Chapitre 20 : Bas-Fonds

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Ses pas s’enchainent, mécaniquement rythmés par les battements de ses veines sur ses temps. Elle fuit, elle le sait pertinemment, mais elle ne veut pas avoir cette conversation. Mieux, elle veut oublier, surtout oblitérer ce moment de sa vie. Elle a beau se refaire le film de l'échange, décortiquer chaque dialogue, elle ne trouve pas d’arguments raisonnables et acceptables à opposer à sa petite sœur. Pire, les siens s’emboitent avec insolence et facilité à des souvenirs que même Alys ne connait pas. Cette théorie permettrait d’expliquer un certain nombre d’anomalies dans la maison, mais Cerridwen ne s’y résout pas. Ça ne peut être que faux. Son Père aurait des excuses pourtant, il est tellement occupé, sous pression. Il aurait forcément une excellente raison de s’adonner à un tel comportement si c’était vrai. Peut-être même que cette violence fait partie d’une potentielle vie d’époux, elle ne peut pas savoir, elle est vieille fille. Et puis Mère est tellement… tellement… seulement, cette théorie remettrait indubitablement en cause l’image qu’elle se fait de sa mère. Le portrait qu’elle se fait d’elle est-il seulement conforme à la réalité ? Ou est-ce qu’Alys se trompe ? Elle ne sait pas. Le simple fait de penser à ça amène un sentiment de malaise, une moiteur au bout de ses doigts fins. Cette théorie serait venue de n’importe qui, elle serait montée au créneau, même face à des preuves écrites, filmées, rapportées. Il aurait été simple de penser que l’on voulait faire mauvaise presse à son père ; qu’on voudrait le faire vaciller de son piédestal ! Elle l’aurait défendu envers et contre tout. Mais cela vient d’Alys et Alys n’a aucune raison de dénigrer Père pour encenser Mère. Ce serait même socialement extrêmement dangereux de faire cela. C’est grâce à Père qu’elle peut espérer son entrée à l’université. C’est grâce à son statut social, son travail et son poste que les trois enfants ont eu ou peuvent avoir accès à la meilleure des éducations et à l’avenir radieux et prometteur auquel ils ont tous les trois un jour aspirer.

C’est dangereux

Esyllt s’arrête enfin dans sa course et essuie d’un geste rageur sa joue pour chasser les larmes qui y taraude. Sa main y laisse une longue trace noir charbon sur la joue. Elle ne sait pas quoi faire. Rentrer ? Faire bonne figure et aviser ensuite ? A-t-elle seulement le choix ? Probablement pas. Les membres de la première caste ne doivent jamais se laisser submerger par leur sentiment et encore moins à leurs incertitudes. Il n’y a que les castes les plus basses, plus sauvages qui peuvent se permettre ce luxe. Ils ne connaissent décidément pas leur chance.

Un violent choc la ramène à la réalité. D’un geste, par réflexe, elle se masse la zone douloureuse, n’apercevant que d’un coin de l’œil la petite ombre chafouine qui lui est rentrée dedans. Un enfant ? Esyllt lève les yeux et un léger « o » se dessine sur ses lèvres fines. Elle réalise que cela doit faire une ou deux bonnes heures qu’elle erre ainsi sans but pour se retrouver… ici. Elle n’a pas la moindre idée d’où elle peut bien se retrouver, ne reconnait aucun bâtiment et il ne semble y avoir aucune boutique dans laquelle elle pourrait se renseigner. Son regard détaille les larges barres d’immeubles bancales qui s’élèvent jusqu’aux cieux, leurs façades qui s’effritent à cause de l’humidité, le pavement déchaussé qui ne tient que par quelques traces infimes de mortier. Par les astres, où a-t-elle bien pu tomber ? Elle déglutit, se remet à avancer. Si elle reste immobile, elle deviendra suspecte, les gens de ces cloaques vont encore plus la remarquer, alors qu’elle dénote déjà avec sa tenue proprette. La jeune femme détaille chacune des silhouettes diaphanes qu’elle croise, cherchant à rejoindre vite une artère principale pour se préserver d’une funeste rencontre, mais aussi avoir plus d’informations sur l’endroit où elle se trouve. Après tout, cette planète est ronde et la ville couvre une bonne partie de cette dernière, elle va bien finir par se retrouver en un lieu plus chaleureux où elle aura les informations qu’elle cherche. Vains espoirs, comme si connaitre le nom d’une rue allait pouvoir l’aider. Par chance, l’ambiance tamisée du lieu, l’atmosphère sombre des lanternes rouges accrochées à certaines portes la rendent invisible aux yeux des badauds, qui manifestement sont plus intéressés par le fait d’être discret que par sa présence. Elle doit être dans les bas-fonds, impression confirmée lorsqu’elle croise un groupe de jeunes filles au décolleté affriolant et aux maquillages chargés qui s’éclaffent bruyamment sur le pas d’une porte cochère. L’odeur dégagée par une bouche d’égout à proximité lui fait porter une main à son visage. Elle résiste à écœurement, continuant sa route. Ce lieu est pour ce qu’elle voit conforme aux descriptions faites dans les journaux. Alys qui les trouvait exagérées.

Brusquement, tout autour d’elle s’agite. On crie, on court, on s’invective. Par réflexe, Esyllt se plaque, dos au mur, les yeux écarquillés. Elle évite de justesse un premier mouvement violent de ce qui lui semble être une matraque. Son corps n’arrive pas à aller plus loin, le danger infuse ses veines, ses nerfs, lui refusant toute pensée concise et censée. Par chance, son assaillant semble reporter sa violence sur quelqu’un d’autre, mais elle a le temps de détailler son uniforme, le souffle coupé. Soudain, une main fripée l’attire dans un entrebâillement à proximité, la faisant entrer dans un des bâtiments autour. On referme promptement à clé derrière elle.

