Chapitre 31 : La taupe

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Geraint tire une nouvelle bouffée sur sa cigarette, surveillant dans l’ombre du rideau les allées et venues dans le bar au rez-de-chaussée. C’est l’heure de point, l’heure où se croisent ceux qui sortent des cinémas et des théâtres et ceux qui ont travaillé la première partie de la nuit. Depuis son ouverture, quelques mois à peine, l’établissement du Patron s’est fait un nom et une clientèle. Il a même obtenu ses mouchards attitrés, repérés par l’œil aiguisé de Siarl. Siarl est d’ailleurs aux yeux du tout venant le gérant de l’établissement. Une idée de Seren, qui a toujours peur de le savoir, lui, Geraint, en possession de la clé de la cave à alcool, encore plus depuis l’épisode de la réunion commune. Tesni avait dû l’y traîner complètement ivre. Bah, il n’a plus le temps de céder aux sirènes des breuvages enivrants, plus de temps pour se laisser aller aux souvenirs, de ressasser suffisamment pour souhaiter noyer son existence dans un liquide ambré quelconque. Il a un plan en cour, le premier depuis longtemps. C’est lui qui tire les ficelles alors il se doit d’être sobre et en toute possession de ses moyens. Ça, plus la mission… Non… Le service que lui a demandé Nerys et dont elle lui a promis une bonne récompense. Ce n’est pas donné à tout le monde, comme situation. La marraine des Saggitari est rarement débitrice, ce sont les autres qui lui doivent quelque chose et c’est comme ça qu’elle les tient. Ça, et la peur violente qu’elle leur procure.

La tâche n’a pas été aisée, mais il a enfin ce qu’elle voulait, la Dame du Destin est venue lui donner un petit coup de pouce. Tesni et Siarl disent qu’il faudrait la remercier en brûlant de l’encens en son honneur. Ils sont superstitieux, les petits, mais bon, pour ce que coûte l’encens et si ça peut leur faire plaisir, on peut bien se lancer dans une petite virée au Temple plus tard. Cette superstition occulte complètement leurs véritables rôles dans cet enchaînement improbable. Peut-être est-ce mieux finalement, de se dire que la milice a juste joué de malchances. Cela permet de se dire que la punition, s’ils sont découverts, sera moindre.

Nouveau nuage de tabac, Geraint prend appui sur sa canne pour boiter jusqu’à son fauteuil où l’attend un de ses félins. Si la Dame du Destin fait tomber du ciel la réponse à ses questions, elle semble parfaitement impuissante face au retard pathologique de Nerys aux rendez-vous qu’on lui donne. Et cela fait, depuis le temps qu’il la connaît, huit ans que ça dure. Il l’a vu monter les échelons, pousser des coudes pour se faire une place sous les astres, éliminer sans pitié sa concurrence ou la rallier de force à sa cause, c’est à dire elle même. Par contre, être à l’heure, ça, jamais. C’est visiblement le luxe des biens nés, la ponctualité, il faut croire. Pour Enfys aussi, l’heure et les contraintes n’avaient jamais été que des concepts bien abstraits dès lors que la lecture de chiffre sur un cadran entrait en jeu. Geraint se cale bien au fond de son fauteuil, grommelant contre sa jambe douloureuse et adressant une caresse à une Majorelle tout en poil et en ronrons, perchés sur l’accoudoir. Il sort son carnet de l’intérieur de son veston et consulte les pages avec un sourire satisfait. Tous les engrenages se mettent en place avec une facilité presque déconcertante. Chaque groupe impliqué, malgré le peu de contexte dont il dispose, a fait sa part de travail. Mira lui a d’ailleurs fait parvenir des échantillons de tracts et d’affiches qui sentent l’encre à peine sèche mêlée aux effluves de son tabac à pipe. Si le vieil intellectuel tombe un jour, c’est cette odeur caractéristique qui le trahira.

« Tu progresses, Nerys. Deux heures trente-huit de retard. À raison de deux minutes tous les deux mois, tu arriveras peut-être à l’heure à un rendez-vous dans six ans et six mois.

— Garde donc tes sarcasmes, le boiteux. Soit déjà heureux que je sois venu avec aussi peu d’informations », lui rétorque Nerys qui referme la lourde porte du bureau derrière elle. Je ne suis pas à ta botte, je te rappelle, et j’ai vraiment pas que à faire, d’écouter des élucubrations d’un soulard. Sers-moi un truc au lieu de jacasser. »

Geraint la détaille goguenard, ayant bien pris soin de ranger son carnet avant toute chose, observant son long châle noir qui dissimule le décolleté d’une robe en soie bleu passé et la forme d’un holster. Elle tape le parquet de son talon « Alors, quoi, tu bâilles aux étoiles ? Bouge-toi un peu !

— Je suis désolé, je ne peux pas accéder à ta requête.

— Pardon ?! »

Il désigne d’un geste la carafe posée sur une petite dessert à côté de lui, empli d’un liquide translucide et gazeux, aux notes sucrées.

« … Mais qu’est-ce que c’est que ce truc !, grimace Nerys.

