Hors des sentiers battus 9/

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Le noble se coucha l'esprit en ébullition. Les possibles concrétisations de ses projets avaient quelque chose d'effrayant. C'est sur ces bases que sa vie se construirait... alors, selon la décision de Bathilde, quelle table rase effectuerait-il ?

Car si elle refusait, alors il garderait son nom, et ils ne pourraient officialiser leur union sous le regard distant de Rhamée -il se signa à son propre blasphème. Cependant, il pourrait poursuivre son œuvre parmi les Fêlés, se rapprocher toujours plus de la normalité avec eux. Et cela l'exposerait inévitablement à Bernard et ses assassins, il courrait aussi le risque, le jour où sa fêlure le dominerait, d'anéantir tout ce à quoi il tenait. Néanmoins, il ne se faisait pas d'illusion, ce risque le poursuivrait toute sa vie durant. Simplement, dans ces conditions sa famille serait lourdement impactée.

Si au contraire elle acceptait, ils devraient changer de lieu de vie et se mettre d'accord sur ce point. Ils auraient un peu plus d'un an pour trancher entre Vert-Pont et Novaesium, selon les avantages et inconvénients qui les arrangeraient en tant que couple. Ces deux villes lui conféreraient une porte ouverte sur sa famille plus ou moins proche.

Novaesium pouvait lui permettre d'échapper à Bernard, mais il laisserait alors les Fêlés à sa merci... à moins qu'Albin ne lui règle son compte. Ceci réglerait bien des choses... De plus, sa famille éloignée lui permettrait un départ à zéro avec moins d'aprioris qu'en restant sur le domaine familial. Ceci aussi devait entrer en ligne de compte... il investirait les terres, pire la ville, d'une autre famille des plus hauts rangs, les d'Albignac... il lui restait un an pour s'assurer des bonnes relations entre leurs deux familles. De ce qu'il en savait, il n'en restait qu'un couple avec une enfant... ou plutôt une jeune femme, à peine plus âgée que lui. Du peu d'informations qui filtrait, ces gens faisaient montre d'une grande discrétion. Enfin, son sang parvenait à s'implanter en leurs terres, il s'agissait donc d'une possibilité.

Quant à Vert-Pont, beaucoup le connaîtraient. Il pourrait préserver ses liens avec au moins Albin, Nathanaël et ses parents en leur offrant des informations de première main. Au vu du nombre de groupuscules qui y naissaient, avant de s'implanter dans leur forêt septentrionale, cela pourrait leur faire gagner du temps à tous. Mais quelle réputation risquait de le précéder, avec sa face ravagée ? D'autant plus qu'il ignorait jusqu'où s'étendait l'influence de Bernard...

Le notaire soupira. C'était donc cela, être adulte. Planifier, avec la conscience terrible de ne maîtriser que peu de variables. Le facteur humain, le facteur chance... et dans son cas, la folie. Il baissa le lourd rideau de sa fenêtre, et passa une bonne partie de la nuit à se rassurer dans la contemplation du feu.

Au matin, il s'éveilla avec une sensation étrange. La nuit porte conseil, disait-on. Celle-ci lui avait apporté une idée étrange, qui ne pouvait lui appartenir, à moins que sa fêlure ne ne l'impacte plus qu'il ne le craignait.

Tout quitter. Avec Bathilde. Son nom, le notariat, les Fêlés, Albin, Eyaëlle, et il se débrouillerait pour apprendre un autre métier. Tout quitter, disparaître, sans prévenir quiconque. Et sans mourir... l'incongruité de l'idée résidait là. Vouloir disparaître pour mieux vivre.

Car toutes ses ruminations la nuit passée lui avaient montré l'évidence : quoi qu'il fasse, il menaçait les siens et leurs œuvres. Il incarnait et incarnerait toujours une faille trop aisée à exploiter. De plus, disparaître du jour au lendemain empêcherait Bernard de le retrouver. L'Allumé pouvait ainsi l'emporter sur tous les tableaux...

Dans un soupir, il renonça en sentant ses pulsions revenir, tandis qu'une légère hallucination le prenait. Aucune chance que du feu prenne sur le mur de pierre face à lui... le décors se modifia, ondulant sous l'effet de la chaleur, et sa petite pièce pour le premier repas de la journée devint la cave de l'apothicaire. Adelin prit sur lui, tandis qu'il revivait la scène. La sensation de vide et de froid sépulcral, d'être dépossédé de son corps, de ses paroles, de ses actes et sans la moindre pensée, le formol, la morte, l'apothicaire, la dissection.

Encore une fois, il revint à lui secoué. Par sa première sœur et troisième aînée, Hermione.

  • Peux-tu-me-lâ-cher ? Je-vais-bi-en ! Tout-va-bien ! Ca-lme-toi !

De toute évidence, elle n'avait pas l'habitude de le voir partir, ni ne connaissait les signes de son retour à la réalité. D'ailleurs, sa joue commençait à le chauffer... il y porta la main et dévisagea sa sœur, bouche bée.

