Lev

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Fin d'après-midi, bureau de Perle.

La jeune cheffe s'est placée en retrait, sur la banquette dont elle a obtenu l'usufruit après d'âpres négociations avec sa hiérarchie, en raison d'une histoire de non-conformité aux normes anti-incendie, qui destinait le sofa presque neuf à la benne, dans une interprétation du règlement des plus lapidaires.

Les pieds nickelés — comprendre Andrew Asdan et John Vanson — se sont assis à califourchon sur des chaises, dans la posture popularisée par les polars, avant-bras croisés, coudes et menton appuyés sur le dossier. Double A parachève le tableau par le maintien sur son crâne d'un borsalino du plus bel effet, incliné vers l'arrière, et découvrant ainsi un large front. Ou quand Croquignol devient Eliott Ness.

Pendant que Corindon bataille avec le branchement du projecteur, sa supérieure lance la discussion.

— En attendant que tu nous fasses part de tes déductions, Coco, Andrew va nous lister plusieurs renseignements relatifs à la victime. Tu es bon, Andrew ?

L'adjoint acquiesce, sort son mobile, fait défiler deux écrans.

— Pas de problème, patronne... Alors, je récapitule : la victime s'appelle Lionel Bronstein. Quarante-sept ans. Divorcé, deux enfants, un de chaque sexe, qui ne vivaient plus avec lui. Le garçon est étudiant en province, la fille s'est maquée avec un yuppie, on ne lui connaît pas de profession particulière. Bronstein, par contre, bossait. Il était le comptable d'une boîte spécialisée dans les audits du secteur informatique.

— Bonne entente avec ses collègues ?

— Apparemment. Un type sans histoires. On ne sait pas encore s'il laisse un héritage conséquent, la piste reste à explorer. Mais son appartement, dont il n'avait d'ailleurs pas fini de rembourser le prêt, ne dénote pas un grand luxe. Son salaire n'atteignait pas non plus les étoiles.

— Une relation sentimentale ?

— C'est très probable. L'écran de verrouillage de son portable le montre en train de se faire mordre l'oreille par une femme avec des dread-locks: un selfie-double, permettez-moi l'expression. La fille étant de profil , difficile de lui donner un âge. Une petite quarantaine, peut-être.

Perle rumine trente secondes.

— On ne peut pour l'instant exclure aucune hypothèse. On maintient les proches... j'entends par là le garçon, la fille, la maîtresse présumée, voire l'ex-épouse, sous le feu des projecteurs. Ils sont les quatre qui se connectent financièrement ou sentimentalement à Bronstein, ce qui ne veut pas dire que nous n'élargirons pas le spectre.

Corindon se racle la gorge discrètement.

— C'est maintenant que j'interviens ?

— J'allais te le demander.

Nouveau raclement de gorge, cette fois expansif, à la limite du contentement.

— Quand nous avons parlé du meurtre la première fois, Perle, tu as évoqué la mise en scène. Tu t'es appuyée pour cela sur une constatation simple. Deux objets n'ayant eu aucune incidence sur le déroulement de l'assassinat avaient été abandonnés sur place, et même sur le cadavre : des binocles sans verres correcteurs et un faux bouc poivre et sel, grossièrement fixé sur le menton et la lèvre supérieure de Bronstein.

John et Double A boivent les paroles du capitaine Caïm, qui développe.

— Cette sinistre mascarade aurait pu suffire, mais s'est posée aussi la question du piolet. Le coup asséné au moyen de cet objet avait-il causé la mort ? Ou, à l'inverse, avait-il été ultérieur aux frappes délivrées par le poignard dans la région de l'abdomen ? En d'autres termes, cet engin faisait-il également partie du funeste decorum ?

Corindon, en acteur consommé, marque une brève pause. Il s'éclaircit la voix pour la troisième fois.

