Chapitre 8 :L'après midi

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« Écartez-vous ! »

Cerridwen s’écarte sur le côté, ses yeux glacés dévisagent l’officier qui chasse la foule dans la grande avenue. La jeune femme protège d’un bras Alys qui, rêveuse, ne semble pas remarquer le passage de la phalange de miliciens en uniforme vert mordoré. Les habits impeccables et les armes qu’ils portent les gonflent d’orgueil. Ils ont visiblement besoin d’appuyer leur autorité et cherchent la moindre occasion de s’en prendre aux gens qui leur sont inférieurs. Ce n’est pas la première patrouille qu’elles rencontrent. Déjà, tout à l’heure, le groupe de soldats avait chassé par sa simple présence les rares membres de la dernière caste dans le parc. Ceux qui n’avaient pas pu fuir , ne pouvant quitter leur lieu de travail comme ça, avaient courbé l’échine pour éviter de croiser leur regard et s’attirer ainsi des ennuis. Ici, le schéma se répète comme dans le jardin public. Les gens de la cinquième classe, reconnaissables à leurs tenues souvent usées et passées, ont complètement disparu des trottoirs, Cerri croit apercevoir leurs ombres s’engouffrer dans des ruelles sombres et étroites pour s’y cacher. Peut-être n’est-ce qu’une impression. Comment peut-elle s’en persuader ? L’étudiante s’en convainc depuis toujours, elle est capable de déterminer la caste d’une personne d’une simple analyse visuelle. Ce jeu est même amusant et elle s’est rarement trompée. S’assurant qu’Alys suit dans sa rêverie le chemin mouvant de la foule, Cerridwen décide d’occulter la présence oppressante qui continue d’avancer derrière elle d’un pas cadencé. Elle s’octroie une petite partie de devinette avec elle-même. Cet homme mûr qui reprend sa marche une fois le danger passé, vêtu d’un pantalon de toile foncée et d’une chemise claire, un gavroche sombre vissé sur un crâne dégarni et des mains fortes… Quatrième caste. Probablement un métayer, il semble en bonne forme pour son âge et il lui reste un peu d’humus brun entre ses doigts. Peut être est-il allé inspecter ses champs pour s’assurer que les semences ont bien était faites. Ce groupe d’écolières qui le dépassent en riant… C’est l’uniforme du collège Cowherd, l’institution réservée à la troisième classe, ni riche ni forcément pauvre. Elles ont relevé la tête dès lors que les miliciens se sont éloignés, les sourires revenant instantanément se dessiner sur leurs lèvres fines. L’une d’elles porte à la boutonnière de sa veste une cocarde décorée d’un soleil. Elle doit être intelligente et travailleuse. Cela veut dire que, contrairement à ses camarades, elle aura la chance de terminer ses études dans l’établissement de la seconde caste avant d’avoir, à coup sûr, une place à la faculté et une bourse. Ses camardes ne semblent pas l’envier. Peut-être que l’horizon d’un emploi disponible par l’école professionnelle leur plaît. Peut-être aussi ne savent-elles pas encore la signification de cet accès. Aller à l’université pour une membre de statut inférieur, c’est faire marcher l’ascenseur social, monter de classe pour l’heureux élu et sa famille proche. Avec les avantages dus.

Cerridwen inspire un grand coup. Les scènes figées par le passage de la milice ont repris leur cours. Il y a dans l’air comme une étrange effervescence en cette fin d’après-midi. Cependant, cette patrouille ici à cette heure l’intrigue. À croire que quelque chose gronde dans les bas quartiers, quelque chose de suffisamment inquiétant pour que cela risque d’envahir les niveaux supérieurs et que cela mette en péril l’ordre social. Ça ne serait pas la première fois que des gens tentent de le faire. Déjà, il y a deux ans, les castes modestes et les anarchistes s’étaient soulevés dans le sang et les larmes, pour le résultat qu’on connaît. Des attaques terroristes, des bombes, beaucoup d’arrestations et de condamnés au bagne ou à la mort et un renforcement du pouvoir de la Milice par l’Agora. Elle se souvient. Père, en bon chef de cette institution armée, s’était réjoui de cet octroi de prérogative dont il avait pu bénéficier. La jeune femme soupire, serre discrètement son poing sur son cœur. Le patriarche Tylluanos semblait néanmoins avoir omis que ces événements, s’il lui avait permis d’agrandir considérablement son autorité, lui avait aussi fait perdre son seul héritier mâle. Son fils. Taliesin.

Cerri secoue vigoureusement la tête. Non, ne plus penser au mal, c’est important. Alys vient de passer deux heures de son temps précieux à essayer d’apaiser l’âme de son ainée pour lui rendre le sourire et la joie de vivre. Elle se frotte vivement les joues, recoiffe rapidement son chignon sombre sous son chapeau, arborant la magnifique épingle d’or décoré de pierres indigo et de fleur, enjeu des devinettes de ce matin. Elle s’arrête, ses opales bleues cherchent l’adolescente, la trouve derrière elle et retrouve un début de rictus mystérieux. Les airs rêveurs et contents de sa petite sœur l’intriguent au plus haut point. Là, encore, son esprit s’amuse à tenter de prédire. Elle ne cache pas un amour heureux, elle a toujours d’yeux uniquement pour ses manuels de classes et ses dissertations et puis, elle est bien trop jeune pour y penser sérieusement. Dix huit ans, c’est beaucoup trop tôt pour réfléchir aux liaisons, s’empêtrer dans des relations humaines constamment malheureuses. S’enticher de quelqu’un est sûrement la pire chose qui peut arriver. C’est ce qu’on apprend lorsqu’on est élevé dans la pure tradition alphardienne. Les excès, quels qu’ils soient, sont mauvais. Aussi ce trop-plein de joie est intrigant et Cerridwen juge de l’interroger …