  • Tu m'as giflé ?
  • Je, j'ai paniqué, tu... comme il y a quelques années, tu répétais des propos délirants comme un golem fou et sans âme !
  • Ce qui est rassurant, pour un golem...
  • Et terrifiant quand tu le fais ! Je croyais que c'était terminé, ces inconsciences !
  • Je crains que comme ma pyromanie, ce ne soit incurable.
  • Enfin Adelin, comment, à dix-huit ans à peine peux-tu déjà être atteint de maux incurables...
  • Qui sait ? ... Merci de m'avoir secoué. Si tu... pouvais m'épargner la gifle, la prochaine fois.
  • Je crains que tu ne sois bon pour te remaquiller, d'ailleurs... par la Lumière, tu mets une sacrée couche...

Elle venait de constater que son gant noir avant désormais une blême couleur chair.

  • Il faut bien cela, pour prendre apparence humaine...
  • Dis-moi, qu'est-ce qui t'a mis dans cet état ?
  • ... Tout n'a pas toujours d'origine, tu sais...
  • Oh, ne me prends pas pour une idiote. Ton regard est trop droit pour que tu sois honnête, je te connais petit frère. Garde cet air serein pour tes clients. D'ailleurs, nous pourrions t'envoyer à Novaesium un jour... pour ton œil...

Après une courte pause, elle se décala du bon côté d'Adelin, il la remercia d'un sourire. Elle le dévisagea, avec de plus en plus d'insistance, avant de céder :

  • Je sens que quelque chose te travaille... ton surcroît d'activité soudain te malmène ? Tu sais, si tu as besoin d'assistance... surtout après tout ce que tu as fait pour chacun d'entre nous...
  • Non, merci, mais cela me touche...
  • Tu es...
  • Sûr et certain Bat... Hermione, tout va bien.
  • Qui est Bat... ?

Adelin détourna le regard.

  • Personne.

Son aînée ne lâcha bien sûr pas la brèche. Elle s'y imposa, s'efforça de l'agrandir.

  • Vil cachottier, tu ne t'en tireras pas à si bon compte !

Hermione fit voler les pans de sa robe bleu nuit piquetée d'argent d'un mouvement, et interpela la première servante venue. À l'entendre, une réunion de famille improvisée s'imposait dans cette pièce. L'ordre donné, elle toisa son puîné les bras croisés, sans dissimuler une once de sa jubilation.

  • Hermione Digitfractor, trouvez-vous utile de faciliter mon transit au vu de mon état de maigreur ?

Pour toute réponse, elle gloussa. Dépité, Adelin n'essaya même pas de sortir, toute sa famille lui tomberait dessus à la moindre occasion. Bien vite, leur fratrie trouva à s'immiscer dans la petite pièce ne pouvant - en théorie tout du moins - contenir que la moitié des douze enfants Digitfractor présents. Les trois plus jeunes sur la table, Albin coupant tout espoir de fuite en occupant la largeur de la porte. Il écopa par ailleurs de nombre regards assassins, auxquels il ne daigna pas réagir.

  • Maintenant, à qui correspond ce "Bat" ? triompha Hermione.
  • Mais, personne.
  • Cela ne désigne personne en cette maison, insista Naïa depuis l'un des angles de la pièce. Je suis formelle.

Nul n'aurait mis son information en doute. Elle réussissait toujours l'exploit de connaître quiconque œuvrait ne fut-ce qu'une semaine en leur domaine. Cela attisa plus encore l'intérêt général, Adelin s'en sentit très mal à l'aise et s'enfonça contre sa chaise, marchant sans le vouloir sur les pieds de deux membres de sa fratrie.

  • D'ailleurs, c'est un homme ou une femme ? lança Nathanaël.

Aussitôt, tous leurs frères et sœurs s'agitèrent. Enfin, ils allaient savoir si leur frère brûlé était gay ou hétéro ! Sans compter ses goûts ! Hermione et Rhamée furent louées plusieurs minutes, avant qu'ils ne se liguent contre Adelin, seul et aculé, travaillé sans cesse, harcelé, cerné, contraint et forcé de répondre en s'efforçant de ne pas se dévoiler pour autant.

Pourtant, lorsqu'au cours de cette joute verbale il assassina du regard Nathanaël, il sut avoir fauté, et plus d'une fois. Le Fayot jubilait, le toisait du haut de sa toute-puissance et de son esprit supérieur. Quel connard.

Nerveux, il quêta du soutien de la part d'Albin, mais ce dernier dissuadait les serviteurs de se mêler des raisons de cette cacophonie inhabituelle. En désespoir de cause, il tenta de se raccrocher à l'empathie d'Eyaëlle, qualité qu'elle sous-évaluait. Pourtant, un miracle s'accomplit, elle comprit que tout ceci commençait à aller trop loin. Elle poussa sur sa voix.

  • Laissez-le respirer ! Mais laissez-le en placer une ! Tous pourris de cons à la merde !

