Comme on se retrouve

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5 Novembre, 10h45.

Quand Perle découvre l'intérieur des locaux de SP One, la sobriété du décor l'interpelle. Rien de commun avec PGTV1, aucun Sidney Streegteen (1) n'ayant projeté son mauvais goût proverbial sur les lieux , qui évitent par conséquent mobilier onéreux et ornements baroques.

Le bureau d'Eva Palpe, en revanche, à défaut de luxe ostentatoire, dénote par sa richesse, et la majesté du fauteuil sous-directorial que l'arrivante ne débarque pas n'importe où.

— Comment allez-vous, Mme Palpe (2), depuis l'affaire Omphale? Merci de m'accorder de votre temps précieux, nous avons beaucoup de choses à nous dire.

— Je ne peux malheureusement pas vous en accorder tant que cela...

— Mais si, mais si. Cela vous évitera l'inconfort d'une convocation.

Eva ne contient pas un éclat de rire.

— Vous savez me parler, vous ! Alors, inspectrice, comment vous portez-vous ? C'est vrai que notre dernière rencontre avait eu lieu dans les locaux de PGTV1. Ça date de deux bonnes années. Que puis-je pour vous obliger?

— Déjà , m'appeler Commandant. Voilà beau temps que la dénomination 'Inspectrice' n'existe plus. Ensuite, me confirmer que vous lancez une émission, avec pour invités les membres de l'AECC.

Eva, détendue, le visage hâlé par quelques sessions de bronzage dans un salon chic, se cale dans son fauteuil, ramène les jambes.

— Ah ! Le prime-time de vendredi ! Comme invités, et sans doute, à moyen terme, comme animateurs... Vous avez vu la bande-annonce ?

— Pas encore. Je n'ai appris qu'hier la tenue de votre projet, par Charlotte Blocklack.

— Brillant esprit, Blocklack. Si elle n'était pas à fond dans sa marotte, je la débaucherais bien volontiers. J'espère que vous serez devant votre écran. La première promet beaucoup.

— La première, vraiment ? Vous comptez sérieusement offrir durablement du temps d'antenne à cette brochette de révisionnistes ?

— Ai-je vraiment besoin de répondre , Commandant Deaumère ? Je gère la programmation d'une chaîne de télévision, pas une trésorerie de patronnage. D'autre part, est-on toujours bien sûr des vérités historiques ?

— Et vous comptez voguer sur l'actualité pour promouvoir votre délicate émission, j'imagine...

— Il se trouve qu'elle est propice. Que voulez-vous que j'y fasse ? Je ne vais quand même pas déprogrammer parce que la conjoncture est trop favorable...

L'adepte des cabines d'UV sonne son secrétaire. L'élégant, rasé de près, strict dans son costume pétrole au pli impeccable, s'empresse d'entrer dans la salle, salue Perle d'un signe de tête.

— Allez nous chercher deux expressos, Martin

— Tout de suite, Mme Palpe.

Le subordonné s'exécute mécaniquement. Perle traduit instantanément les intentions sous-directoriales. Palpe aurait pu faire sa commande par l'interphone, mais cela ne suffisait pas. Elle voulait que son interlocutrice apprécie le joli snap-boy*3 et constate son obéissance réactive.

— Que pensez-vous de mon Martin ? Pas mal, non ? S'il vous plaît, je peux vous le mettre à disposition pour une soirée afin que vous l'essayiez, commandante. Si c'est moi qui lui ordonne, il ne refusera pas l'obstacle. Voulez-vous que je vous le réserve ?

Le commandant Deaumère digère la provocation, enregistre la désignation d'obstacle — Prends ça, ma grande — avec toute la lucidité nécessaire et riposte, glaciale.

— Non merci, Palpe. Je ne suis pas trop Snap-boy, je laisse ça aux paresseuses amatrices de commodités.

— Je ne vous pensais pas si pudibonde. Tant pis pour vous. Je suis convaincue qu'une petite entorse de temps à autre vous ferait le plus grand bien.

— Merci également de laisser ma vie intime à sa place.

Le démon blond n'insiste pas.

— C'est comme vous voulez, ins-pec-trice.

Pendant cette brève passe d'armes, le dénommé Martin est revenu avec un plateau portant deux tasses fumantes. Le larbin le présente à Perle qui le tapisse d'un regard de commisération, saisit l'anse.

A contrario, Eva sourit victorieusement en prenant sa tasse.

— Merci Martin, je sonnerai quand il faudra remporter la vaisselle. Vous pouvez retourner à votre bureau.

