Chapitre 6 : Aube cruelle

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Cerridwen se réveille en sueur, haletante. Ses pupilles bleues sont écarquillées, sa bouche cherche l’air de la pièce et ses mains serrent avec force les draps de son lit. Un rêve, ce n’était encore qu’un rêve comme elle en fait depuis que Taliesin… Elle déglutit, porte une paume à ses lèvres et remarque le verre d’eau posé sur la table de nuit finement ouvragée. Sûrement une attention de Meriona, la gouvernante de la famille. Peut-être est-ce elle qui l’a aussi sortie de son cauchemar. Qui d’autre, de toute façon, s’éveillerait si tôt dans cet appartement ? Les domestiques ne sont pas encore arrivés, Alys doit également dormir à poings fermés. Père est, probablement, toujours à son club. Quant à Mère... La jeune femme laisse échapper un soupir dédaigneux, n’imaginant pas une seconde que sa mère ait pu avoir ne serait-ce que le début de l’idée de s’inquiéter pour elle. C’est donc forcément la gouvernante et Cerridwen se dit qu’il ne lui suffira pas d’une vie pour la remercier assez de sa présence et de sa dévotion à la famille. La vieille dame est l’une des rares personnes des basses castes qu’elle estime. En même temps, il est difficile de méjuger quelqu’un qui s’occupe de vous avec gentillesse et affection depuis votre naissance. Même elle, la froide Cerridwen, n’échappe pas à la règle. Enfin, si jamais elle avait été incompétente ou juste passable, elle ne se serait pas élevée socialement grâce à son emploi. Père, si pointilleux sur les principes sociaux qui régissent le Monde, ne l’aurait pas promue à un métier et à un salaire d’habitude réservés à la classe supérieure. C’est que Meriona le mérite, après bientôt trente-cinq ans au service de la famille Tyluanos.

Cerri porte son regard, pensive, sur la jolie pendule en argent décorée, posée sur sa table de nuit en marqueterie et faiblement éclairée par le rayon d’une des lunes. Il n’est même pas cinq heures et demie. À cette heure, la maisonnée est toujours endormie et la domesticité n’arrivera pas avant un bon quart d’heure. Impossible d’espérer obtenir un café correct avant ça. Il est trop tôt pour vouloir roder dans la bibliothèque familiale, aller taquiner sa petite sœur ou effleurer de ses doigts le grand piano droit du salon. Il est aussi trop tôt pour réveiller tout le monde avec le bruit mécanique d’une rédaction à la machine à écrire. Son article pour la prochaine publication de son directeur de thèse attendra donc. Elle a abandonné le livre sur lequel elle travaille en ce moment dans son bureau à l’Université. C’est une vieille traduction d’un texte datant des temps anciens, et qu’elle tente de remettre au goût du jour, en regard avec les connaissances actuelles en phénoménologie. Elle le voit encore dans sa mémoire, posé bien en évidence dans la petite bibliothèque de la pièce. La jeune femme se mord la lèvre. Quelle sotte elle fait !

Il ne lui reste plus qu’à s’ennuyer. Il ne faut pas vraiment, vraiment pas. Si elle s’ennuie, alors elle retombera dans son deuil et son remords, elle se laissera dévorer par la contrition et demeurera immobile dans le passé sans pouvoir s’échapper. Une larme perle au coin de ses pupilles, elle secoue vigoureusement la tête, s’installant en tailleur sur le matelas. S’apaiser. Remettre son vernis de société, froid et impassible, sage et courageux. Un masque digne de sa famille, digne de son père. Elle inspire, expire et rouvre les yeux. Sa main caresse le bracelet d’argent et de lapis-lazuli qui orne son poignet gauche. C’est le seul souvenir qui lui reste de son jumeau. L’air s’engouffre une nouvelle fois dans ses poumons et en ressort. Un sentiment de plénitude l’envahit. C’est bon. Elle est parée et armée pour affronter le monde dans toute sa cruauté et toute sa complexité. Elle sert le poing, le pose sur son cœur et adresse une prière aux divinités pour que la journée soit satisfaisante et productive. Elle achève sa requête en signant une croix du pouce sur ses lèvres. Le réveil sonne enfin cinq heures et quarante-cinq minutes. Cerridwen sort du lit.

