quinte de toux prédisant une régurgitation imminente. Albin le baîllonna aussitôt.

  • Pas ici, retiens toi. Ravale. Nous ne devons laisser aucune trace de notre passage. Voilà, prends sur toi. Oui. Et dis-moi. Vois-tu quoi que ce soit de magique ?

Adelin eut besoin d'encore un peu de temps, pour reprendre un semblant de contrôle de ses tripes, sans pouvoir s'empêcher de penser à celles clouées autour de lui. Son regard tomba enfin sur un autel de pierre.

Dans un soupir, il mit ses doigts en triangle, et y trouva du métal.

  • Des... sigils ; s'étonna-t-il.
  • Les formes que la magie doit dessiner pour opérer ?
  • Oui.
  • Où ?
  • Là. Dans la pierre...

Albin suivit son regard et s'accroupit devant l'objet. Cela ressemblait à du marbre gris. À la surface, rien ne laissait présager la présence des symboles ésotériques. En prenant le temps d'affiner, Adelin se rendit compte qu'ils formaient eux-même un sigil, plus grand, plus complexe.

Puis il étendit sa vision aux clous. En reliant les points...

  • Nous nous trouvons sur un lieu de rituel, Albin.
  • Oui, je me doute bien.
  • Même les clous en font partie.
  • ... Ce serait pour ça alors, les trous dans les murs, les marques de déplacement des lambeaux...

Adelin dut interrompre son sort, le temps que sa toux, qui le plia en deux, passe. Bernard se serait entendu avec quelqu'un usant de sa folie pour nourrir un rituel ? Un nécromant sévirait sur leurs terres ? Il partagea ses craintes.

  • Non, il y aurait des traces différentes. Il paraît que la nécromantie donne une sensation de froid de cadavre et de peur là où elle plane. Tu n'as rien senti de cela ?
  • Pas le froid de cadavre... non...
  • Tiens bon, nous ne resterons plus très longtemps, et je te jure que la prochaine fois que tu viendras ici, ce sera pour tout cramer.
  • Tu divagues, nous devrions partir de suite...
  • Non petit frère. Tu dois m'en apprendre autant que possible. Et si la magie de ton feu peut perturber celle présente, en sus de celle du prêtre, alors nous devons le faire.
  • Albin putain, je lutte chaque jour pour ne pas me laisser aller, ce n'est pas un cadeau que tu me fais !
  • Je n'y ai pas pensé comme un cadeau. Je te demande de contribuer au bien de ces terres, nos terres. Rhamée répondra certes aux prières de notre prêtre, mais Elle ne l'a pas infusé de Sa divine Lumière, il existe donc un risque que ses connaissances ne suffisent pas à purger les lieux. Et si tu me donnes assez d'éléments, nous pourrions nous épargner une visite des paladins. Je ne te ferais venir qu'une fois certain qu'ils ne risquent plus de venir.

Adelin luttait contre trop de choses, il préféra abandonner la conversation. S'il voulait échapper au formol, aux charognes, aux pulsions, il devait donner à son frère ce qu'il voulait. Alors, autant que possible, il lui donna le peu d'informations supplémentaires obtenables. La confirmation des noms des Fêlés et anciens Fêlés, tous deux reconnurent les noms des membres de la famille de Bernard, certains restes du père de ce dernier, de sa mère, de sa sœur. Adelin parvint à trouver le bon angle pour se boucher la vue sous les écriteaux.

Enfin, ils sortirent. Adelin s'empressa de reprendre les rênes des chevaux, pendant que son frère s'assurait de l'absence de traces de leurs passages. Cheveux, objets tombés des poches, ces détails idiots dénonçant du passage. Les équidés devaient sentir et, d'une manière ou d'une autre empatir avec Adelin, pour la première fois de sa vie il sut apprécier la présence de ces couards dangereux et stupides aux trop grosses dents. Le premier se plaça à son côté, le second posa la tête sur son épaule. Le temps que son aîné revienne, l'Allumé eut le temps de trembler, de siffler des râles souffreteux. Quand, plusieurs fois, il se sentait sombrer, la chaleur de la vie, près de lui, sur son épaule, le souffle de vivants lui permit de garder pied. Et les trois ne bougèrent qu'à l'arrivée d'Albin, qui rompit cet instant de grâce et de connexion.