— Eh bien, les résultats viennent de nous parvenir. C'est effectivement un couteau qui a causé la mort, comme en témoignaient les violents écoulements sanguins sur le tapis. La blessure occasionnée par le piolet n'est pas décisive, enfin... dans une certaine mesure. L'objet rejoint donc la barbiche et les lorgnons dans la scénographie du crime.

John Vanson laisse tomber, désabusé.

— Nous avons affaire à un givré.

— C'est très plausible. D'autant plus que deux autres objets viennent embellir cet inventaire à la Prévert.

Le capitaine Caïm allume le projecteur avant de rejoindre le bureau pour régir l'ordinateur de Perle. À la première pression qu'il effectue sur la souris s'affiche un objet brillant : une pièce , ou une médaille. Il zoome aussitôt pour chasser toute ambiguïté, et reprend :

— Premier indice : une médaille siglée CCCP. Je ne vous ferai pas l'injure de vous expliquer ce que ceci signifie.

— À ta place, je ne prendrais pas le risque de m'en dispenser, sourit Perle, tandis que John la remercie mentalement.

— Très bien. Ce CCCP fait référence à l'URSS, dont l'existence s'est approximativement étendue de 1922 à 1991. La médaille est d'un type banal, du genre de celles qu'on distribuait aux ouvriers méritants. À dire vrai, c'est surtout son origine qui nous intéresse ici. Notre ami alpiniste a voulu associer son crime à l'époque soviétique. Mais pourquoi ? Surtout si l'on considère l'ultime indice : cette petite bannière tricolore, qui diffère de l'italienne par la présence d'un aigle en son centre. Bref, c'est un drapeau mexicain.

— C'est bon, j'ai compris. Je sais où tu veux en venir.

— Je n'en attendais pas moins de toi, Perle. Tu veux enchaîner ?

— Non, termine. Ce sera plus complet ainsi, je risque d'oublier des éléments.

Corindon retourne à la souris. Une photo en noir et blanc apparaît sur l'écran. Le visage d'un homme plutôt échevelé, portant bouc et lunettes rondes, lesquelles ne cachent pas intégralement un regard perçant.

— Vous avez reconnu Léon Trotsky, sur une photo prise vers la fin de sa vie. Un des auteurs majeurs de la révolution soviétique et instigateur de la terreur rouge. À l'âge de soixante ans, il a été assassiné à Mexico par Ramon Mercader, un agent du NKVD, meurtre commandité par Staline, au moyen .... d'un piolet, fiché dans la nuque. Si je résume, nous avons des binocles, un bouc, l'URSS, le Mexique, et un piolet... ça ne vous rappelle rien ?

Les deux balais qu'Andrew exhibe en guise de sourcils dansent la carmagnole.

— Mais pourquoi avoir commis un massacre sur le pauvre type de ce matin ?

— J'y viens. Déjà, le prénom est pour ainsi dire identique : Léon et Lionel, kifkif ! Léo, Léonard, Léonie, léonin... même racine, panthera léo, le lion. Et ce n'est pas tout. Trotsky s'appelait en réalité Lev, occidentalisé en Léon, donc, Davidovitch... BRONSTEIN !

John hurle presque.

— Attends ! Tu es en train de nous dire que ce cintré a nettoyé le gars uniquement parce qu'il portait le vrai nom de Trotsky ?

— Je ne veux rien dire de spécial, je me borne à exposer les faits. Pour l'instant, voilà où nous en sommes.

— Et ça ne me rassure pas, intervient Perle. Si l'Alpiniste s'est donné la peine de nous monter ce sketch, c'est qu'il risque de reproduire le même schéma Dieu sait quand, Dieu sait où, Dieu sait sur qui. On ne peut pas mettre des millions de citoyens sous globe pour les protéger.

— On abandonne la piste familiale et sentimentale ?

— On n'abandonne rien du tout. Pour l'instant, même s'il faut le redouter, il n'est pas prouvé que ce soit le début d'une série.

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