— Limonade. On m’a confisqué toutes les bouteilles d’alcools. Si tu veux plus fort, il va falloir que tu descendes au bar pour demande à Siarl de te servir quelque chose. Et sans tes jouets, nous avons de la visite ce soir, tu serais tout de suite suspecte.

— Qui ça, « on »

— Siarl… Tesni… Seren… même Edern est de leur côté. Heilyn s’y met aussi avec de grands discours quand il est là.

— Donc, on résume. Tu tiens un bar, mais on t’interdit de boire de l’alcool ?

— Bienvenue dans mon paradoxe. »

Nerys lève un sourcil, les mains sur les hanches. Geraint n’arrive pas à savoir si elle est surprise, dépitée, étonnée ou les trois à la fois, mais elle prend place dans le fauteuil en face de lui.

« Et c’est pour me parler de ton… machin, là, que tu m’as demandé de venir.

— Non, ça, tu n’y peux pas grand-chose. Par contre, je sais qui est ta taupe. »

Les mains de Nerys se crispent sur les accoudoirs, ses dents grincent. Geraint semble en faire peu de cas et lui sert de la limonade dans un petit verre.

« Alors ?! Accouche !!!

— Pas avant quelques précautions dont je dois te faire part. Nous sommes bien d’accord que ce type va trépasser de la main de tes hommes ad-astra dès lors que je te donnerais son nom ?

— J’ai même prévu de m’en occuper moi-même. Donne-moi une seule nuit et on le retrouve façon puzzle lui et sa famille aux quatre coins de la ville.

— Non.

— Comment ça, non ?! Pour la énième fois, Geraint, je fais ce que bon me semble, tu n’as AUCUN ordre à me donner ;

— Ce n’est pas vraiment un ordre à proprement dit. Si tu l’éparpilles façon puzzle comme tu dis, tu vas inutilement attirer l’attention sur toi et donc sur les anarchistes en général. C’est un coup à mettre en péril la réussite du Plan, Plan dans lequel tu as de nombreux intérêts. Libre à toi de l’envoyer en plusieurs morceaux à différents journaux de la planète ou à la Milice, mais APRÈS la réalisation du Plan. Pas avant. Et laisse sa famille en dehors de tout ça, ils n’ont jamais profité de sa trahison.

— Qu’est-ce que t’en sais ?! » vocifère Nerys, écarlate au fond de son fauteuil, prête à bondir

– Je le sais, c’est tout. Jure-le. Sur l’Âme étoilée. »

Nerys a un mouvement de recul, déglutit bruyamment. Un silence s’installe pendant lequel elle attrape son verre de limonade et le remue légèrement, comme pour y lire un conseil au milieu des tourbillons et les précipités de sucre. Elle soupire « Je le jure. Sur la dame du Destin qu’est l’Âme étoilée. Si je me parjure, l’Avaleur de Monde aura mon âme. Voilà. Content ? Maintenant, parle !

– C’est Eurig, le père d’Edern. »

Nerys a un hoquet

- « Ah le… T’es sûr de ton coup ? On parle d’un de mes lieutenants là. Un vieux de la vieille.

— J’ai eu l’information par une source anonyme, j’ai vérifié, Tesni l’a filé pendant un moment et a pu espionner plusieurs rendez-vous avec son agent de liaison, qui a été identifié avec certitude par Heilyn. J’ai aussi testé la fiabilité d’Edern si tu veux tout savoir. Depuis qu’il est ici, il ne met le pied dehors que lorsqu’il y est vraiment obligé et suit soit moi soit Siarl comme une ombre. Je ne pense pas qu’il ait très envie de retourner auprès de son père que je soupçonne d’être aussi le bourreau qui lui a laissé toutes ces marques. »

Nerys reste silencieuse. Elle avale son verre cul sec et grimace presque instantanément.

« Mais c’est dégueulasse, ce truc ?! Comment tu peux avaler ça ? »

Geraint roule des yeux, moqueur, elle l’ignore

« Bon, du coup, raison de plus pour que l’élimination de la vermine se fasse discrètement. Si on apprend qu’il a osé me trahir… T’en as parlé à personne d’autre, j’espère.

— Je n’ai pas jugé bon de partager cette information avec quiconque d’autre que toi à part Tesni, Heilyn et Siarl, vu que ce sont eux qui ont aidé à le débusquer. Mais ils me sont fidèles tous les trois et muets comme des tombes sur l’affaire.

— Qu’est-ce que tu vas dire au môme ? »

L’homme lève un sourcil, la fixe avec une question silencieuse au bout des lèvres.

« Edern, précise Nerys. Il est pas idiot. Si son père disparaît, il est bon pour l’orphelinat. Tu ne vas pas le garder éternellement.

— Et pourquoi pas ? Si je disparais, Siarl et Seren pourront prendre mon relai.

— Pas Tesni ?

— Elle ne sait déjà pas faire survivre une plante verte, alors un gamin… Ne lui en demande pas trop. »

Nerys se déride un peu, pouffe. Elle tend le bras.

« Bon, t’as au moins une clope pour moi que je remette de mes émotions ? Après, j’irai m’occuper de mon cafard. »

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