« Alors ? Que nous vaut ce grand sourire, Alys ? »

Alys ne répond pas. Alys caracole, entre les hauts trottoirs et la route avec un éclat insolent collé sur le visage. Son ainée se renfrogne, vexée comme une enfant. Ses lèvres se pincent tandis que sa moue dodeline. Elle en manque de bousculer l’étal d’un vendeur de rue par inadvertance. Sa jeune sœur ne s’en aperçoit pas. Elle est plus intéressée par le scintillement des étoiles et les panneaux analogiques qui annoncent à grand renfort d’images animées tout en arabesques la sortie prochaine du film produit par la compagnie d’état. Déjà, on dit l’histoire pleine de rebondissements et des acteurs célèbres au meilleur de leur forme. De toute façon, il n’y aura pas beaucoup d’autres choix, la plupart des cinémas, que ce soit ceux des niveaux aisés ou ceux plus bas, ne joueront que lui pendant au moins un mois. Cerri s’en détourne, se surprenant d’avoir pu passer si longtemps sur l’affiche d’un art pour lequel elle n’a que peu d’estime. Sa curiosité est toujours à vif, aussi insiste-t-elle, espérant avoir plus de chance cette fois-ci.

« Tu comptes faire ta cachottière encore longtemps ? »

déclare-t-elle avec un faux courroux dans les trémolos de sa voix. « C’est égoïste de ne pas te partager ton morceau d’étoile, petite sœur. »

Sa cadette se retourne alors, arrête la marche, en prenant un air le plus mystérieux possible. Les rôles ont été inversés. D’habitude, c’est la plus âgée qui joue le personnage du mentor détenteur de la connaissance et la plus jeune qui trépigne de ne pas savoir. Cette fois, ce sont les talons des escarpins de l’étudiante qui frappe l’asphalte avec impatience, comme le rythme d’une danse. Alys décide donc de tempérer son effet de surprise en dévoilant suffisamment.

« Ce soir, promis. J’ai une bonne nouvelle, mais je veux vous l’annoncer à vous trois. À Père, à Maman et à toi. »

Cerridwen claque de la langue, contrariée et d’autant plus inquisitrice. Elle n’a pas répondu et c’est un goût de trop peu qui lui subsiste au fond de la gorge, attisant les braises de sa curiosité plus que de les calmer. L’adolescente s’est trompée dans sa négociation, elle vient de faire entrer Mère dans l’équation de résolution du mystère. Cerri déteste d’une haine glaciale et sans égal sa mère, cette ire est tenace, comme imprimée dans son âme. Les événements de ce matin ont beau avoir été complètement occultés par leur après-midi, il reste encore à la jeune femme des dizaines et des dizaines de choses à reprocher à sa génitrice. Comme le fait de toujours aggraver la situation quand elle veut bien faire, tiens. Cette haine n’a jamais été partagée que ce soit par son jumeau ou par Alys qui porte une tendresse maladroite à cette femme d’âge mûr qui la couve du regard un peu plus chaque jour. Cerridwen cligne lentement des yeux. Le moment est trop beau, elle n’a pas envie de se disputer avec sa cadette à cause de « ça ». Elle a su éclipser pour un moment son chagrin. C’était comme si Taliesin les avait accompagnés tout le long, et ce dès lors qu’elles avaient posé un cierge et de l’encens à sa mémoire au Temple Cerridwen. Cerridwen avait même insisté ensuite pour offrir à sa petite sœur l’habituelle gaufre, celle que lui aurait achetée sans hésiter, comme à chaque fois qu’ils se rendaient tous les trois au parc. Rien que pour ça, la jeune femme peut se draper dans son rôle d’ainé et ne rien montrer de sa désapprobation.

La majestueuse horloge à cadran du ministère de l’Agriculture et des Ressources sonne 18 heures et les demoiselles se figent. Il faut rentrer déjà. Cerridwen regrette à l’avance l’après-midi qui s’éloigne un peu plus, au fur et à mesure que l’imposante trotteuse au-dessus d’elle se décale. Elle aurait aimé que ce moment dure toujours, mais cela n’aurait été qu’une illusion cruelle. Rester éternellement dans cet entre-deux, le pied droit dans les rêves d’enfant et l’autre dans la réalité féroce serait un vœu vain. Son regard azur se perd dans celui vert d’eau de sa sœur. Silencieusement, l’ainée envie, encore, comme à peu près une trentaine de fois par jour, l’insouciance et la fraîcheur de sa cadette. Une cadette sur le chemin de laquelle on se retourne pour imprimer son image de fée un court instant. En comparaison, l’ainée semble presque invisible. Leurs pas poursuivent finalement, d’un rythme soutenu. Trop tôt à leur goût, les portes de l’immeuble où leur famille réside entrent dans leurs champs de vision. Il ne lui faut que peu de temps à Cerridwen pour reprendre le masque de la parfaite héritière du clan Tylluanos. Alys manque, elle, d’entraînement, elle a besoin du moment passé dans l’ascenseur pour que sa joie précédente s’estompe. La montée semble interminable. Le tintement de la cabine qui signale l’arrivée à l’étage désiré fait rater un bâtiment au cœur de l’adolescente qui cherche la main de sa sœur pour se rassurer. Cerri reste stoïque, avançant déterminer jusque devant la porte. D’un regard, elle demande l’approbation de sa cadette et tourne sa clé dans la serrure.

Pas besoin de voir pour savoir. Il est là.

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