Chapitre 25 : L'ombre du doute

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Le doute, c’est terrible, ça ressemble un peu de sable cosmique porté par un vent cosmique, coincé dans le corset d’un chemisier, qui est là pour vous rappeler qu’autour de vous c’est l’Espace ,le grand rien, hostile contrairement au giron de la cité. Ce sable là ne semble pas lâcher Tesni depuis sa filature avortée, dont elle a fait un rapport un peu trop succinct pour que le Patron et Seren trouve ça normal. Pourtant, elle a tout faire pour s’en débarrasser. Elle a essayé d’oblitérer ce souvenir de sa mémoire, parce qu’oublier n’était visiblement pas suffisant. Mais il s’accroche à son esprit comme les serres de l’aigle des histoires, qui ne lache jamais sa proie. Elle ne comprend pas comment, en quelques phrases, ce … type est venu effriter son édifice de certitude, construit petit à petit depuis l’adolescence. Elle en devient suspicieuse, à surveiller du coin de l’oeil le Patron dans ses moindres faits et gestes du quotidien pour y desceller ne serait-ce qu’un signe, une parole, quelque chose qui prouverait que le milicien ait tord, qu’il se soit trompé dans ses déductions à la manque. Ca a , pour l’instant, eu l’effet inverse. Comment ne pas reconnaître dans ses attitudes, son maintien, ses mots , ses habitudes ceux des gens de la première caste, ceux qui sont nés avec une cuillère en argent dans la bouche. D’ailleurs, il doit probablement se douter de ce qui se trame dans son esprit, elle a toujours été d’une transparence totale pour lui et ça la panique encore plus. En même temps, elle passe son temps à le dévisager comme s’il venait d’une autre planète, normal qu’il ait tiquer. Il n’y a aucune menace, aucune agressivité à son encontre dans son regard, plus de l’inquiétude, de l’interrogation. Ce qui la culpabilise encore plus dans ses inquiétudes illégitimes.

C’est qu’elle est une bien piètre enquêtrice lorsqu’il s’agit de son cercle proche. Non. De sa famille. Parce qu’aussi dépareillés et étranges qu’ils puissent paraître, ils sont tout les quatre … tous les cinq maintenant qu’Edern est venu se greffer au petit groupe, ce qu’elle a de plus proche d’une famille, avec les affections non feintes, les chamailleries surjouées, les peines communes et l’entraide sans condition. La perte d’Enfys n’a en soit rien changé. Ils ne sont plus que trois . Plus Edern. Retour à quatre. C’est tellement loin des relations qu’elle entretient avec son père , caricature du petit fonctionnaire de la 4ème caste , plein interressé par le fait de se ranger dans la norme quitte à renier sa propre progéniture si celle ci remue trop et de laisser passer toutes les vexations qui incombent à sa caste et son métier. Tellement loin aussi des relations qu’elle avait son grand père maternel, bourru et plus à même d’exprimer ses sentiments par la violence plutôt que par les gestes doux. Autre caricature, celui du milicien à la retraite qui s’ennuyait et qui, pour continuer à exercer de l’autorité sur les gens de la caste inférieur , s’était improvisé maquereau. Le Patron appelle ça des souteneurs. Souteneurs. Encore du vocabulaire recherché pour désigner la lie de la société. Retour au point de départ. Tesni pousse un long soupirs, s’arqueboutant sur le zinc froid devant elle, le talon de sa bottine droite frappant le pied de son tabouret de bar en rythme. Rien de pire qu’une salle vide en pleine après midi pour ressasser

Le bruit d’un verre qu’on pose devant elle la sort de sa torpeur. L’oeil torve, elle fixe le liquide ambré qui se balance au grès des remous. Siarl lui sourit. Tesni ne peut s’empecher de pouffer nerveusement quand elle voit les lunettes loupes posées sur le bout de son nez, à la manière d’une vieille femme. Lui prend immédiatement la mouche, vexé comme un pou

« Quoi , encore ?!