Elle passe un long moment devant son miroir, lissant son interminable chevelure noire et a nattant avec soin. Meriona grondera probablement en la voyant et disciplinera ses cheveux en une de ces coiffures élaborées et à la mode dont elle a le secret, jouant du peigne et du fer à friser. Elle lui signalera que l’idée qu’a eue mademoiselle Alys de se couper les siens est une hérésie, vraiment. Beaucoup de dames tueraient pour posséder ses anglaises blondes. Cerridwen, elle, laissera tomber les masques rien que pour elle, lui offrant un charmant sourire comme pour acquiescer. C’est un rare instant agréable de la journée, où tout s’envole, soucis comme obligations. Ce n’est pas encore l’heure. La femme aux cheveux sombres se lève, passant sur sa chemise de nuit une robe de chambre de soie bleue et blanche, glissant ses pieds dans de jolis chaussons assortis, légèrement rehaussés d’un talon. Ses pas l’emmènent jusqu’à la cuisine de l’immense appartement, étonnée de n’y trouver personne à cette heure. Aussi fusille-t-elle du regard la petite bonne quand celle-ci se montre essoufflée, vêtue de son uniforme, le chignon en pagaille.

« Cadi, il est presque 6 heures et demie. C’est à cette heure que tu te présentes ? »

La jeune fille baisse les yeux, bredouille, comme une enfant qu’on aurait prise en faute, cherchant une justification.

« Je suis désolée, mademoiselle, c’est que ce matin… la Milice a fait une descente dans mon foyer et tout le monde, ils ont contrôlé alors…

— Dénigrerais-tu le travail de la Milice ? »

Le regard de Cerridwen s’est assombri d’une colère sourde et insidieuse. À quoi pense cette écervelée ? Ose-t-elle imaginer que calomnier la Milice dans les murs de l’un de ses chefs la sauvera ? Les individus de la basse caste sont-ils sots à ce point pour savoir que ce type de stratagème est le pire à utiliser devant des employeurs ? Vraiment, les petites gens ne font-ils que reporter leurs fautes sur les autres pour espérer s’en sortir ? C’est bien pour ça qu’ils sont là, dans ce groupe, incapables de prendre des responsabilités. La jeune Cadi tremble, ses mains serrent avec force son tablier blanc.

« Alors, j’attends ?

— Oh non, bien sûr que non, mademoiselle, c’est juste…

— À moins que tu ne veuilles plus travailler pour nous. Ce serait regrettable, mais bon, si c’est ainsi…

— Non non, mademoiselle, je vous en supplie. Ça n’arrivera plus. »

La petite bonne s’est exprimée dans un éclat de voix qui a attiré dans la pièce une autre femme. Elle est engoncée dans une robe de chambre d’un vert passé et quelque peu élimé, ses mêmes longs cheveux noirs retombant sur ses épaules. Cerri ne la remarque pas, de même qu’elle semble ignorer les larmes qui taraudent les yeux de la domestique, paniquée. Perdre son emploi ici, c’est perdre sa place dans le foyer de jeunes travailleurs dans lequel elle dort et se retrouver à la rue. L’arrivante finit par se manifester d’un toussotement, le regard glacé de Cerridwen la détaille avec dédain. Sa mère. Vraiment, elle ne pouvait pas plus mal tomber

« Pourquoi es-tu là ? ».

Eiluned hésite, ouvre la bouche puis la ferme, sans aucun mot, esquissant un geste de la main pour lui demander de s’apaiser. Cadi, elle, sanglote à chaudes larmes. Cerridwen fulmine, elle a complètement oublié ce qu’elle était venue réclamer ici.

« Mère ! Il t’a déjà été dit que nous contredire devant les domestiques est la pire chose que tu puisses faire. N’as-tu donc aucun sou de jugeote ?! »

La femme lui adresse un sourire triste, tente de poser sa main sur le bras de sa fille. Celle ci se dérobe, s’éloignant comme une furie silencieuse. Eiluned baisse les yeux, déglutit. Tant pis. Avec un calme tendre, elle propose son mouchoir brodé à la demoiselle qui sanglote. Elle murmure, rassurante.

« Ne t’inquiète pas, jeune fille. Elle a mal dormi cette nuit. Tout à l’heure, elle ira mieux, aura eu d’autres choses à penser et oubliera probablement cet incident. »

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