« M’enfin ! T’sais pas qu’il faut s’cacher quand la Milice est en rogne ?! C’est un coup à perdre un œil ou pire ! »

Esyllt s’écroule d’un coup sur le sol en terre battue de la pièce qui se dévoile peu à peu à la lueur d’un âtre. Elle est dénuée de décoration et la couleur de vieux crépi du mur accentue ce vide. Seuls trônent dans la pièce un vieux poêle en faïences, une petite table et trois tabourets sur l’un desquels prend place la vieille femme qui l’a sorti de ce chaos.

« Ouh… Toi, ma p’tite dame, t’es pas d’ici. T’es perdue ? »

L’Esyllt normale se serait probablement offusquée qu’on lui parle avec autant de familiarité, mais l’Esyllt actuelle se contente de hocher sagement la tête.

« Bah, « t’en fais pas. Ça arrive de temps en temps que des gamines de la caste trois ou quatre viennent s’encanailler ici. Parait que c’est plus simple pour l’alcool et le tabac, alors que dans les quartiers proprets, on leur demande patte blanche. T’en veux une ? J’ai des clopes. »

Esyllt esquisse un timide refus de la main, sursaute encore lorsqu’un nouveau coup est porté au volet de l’unique fenêtre. La vieille éclate de rire, trottine jusqu’à la porte.

« T’inquiètes, c’est une copine. » Dévoilant un sourire troué. Elle ouvre la porte à une autre femme presque aussi voutée qu’elle, au chignon grisâtre et fatigué « Ramène ta comète, Nesta, tu fais peur à la gosse. Je te jure, les mômes de nos jours, ça a peur de tout. D’mon temps, les gamins étaient plus casse-cou

— Vu où ça a mené tes deux aînés, Rhosin, es-tu bien sûr de lui conseiller cette voie à la p’tite. Salut Gamine. »

L’hôte des lieux chasse l’idée d’un geste lent, reprenant place sur son tabouret et s’accoudant à la table, non sans avoir servi dans trois petits verres ébréchés un liquide trouble et ambré.

« C’est le passé, tout ça. Conte nous plutôt ce qui se trame dehors, que la p’tite comprenne qu’elle était juste pas au bon endroit, au bon moment. C’est les gars du groupe Saggitari ? Ils sont allés chercher des noises aux soldats ?

— Même pas, figure-toi. J’aurai jamais pu me rendre chez toi pour me rincer le gosier si ça avait été le cas. Non, apparemment, quelqu’un leur a piqué un truc. Ça s’est passé chez la mère Penfras. Le type passait du bon temps avec une de ses filles… fin t’imagines… et pouf, son truc a disparu.

— « Son truc » ? » finit par demander Esyllt, sortant de son mutisme, se redressant un peu pour se rapprocher de la conversation et mieux entendre les deux commères.

« Ouaip. Je dis « truc », je sais fichtrement pas ce qu’ils ont perdu. Juste que c’est plutôt petit, ils faisaient vider les poches à tout le monde. Ils m’ont même palpé, moi, alors que j’ai plus un corps de rêve. »

Nesta descend d’une traite le contenu de son verre. Rhosyn, elle, préfère s’allumer une cigarette.

« Bah, ça va faire comme à chaque fois, ils vont vérifier les papiers et les poches de tous ceux qu’ils croisent pendant une heure ou deux, tabasser ceux dont la tête ne leur revienne pas. Ils vont peut-être secouer un ou deux revendeurs, mais ils auront rien. Ces types ont plus peur des mafieux des Saggitari que des traine-savates de la milice. Franchement, y’en a pas un pour rattraper l’autre. »

Esyllt se mord discrètement la lèvre, se contentant à nouveau d’un hochement de tête entendu. Mieux vaut ne pas froisser ses hôtes impromptus pour l’instant. Dans d’autres circonstances, être prise pour une demoiselle écervelée de la troisième caste et être traitée comme telle l’aurait probablement outrée, mais présentement, cette identité lui est des plus salutaire. En tout cas plus que celle de Cerridwen Tyluanos, fille du chef des… « traines savates » susmentionnés.

« Au fait, Gamine. T’habites où ? Non parce que t’es coincée avec nous le temps que les pandores se calment, mais faudrait pas non plus que tu t’attardes. Tes parents vont s’inquiéter et faut pas leur faire du mouron, vraiment. »

Esyllt réprime un sourire mélancolique. Qui s’inquiéterait de ne pas la voir revenir au grand appartement. Son père ? Absent. Sa mère et Alys ? Elle ne sait pas. Taliesin de là où il est ? Si seulement ça avait un impact sur le monde des vivants. Qui ? Cadi. Oui, Cadi s’inquiéterait, elle s’inquiète toujours pour rien depuis qu’elles se sont rapprochées et encore plus depuis qu’elle est à son service exclusif. Mais elle s’inquièterait de ne pas la voir revenir. La jeune femme réfléchit, tourne sa langue dans sa bouche, hésite.

« J’habite… Ma famille n’est pas loin des ateliers Oedhebog ».

C’est le premier lieu qui lui est venu à l’esprit. Elle est sûre que cela n’attirera pas l’attention de ses hôtes. Rhosyn lui tend le verre plein qui n’a pas encore de propriétaire.

« Je te montrerai comment y aller tantôt. Mais pour l’instant, on boit. Y’a rien de mieux, boire, pour passer le temps. »

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