Cette dernière improvisation laissa flotter un blanc salvateur, bien que trop court. Surtout, cela permit à Naïa, en étroite collaboration avec son propre responsable, d'enfoncer le clou :

  • Tu ne nous as toujours pas dit d'où venait ta Bathilde Fresnier, avant Vert-Pont ! Ni quels sont ses liens avec nos terres...
  • Si, il a dit qu'il s'agit de la cousine du boucher, Thomas ; rétorqua Zoé.

Le silence qui s'ensuivit devint glacial.

  • ... Je conçois que tu te sentes libre d'aimer qui bon te semble, Adelin... soupira Naïa ; mais...
  • T'as des goûts bizarres, un peu à ton image en fait, releva Garance avec sa finesse habituelle au sujet de son aîné.
  • Hors de question qu'elle intègre la famille, conclut Nathanaël. Je regrette Adelin...
  • Oh mais je suis bien d'accord avec vous tous, interrompit sèchement ce dernier.

Il profita du silence pour prendre une grande inspiration.

  • Si elle accepte, l'an prochain je porterais son nom.
  • Mais... enfin par tout ce qui existe, vous ne vous connaissez que depuis trois semaines ! s'exclama Eyaëlle. Qu'est-ce que je ferais sans toi ?
  • Moins de sottises. Je suis un mauvais exemple, j'en ai conscience.
  • Non... toi tu me comprends...
  • Cela ne fait pas tout.

Alors que son attention était focalisée sur la petite rousse, Adelin fut soulevé d'une main par le Fayot, qui lui siffla, empourpré :

  • Fais juste mine d'entamer ces démarches le Calciné... je te jure... devant Rhamée et la Matriarche... Je t'incarcèrerais loin de cette gueuse, et travaillerais à te remettre les idées en place !
  • Ah, merci la famille, votre soutien me ravi ! cracha Adelin.
  • Enfin réfléchit, que t'apporterait ce mariage ? Rien !
  • Si, vivre avec la femme que j'aime ! Et puis quoi, ainsi je ne serais plus un risque pour nous tous !
  • Tu restes notre frère, l'amour t'aveugle, il est de notre devoir de te remettre les pieds sur terre !
  • As-tu la moindre idée de tout ce à quoi tu t'apprêtes à renoncer ? Pour une femme que tu ne côtoie que depuis moins d'un mois !
  • La Terre et le Sang, comment peux-tu ne serait-ce que songer à t'en détourner ?
  • Et qu'est-ce qui vous fait croire que m'éloigner géographiquement me fera oublier mes devoirs ? s'écria Adelin. De toute façon, ce n'est qu'un projet ! Une idée intangible !
  • Nous l'espérons pour toi... menaça Nathanaël sans le lâcher.

Les deux se défièrent en silence. Plusieurs en profitèrent pour s'esquiver, l'heure tournait, certains devaient participer à des leçons et d'autres ne comptaient pas sacrifier leur ponctualité. Ne restèrent que le Fayot, Adelin, Albin, Eyaëlle et Hermione.

  • Jure-nous que tu ne sacrifieras pas tout ton potentiel pour cette femme, insista cette dernière.

Eyaëlle défendit son son frère préféré :

  • Mais foutez-lui la paix, il a dit que c'est une idée intangible bordel !
  • Eyaëlle, ton langage... je te savonnerais la langue s'il le faut, mais parle comme une demoiselle de notre rang, soupira Albin.
  • J'causerais bien quand j'm'estimerais bien en noble ! Pour l'moment ça m'emmerde !
  • Là n'est pas le sujet, coupa Nathanaël, mais fais juste mine de t'éloigner Adelin... je te jure...
  • Tu feras appel aux Brisedoigts ?

La saillie sifflée de l'Allumé jeta un froid. Tous surveillèrent la porte et retinrent leur souffle, jusqu'à ce qu'Albin confirme d'un signe qu'aucune oreille indiscrète ne se trouvait dans le périmètre.

  • Comment...
  • J'ai mes sources. N'oublie pas que j'ai des oreilles partout... D'autant plus que je n'ai jamais dit que je cesserais toute activité pour notre sang, détendez-vous.
  • En t'éloignant, tu risques surtout de t'isoler et de compromettre nos secrets ! Ce serait t'affaiblir ! insista Hermione. Et ce, pour une gueu...
  • On reparle de ton petit-ami danseur de charme ? tança Adelin. Il avait les mains lestes, de mémoire, et nous te mettions tous en garde contre sa propension à charmer et faire les poches.
  • ... En fait, nous avons tous de sacrés goûts de merde en termes de conjoints... releva finement Eyaëlle.
  • Il est vrai qu'au final, nous aurons molesté au moins un ou une ex de chaque membre de notre fratrie... grogna Albin.
  • Enfin et toi, que penses-tu de son projet insensé ? lança Nathanaël.

Le silence se fit. Adelin, toujours soulevé par le col, attendit la sentence le cœur battant. Le Fayot avait une autorité certaine sur le Roc. La Teigne se suspendit également aux lèvres du milicien. Ce dernier prit le temps de réfléchir, de peser le pour et le contre en son fort intérieur.

  • Ce projet est loin d'être abouti. Et je te fais confiance, petit frère. Je suis convaincu que tu ne nous prendras toujours en ligne de compte.

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