- Rien, je te jure, absolument rien. » Elle ravale son rire « Un monde nouveau s’ouvre à toi avec ces lunettes ?

- Un monde beaucoup flou déjà, où il y a une différence marquée entre les lettres. C’est plus facile pour lire du coup. » Retorque-t-il en grommelant, retournant à sa vaisselle de bock. Tesni prend le verre de whisky, l’hume sans conviction.

-Donc, c’est bon, maintenant, tu sais lire.

- Tout doux . Je progresse, mais je reste un membre de la cinquième caste. Faut pas me prendre pour une fusée non plus.

-Le Patron te tirerait tellement les oreilles s’il t’entendait dire ça. »

Siarl hausse les épaules, pose une choppe renversée sur un torchon déjà humide .

« Il est pas très … c’est quoi le mot déjà ? Bref, il me voit avec des yeux bienveillants

-Objectif . Le mot que tu cherches, c’est objectif. Il t’a toujours vu comme ça, toi plus que quiconque.

-Oulah non. Enfys , oui, toujours. Mais le Patron … la première fois qu’on s’est rencontré, il a tenté de me tuer… j’avais quoi … douze ans ? Quelque chose comme ça ?

- … Pardon ?

-Bah tu sais, j’avais surpris ce que j’aurais pas du. J’avais déjà fugué une première fois de l’orphelinat huit mois avant, quand ils ont tenté de me mettre au turbin parce que même pour l’école Delyn, j’étais beaucoup trop mauvais, en rapport avec la lecture. J’aurais jamais le diplome, j’étais foutu, autant que j’apprenne un boulot, c’est ce qu’ils se sont dit. J’avais pas envie, je suis parti, je me suis retrouvé à zoner avec des petites frappes de mon âge

- Fuguer … genre comme faire le mur.

- Ouais, j’en avais marre de me faire tabasser par les adultes là bas. Si j’avais sû que ça allait être tout pareil dehors, crois moi, je serai resté. Au moins j’avais un toit. C’est parce que j’ai eu de la chance lors de ma première fugue. »

Tesni trempe ses lèvres dans son verre , tandis que Siarl continu de narrer son histoire .

«  La première fois, j’avais essayé de partir… Trois jours la milice m’a coursé. Au bout de quatre, j’avais tellement faim, j’ai fini par entrer par effraction dans un atelier d’artiste .

- Et tu es tombé sur Enfys. »

Siarl offre un sourire triomphal.

« Je me voyais déjà ramené de force à l’orphelinat, fichu au cachot mais même pas. Enfys m’a filé un toît, de la bouffe, des vetements et je pouvais rester autant que je voulais tant que je l’aidais. Ce que j’ai fais .

- Pourquoi tu es parti alors ?

- Je suis pas parti, je me suis fais choppé lors d’un contrôle, au pif en plus. En tant qu’orphelin, j’avais pas de papier. Du coup, retour à la case départ, avec le cachot, le fouet , la totale. »

Il frisonne quand il narre ça, alignant une à une mécaniquement les choppes propres devant lui.

« Bon, ça m’a pas tellement dissuadé vu que huit mois plus tard, a peu près sur mes cannes, j’ai remis ça. Quand j’en ai eu marre de me faire tabasser aussi dans mon groupe, je suis retourné dans l’atelier, en me disant que p’t’être bien qu’Enfys y serait encore et que ça pourrait être comme avant. Sauf qu’en passant par la fenêtre de l’appenti, je suis pas tombé sur Enfys. Je suis tombé sur un grand type bien coiffé, torse nu, tout carré comme un milicien, riche … et Enfys qui dormait à côté, mais ça je l’ai vu après. Le type, c’était le Patron. ‘Fin à l’époque on l’apellait juste Geraint, parce qu’Enfys l’appelait comme ça, si ça se trouve, c’est même pas son vrai prénom. Sur trois patés de maison, il m’a coursé , j’ai bien cru qu’il allait me faire la peau. Il m’a ramené par la peau de col à l’atelier. Je priais de toutes mes forces la dame du Destin. Je crois qu’elle m’a écouté parce quand il m’a balancé au pied d’Enfys, j’ai entendu « Geraint, on ne terrorise pas les mômes perdus, la société s’en charge déjà très bien. Bonjour Siarl. Tu t’étais perdu en allant chez le marchand de couleur ? J’ai toujours besoin de mon bleu roi, moi . »

