Chapitre 16: Le tableau

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Les yeux clairs de Cerridwen suivent avec attention la trotteuse de l’horloge devant elle. À intervalle régulier, ses doigts froissent sa jupe avant de la relâcher, laissant les plis reprendre leur forme jusqu’à la prochaine pression. Son corps trahit plus qu’à raison son stress. Elle est ici en mission, même si elle n’a pas besoin de connaître les tenants et les aboutissants qui ont mené celle-ci à avoir lieu. Obéir aux desiderata de son père est une gageure à laquelle elle doit se tenir, qui plus est quand elle permet de fuir l’ambiance pesante de l’appartement familial. Mère est dans une période où elle refuse de quitter sa chambre. Père, lui découche presque chaque soir. Il y a suffisamment de matière pour que les domestiques se mettent à jaser. Pour préserver sa petite sœur, Cerridwen l’a fortement incité à profiter pleinement de ses derniers mois de lycéenne et de sortir plus qu’à raison avec ses amies. C’est qu’avec cette miraculeuse acceptation à la faculté Agorienne de médecine, amplement méritée d’ailleurs, Alys n’aura plus une seconde à elle après la rentrée. Cette faculté est l’une des plus compliquées à rejoindre, même Taliesin en son temps n’y avait pas été admis. Elle avait effectivement été très surprise. Ensuite, elle l’avait soupçonné d’avoir calculé le taux de points suffisants pour ne pas réussir, mais entrer haut la main à celle de sciences appliquées et pouvoir y étudier la chimie bien tranquillement. Ses suspicions avaient été confirmées plus tard par les indiscrétions d’un professeur, Taliesin ayant été rattrapé par sa tromperie. Il avait été en conséquence obligé de suivre la très secrète formation d’élite pendant 4 ans avant d’obtenir le diplôme lui permettant d’en sortir, il n’avait pas été finalement si paisible que ça. Cependant, de ce qu’il avait eu le droit de lui expliquer à elle, sa jumelle, il l’avait été quand même plus que s’il avait été admis en médecine.

Un sourire triste passe sur son visage. À l’avis qu’elle lui avait donné, Alys l’avait comparé à lui. C’était lui, le membre bienveillant de la fratrie, celui de bon conseil, prêt à camoufler les petites bêtises de ses sœurs, à en prendre la responsabilité. Lui qui suggérait quand il était nécessaire d’avoir un grain de folie pour se libérer et mieux revenir dans la cadre. Ça l’a probablement perdu d’ailleurs. Elle, elle incarnait la raison et l’ordre, ses recommandations concernent souvent l’étiquette et l’assiduité scolaire. Ils se complétaient tous les deux. Mais il n’était plus. Alors, elle se devait d’endosser maintenant les deux rôles. C’est ce qu’elle avait répondu à Alys. Il fallait qu’elle devienne le tout du couple gémellaire pour que sa petite sœur puisse profiter encore de sa protection. Et mieux, même, elle pouvait lui éviter les mauvais côtés. Les longues digressions de Taliesin pour ne citer qu’elles. Celle qui lui faisait faire d’interminable laïus de plusieurs minutes si on le laissait faire, alors qu’on lui demandait, par exemple, de sélectionner un film au cinéma et que la question attendait un choix binaire. Elle était d’ailleurs devenue très forte en résumé de pensée de son jumeau, rien qu’en se basant sur la première minute du discours. Un nouveau souvenir mélancolique, mais heureux. Il parait qu’elle en est à la sixième étape du deuil, c’est en tout cas ce que lui a déclaré une de ses connaissances, étudiante en psychologie. La résignation, cette étape porte terriblement mal son nom. Cette fille avait ensuite exprimé son soulagement, car elle s’inquiétait de la voir coincée aléatoirement dans les trois précédentes phases. Déni, colère ou tristesse. Cerridwen ne sait pas si elle va mieux. Disons qu’elle s’appuie sur des trucs. Comme le bracelet de pacotille qu’elle a autour de son poignet, sous la manche de son chemisier. Ce bracelet, c’est un cadeau de lui, alors c’est un peu comme s’il était avec elle. C’est idiot, mais ça lui fait du bien.