Le serveur d'occasion dépose le plateau et sort avec déférence. Perle repasse à l'offensive.

— Vous êtes comblée, je suppose, de votre statut ...

— Plus encore que vous ne l'imaginez.

— Oh, je devine très bien comment vous traitez vos troupes... le style Omphale ...

— Et pourquoi non ? Cette femme était incroyable.

— Si c'est elle votre modèle, je vous plains.

— Vous outrepassez surtout vos fonctions.

Perle balaie l'air par-dessus son épaule.

— Ça restera entre nous.

— Je suis quand même stupéfaite que vous parliez ainsi d'une personne que vous n'avez pas connue de son vivant.

— Je me suis contentée de découvrir les dégats qu'elle avait causés. C'est un bon début. Mark Hol (2), Peter Liguty (2), Boris Devot (2), Corindon...

Eva glousse discrètement.

— Je savais que vous aborderiez ce sujet également...

— Eh bien , parlons-en. Vous êtes contente de marcher sur les pas de la Omphale dans ce domaine aussi ? C'est ça, votre ambition ultime ? Ressembler à l'ex-diva de PGTV1 ?

— Il y a pire , comme carrière...

— Ah oui ? Prenez garde de ne pas terminer comme elle ...

— C'est une menace , commandant Deaumère ?

— Une mise en garde, tout au plus. D'autre part, comme je redoute vos projets à l'égard de mon second, j'ose espérer qu'il ne souffrira pas de vos inconséquences. Votre devancière a déjà fait assez de mal comme ça.

— Je doute qu'inconséquente soit le terme qui me qualifie le mieux. Ce que je réalise est toujours méticuleusement planifié, et je n'ai nullement l'intention de malmener Corindon, . Il se courbe en quatre, en huit, en seize, pour me faire plaisir. J'ambitionne de poursuivre le pliage encore un moment. C'est une expérience d'origami amusante. Orienter, façonner... Nombre d'individus sont conçus pour s'incliner, il faudra vous y faire.

— Comme Martin...

— Je ne vous le fais pas dire. Ce garçon est une de mes plus belles réussites.

— A la fin, certains deviennent des Peter Liguty.

— Si vous essayez de m'effrayer, vous vous y prenez mal.

Perle la pointe d'un coup d'œil désabusé.

— Même pas. Par expérience, je sais que tant que vous n'aurez pas pris un retour de manivelle, vous continuerez à avoir ce type de fonctionnement. Et ce n'est même pas sûr que cela suffise.

— À moi donc de me débrouiller pour éviter les boomerangs.

Perle hausse les épaules.

— Votre humanisme vous perdra, Palpe. Enfin, si cette gymnastique vous plaît...

Les deux femmes se dévisagent une trentaine de secondes, sans aménité, mais sans hostilité manifeste. Aucune des deux ne s'est privée de diffuser le message qu'elle souhaitait. Pas de quoi se haïr, du moins pour l'instant.

Eva relance :

— Venons-en au fait. Vous n'avez pas demandé un rendez-vous pour me parler exclusivement de mes méthodes managériales, ni de ma vie privée.

— En effet. Vous n'êtes pas sans savoir que la victime numéro deux de celui que la presse surnomme déjà l'Alpiniste travaillait chez vous en tant que scénariste de séries low-cost.

— Bien entendu. Depuis cinq jours, le nom de Jacqueline Bouvier revient en boucle dans tous les médias et particulier le nôtre, étant donné son appartenance à nos services.

— Que pourriez-vous me délivrer de porteur à son sujet ?

— Je ne peux pas vous dire que c'était ma tasse de thé, et je n'ignore pas que l'animosité était réciproque. Nous parlions tout à l'heure de caractères propres à céder à la coercition ou à la séduction. Ce n'était pas son cas. Une grosse indépendance d'esprit. Et je pense qu'elle n'aimait pas plus que vous ma façon d'être, mais je dois reconnaître qu'elle abattait un travail considérable. Je n'avais nul besoin de la cornaquer pour cela. Certains ont besoin d'enrobage, d'autres de coups de badine, d'autres encore des deux : pas elle. Autarcique et consciencieuse.

— Avez-vous remarqué un changement d'attitude de sa part, ces derniers temps ?

— Si j'excepte une hostilité de plus en plus marquée à mon endroit, pas spécialement. Ceci dit, je n'étais pas en communication permanente avec elle. Nos différentes unités fonctionnent de manière autonome. Je coordonne, recadre, tape sur les doigts quand cela se révèle utile... je n'effectue pas ce genre de démarche au quotidien. C'est au coup par coup.