Il y a un tremolo dans sa voix, quelque chose qui se tord mais il se reprend vite.

« Je suis plus jamais reparti et le Patron s’est pris d’affection pour moi. Il s’est mis en tête de m’apprendre des tonnes de trucs, même qui servent à rien. Ca faisait beaucoup rire Enfys et Seren, à s’en tenir les côtes. Puis t’es arrivée dans notre groupe . Enfin non, plus exactement, tu t’es imposée en gluant tes fesses à la marche devant l’atelier et en gueulant. J’ai vraiment cru que la milice allait nous chopper, parce qu’on venait de commencer les activités de resistance. »

Tesni lui met une tape sur le haut du crane, Siarl reste impassible. Il lui faut un moment pour digérer son récit, c’est la première fois qu’il a à le raconter à quelqu’un. Peut être que c’était le bon moment, la bonne ambiance. Son amie intègre aussi le récit, soupire

« Donc, c’est vrai .

-Quoi donc ?

-J’ai causé avec l’autre empaffé de milicien quand je devais le filer. Il m’a mis des noeuds dans la tête sur les origines sociales du Patron

-Qu’est ce que ça importe qu’il soit un type de la haute ?

- C’est pas tant ça le souci . Le milicien dit … donc ça vaut ce que ça vaut, hein … que le Patron en savait trop pour être honnête.

- Ah , il me l’a dit aussi. Il adore faire des noeuds au cerveau des gens, si ça se trouve, c’est pour ça qu’ils l’ont sorti des douanes, il posait trop de questions … attend, c’est ça qui te tracasse ? »

Il semble étonné, Tesni fronce les sourcils, boit une nouvelle gorgée de whisky

« Y’a de quoi , non ? Imagine …

- Imagine quoi ? Que ce soit un traitre ? Que la mort d’Enfys lui ait fait retourner sa veste ? Rien du tout. Je suis persuadé qu’il fera n’importe quoi à condition de réaliser sa vengeance et que tout ce qui le retient de ne pas se faire sauter en pleine célébration officielle de l’Ame Etoilée, c’est qu’on est là . En plus, Heilyn est complétement paranoiaque. Genre, il est allé vérifier mon dossier à la milice . Officiellement, c’était pour me prouver qu’il a m’avait jamais arreté mais c’était des fadaises …

- … Heilyn ?

- C’est son prénom au milicien, il s’appelle Heilyn. On va collaborer avec et de ce que j’ai compris du plan, t’es censée nous protéger. Autant que tu connaisses son prénom, non ? Et puis, tu sais quoi Tesni, ça va faire huit ans que je le pratique, le Patron, dans ses bons et ses mauvais jours , avec ou sans Enfys. Je vois bien une demi douzaine de situation où le Patron aurait pu me laisser canner la bouche ouverte ou me filer tout cru à la milice. Il l’a jamais fait. Pire, il m’a protégé. C’est pas ce qu’on a été tout seul, dans nos coin qui importe, c’est qu’on ait tous ensemble quand on est Librae. Je sais pas à quoi ça va servir exactement de faire ce qu’on va faire au Carnaval mais je suis sûr d’une chose, l’Agora va s’en souvenir. »

Tesni soupire, termine son verre cul-sec

« Puissent les astres t’entendre, Siarl. »

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