Ils rentrèrent en silence, Adelin se focalisa sur ce sentiment de communion inédit qu'il venait de découvrir. C'était peut-être quelque chose de similaire, que connaissaient les croyants. Avec Rhamée, la Lumière. Lui venait de communier avec ces imbécilités équines. Avec la vie, peut-être. Cette douce chaleur. Différente de la Lumière l'ayant traversé, des années plus tôt, quand Bernard avait usé de la poudre d'obéissance sur le prêtre... Cette Lumière-ci, avec le recul, avait eu un côté intemporel, éternel. Avec les chevaux... à peine existait-elle, que déjà elle appartenait au passé. Adelin peinait à définir ce qui le traversait. Un peu... la lumière de la Vie. Tout ceci lui échappait, et déjà, à l'heure du dîner cela lui avait échappé. Au moment de dormir, il oublia, au profit de pensées pour le lendemain, plein de promesses de nouveaux rendez-vous professionnels.

Par ailleurs, le lendemain tint toutes ses promesses, et le jeune notaire parvint à tenir éloignées les reviviscences que sa visite de la caverne ne manquait pas d'agiter. Cette fuite dans le travail, ainsi que ses offres aux Fêlés, lui permirent de s'occuper sans peine le reste de la semaine.

Aussi, ce n'est que le dimanche après-midi qu'il put revoir Bathilde, en la raccompagnant jusque chez elle après la messe. Pour l'occasion, elle portait une lourde robe surchargée de dentelles et de fanfreluches à mi-chemin entre le jaune safran et le beige, donnant une teinte étrange à sa peau rougeaude. Adelin à côté, expérimentait le bleu roi accompagné de légères dorures et de noir.

Quand, par habitude il voulut ôter ses chausses, Bathilde l'interrompit.

  • Mont'les, j'voudrais voir comment e'sont faites.

Il sourit. Elle avait remarqué le cuir bleu et les talons issus d'une technique nouvelle. Trente pièces d'or, une fortune, mais il n'avait jamais rien trouvé d'aussi confortable et élégant. L'amoureux transi suivit la maîtresse des lieux, et ils reprirent leur place habituelle.

  • 'lors comme ça, t'a réussi à t'surcharger d'taff ? entama Bathilde en inspectant les bottes.
  • Surcharger ? Loin de là ma douce, ceci est un volume normal. Non, je pourrais me considérer chargé lorsque j'aurais des rendez-vous à six heures du matin ou jusque minuit passé. À vrai dire, je rêve d'un rythme allant de huit heures le matin à une heure le matin...
  • C'pô humain ça ! P'i j'te vois quand avec ça ?
  • Lors de mes pauses déjeuner si tu travailles à la maison, et dans tous les cas le matin au réveil...
  • R'vois ça à la baisse mon chéri, un couple c'est censé s'voir tous les jours...
  • Nous nous verrons tous les jours !
  • Me coupe plus jamais la parole comme ça, siffla Bathilde tout en éprouvant la souplesse du cuir. Bon. T'façon, j'irais crécher chez toi, nan ?
  • Ah, à ce propos...

Adelin se gratta l'occiput.

  • Je... pense avoir trouvé un compromis.
  • Un quoi ? À quoi ?
  • Vois-tu... je ne peux pas te faire intégrer la famille telle que tu es. Les enjeux sont trop grands. Toi non plus, ne m'interromps pas !

Ce sursaut d'autorité laissa Bathilde bouche bée. Adelin avait entendu sa voix exprimer une infime partie de sa folie. Il acheva de statufier son aimée d'un regard fixe.

  • Je pourrais renoncer à mon nom, et t'épouser ensuite.

Bathilde ne réagit pas. Sidérée, elle ne put que le dévisager. Longtemps. Adelin la laissa intégrer l'information, comprendre. Au bout d'un moment, un large doigt se tendit en tremblant vers lui.

  • Mais... Tu peux pas !
  • Si, c'est tout à fait légal.
  • 'fin tu vas pas t'priver d'ta famille que t'aime pour...
  • ... toi ? Si. Je peux. Si cette solution te convient, j'entame les démarches et dans un an, nous pourrons nous marier en tant que couple Fresnier.

Elle en lâcha la botte en cours d'inspection.

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