Elle se redresse d’un coup, le regard droit devant elle. Elle doit redevenir à présent et pour toute la durée du rendez-vous Cerridwen Tyluanos, fille de Bedwyn Tyluanos, digne représentante de son père et des intérêts en toute circonstance. Il ne faut pas qu’elle lui fasse honte, ni à lui ni à l’institution qu’il dirige d’une main de maître. Seulement, elle n’arrive pas à s’enlever de la tête que cette mission est inhabituelle. Elle a beau refouler sa curiosité, elle n’y parvient pas. Pourquoi l’a-t-elle envoyé ici, chez Antona Oedhebog ? Cette femme n’a pas bonne réputation, c’est une parvenue. Elle ne doit sa place dans la première caste que par son mariage avec monsieur Oedhebog il y a maintenant quatorze ans. Le vieux barbon, de vingt ans son aîné, avait eu la merveilleuse idée de mourir après dix ans de noces, laissant à son épouse une fortune considérable et un empire dans le textile florissant. En quatre années, la Oedhebog l’a développé pour en faire une maison de couture dont la haute société s’arrache les créations. Elle a réussi, c’est indéniable, mais ça ne fait pas d’elle quelqu’un de respectable pour le gotha d’Alphard. Cerridwen ne voit pas ce que son père lui veut. Peut-être… Elle se pince la lèvre. C’est bien avec cette femme qu’il discutait comme si de rien n’était à la dernière réception. Si seulement elle était pas évanouie, elle aurait pu intervenir et le détourner de ces mauvaises pensées… Maintenant, c’est trop tard. Quand Bedwyn a une idée en tête, il est pratiquement impossible de l’en faire démordre. C’est cette pugnacité et cet acharnement qui l’ont mené sur les plus hautes marches du pouvoir.

« Mademoiselle Tylluanos ? Madame Oedhebog vient de terminer son rendez-vous, elle va vous recevoir. »

Une jeune secrétaire au tailleur impeccable se tient devant elle. Cerridwen lui retourne un sourire poli, détaillant son interlocutrice avec soin. Une fille comme elle ne peut probablement pas se payer un tel tailleur, visiblement issue d’un atelier. Alors, les employés sont habillés par la maison. Astucieuse idée. Cerri lève un sourcil, surprise de trouver finalement une qualité à cette femme, mais il faut bien rendre au Soleil ce qui est au Soleil. Cette employée doit accueillir tous les invités, donc les potentiels clients, lui faire porter les dernières pièces de la collection permet une publicité à moindre coup et de premiers choix. Cerri se redresse, époussetant sa jupe.

« Je vous suis. »

Elles s’engouffrent toutes les deux dans un long couloir décoré de sculptures et de tableaux divers. Si Cerridwen reconnaît dans les œuvres la pâte des artistes les plus en vogue, une attire avec force son attention. Elle arrête son avancée et se place face à la toile pour davantage pouvoir le détailler avec soin, confortant son impression d’étrangeté. Elle plisse les yeux devant les grands à-plats de couleurs pastels dont elle n’explique pas la présence. Un léger toussotement se fait entendre. L’employée s’incline avec respect.

« Si je peux me permettre, mademoiselle… Madame Oedhebog dit qu’il faut prendre du recul pour mieux apprécier celui-là. »

Cerri fronce ostensiblement les sourcils à cette remarque bien cavalière, la secrétaire bafouille des excuses incompréhensibles, les joues empourprées de gênes et de honte. À sa grande surprise, cependant, elle obéit, se décale contre le mur opposé… et découvre. Soudain, le tableau se révèle à elle. Les à-plats deviennent ses silhouettes, quatre pour être exact. Une petite fille, une adolescente, une femme d’âge mûr et une vieille dame. Elles semblent toutes ensemble danser en ronde et se mouvoir dans l’œuvre, par un effet d’optique. La bouche de Cerridwen forme un grand « oh », elle est comme hypnotisée par la toile. Elle ne sort de sa contemplation qu’au bruit provoqué par l’ouverture des imposantes doubles portes en boiserie au fond. S’en échappe d’abord une inconnue de taille modeste, fine et à la peau mate. L’anonyme la dévisage un instant. Cerri remarque le badge qu’elle porte à la poitrine. Une journaliste. Elle s’éclipse cependant trop vite pour que Cerridwen puisse l’intercepter et la questionner sur ce regard. Une voix douce et conviviale la rappelle à son objectif premier, sa fameuse mission.

« Mademoiselle Tylluanos ? Je suis ravie de vous accueillir dans mon domaine. Ma secrétaire a su donc vous conduire à bon port. Entrez, je vous prie. »

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