Les échanges, en basculant sur le sujet de Jacqueline Bouvier, se sont un peu apaisés. Perle y a mis aussi du sien. L'entretien s'achemine vers son terme dans une concorde relative.

Dans les temps où la policière envisage de prendre congé, Eva se lève, contourne le bureau pour raccompagner la visiteuse. Perle contemple l'étoffe lustrée qui met en valeur la silhouette, une ceinture à boucle dorée soulignant la taille parfaite avec impertinence.

Le diablotin scintillant change définitivement son fusil d'épaule, remise au placard les saillies cinglantes, ouvre le tiroir à caresses. Cette rencontre était bien agréable, tout compte fait. Que le commandant Deaumère n'hésite pas, au besoin, à convenir d'un autre rendez-vous. Elles ne vont pas attendre deux ans supplémentaires pour se revoir, tout de même ! Au fond, elles ne sont pas si dissemblables. Perle possède un charme indiscutable, susceptible de plaire à quiconque la fréquenterait. Qui pourrait y être complètement insensible ? Dommage qu'elle ne fasse usage qu'avec parcimonie de ce que la nature lui a offert. De femme à femme, c'est du gâchis...

Perle ressent la félinité d'Eva et frémit quelque peu. Elle a beau être hétéro, l'ambiance a eu beau commercer avec la chamaillerie, Palpe a eu beau chausser ses gros sabots pour un changement de cap invraisemblable, la séduction est palpable, entêtante. Apparemment, la panthère de poche mange à plusieurs tables. Un ascendant déplaisant : Cette sirène, encore plus redoutable du côté face que du côté pile, ne trimballe pas plus de pitié que l'ex-diva de PGTV1 (5). Capable d'entourlouper n'importe quel adversaire avant de l'écraser et d'y prendre du plaisir. Fixant le minois gracieux de la blondinette, elle se remémore une remarque de George Prey (2) au sujet de feu Vera Omphale : "Tant qu'elle vous examinait, il était encore temps de fuir, une fois qu'elle vous avait souri, il était déjà trop tard." Palpe ne dépareille pas. De véritables dangers publics, ces filles.

Dans l'ascenseur qui la mène au rez de chaussée de SP One, Perle prend conscience du fait qu'elle connaît toujours des réticences vis à vis des femmes, lesquelles se justifient, d'ailleurs. Les hommes ne sont pourtant pas si faciles à vivre...

Ou est-ce la nouvelle donne sociale (4), qui, en installant le beau sexe aux postes d'influence, a majoré sa confiance en lui, démultiplié les effrontées et les outrecuidantes ? Les exemples foisonnent. Sa supérieure, Gisela Bhugueti, une peste aux ongles peints et au tailleur impeccable, plus préoccupée par son reflet médiatique que par la bonne marche des enquêtes, Eva Palpe, la sangsue Glenda Farrell, Regina Lecaste, l'illuminée de l'AECC qui se prend pour le sel de la terre ... Et encore n'a-t-elle pas connu Omphale de son vivant... la maîtresse-étalon. Dans ce sahel, seule la conciliante Charlotte Blocklack fait figure d'oasis.

À la sortie, la policière s'interroge sur le bénéfice de sa visite à l'héritière de Vera. Constat éloquent : des trois sillons qu'elle a tracés, elle aura du mal à extraire des éléments positifs.

Elle se doutait bien qu'elle n'aurait aucun moyen de faire lâcher prise à Vampirette au sujet de Coco, ni à celui de la programmation de SP One. Tout au plus de l'intimider un peu, sans trop d'espoir, le maniement de la peur ne fonctionnant pas vraiment avec ce type de femelle alpha, bien trop imbue de son propre pouvoir pour prendre au sérieux les gesticulations d'une fonctionnaire de police.

Alors, c'est vrai, elle a collecté plusieurs renseignements sur Jacqueline Bouvier... Tout ça pour apprendre qu'elle avait une conscience professionnelle. La belle affaire !

Ah si, elle a tout de même appris quelque chose ! La Palpe prête ses joujoux. Perle savait bien qu'elle lui trouverait une qualité...

(1) Ex-directeur des programmes de PGTV1, chaîne dont il était actionnaire majoritaire et où travaillait Eva Palpe. Vera Omphale en étant la sous-directrice.

(2) Ex-membre de Pgtv1.

(3) To snap : claquer des doigts.

(4) Le palais des souvenirs présente une société à prédominance féminine. Voir"Le faux-miroir", "retour de flamme", "l'appel des cimes"

(5) Vera Omphale

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