Qu'est-ce que Sadi ?

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11 Novembre

Le lendemain matin,Perle contemple les légères pattes d'oie de son partenaire de fantasia, qui sifflote en enfournant des toasts dans le grille-pain. Loryn est de nouveau empressé, souriant. Il suffisait de lui redonner quelque pitance, c'est tout bête.

Parmi les esprits brillants, les hommes élaborés, le même talon d'Achille, la même double mécanique binaire que chez tous les autres .

- Désir non assouvi : anxiété-vulnérabilité.

- Désir satisfait : rééquilibrage-disponibilité.

Ces automatismes conduisant à la déduction :

- Espoir de reconduction du plaisir, nuancé par une menace de privation : Terrifiant moyen de pression.

Pas étonnant que les Omphale ou les Palpe fassent marcher les garçons sur la tête en distendant à leur gré le fil entre ces deux extrêmes. La brunette admet qu'elle prendrait volontiers goût à ce type de manœuvre si elle n'était pas aussi saine.

En tous cas, avec le séminaire nocturne qu'elle vient d'offrir à son chéri, la Pasenti et ses élucubrations peuvent toujours se pointer. L'épisode de la séduisante érudite a battu le rappel de quelques bases. Le métier, c'est important, mais il ne faudrait pas oublier d'être femme, à plus forte raison si le conjoint s'est mué en garde d'enfant et qu'il sacrifie tout à l'équilibre familial.

Le commandant Deaumère s'est senti destabilisé par l'aveu de son conjoint au sujet de Blanche. Rêvasser à la fossette de Noah Prætorius, c'est facile tant qu'on se sent en sécurité au niveau de son couple, mais si, par hasard les fondations s'avéraient moins solides que prévu... Le monde regorge de femmes séduisantes et, contrairement à ce que sa façade laisse à penser, le professeur Fenl*1, peut se montrer aussi fragile que les autres. Avec toutes ces effrontées en liberté qui ne font plus aucun complexe à l'idée d'entreprendre et de consommer, tu as intérêt à te montrer à la hauteur...

Finalement, l'évolution féministe de la société*2... elle se pose là ! En plaçant leur sexe en tête de gondole, elle a densifié les obligations. Plus que jamais chacune doit être efficace professionnellement, brillante en société, belle ou au minimum coquette, cheffe de famille avisée, gestionnaire de ses émotions, et pour couronner le tout , maîtresse douée. Les exigences ont crû dans les mêmes proportions que la prédominance sociale de ces dames.

Pour faire bon poids, s'est accentuée la rivalité permanente entre personnes du beau sexe, chaque fille dotée de qualités, qu'elles soient physiques ou intellectuelles, étant perçue comme une menace par toutes les autres. Beaucoup jugent leurs congénères avec férocité, stigmatisent leurs écarts, espèrent leurs bourdes. Perfection hautement recommandée, de minuit à zéro heure, du chemisier aux boucles d'oreille, du brushing au vernis à ongles, du bureau à la chambre à coucher.

Perle soupire. Suite au constat de la vulnérabilité de Loryn, son indulgence pour les fredaines de Corin retrouve une vigueur imprévue. Si un homme pondéré comme son compagnon est aussi facilement embarquable, quid des autres ?

Avant de rejoindre son bureau, elle se replonge dans ses réflexions, en particulier en ce qui concerne le dernier crime de l'Alpiniste, celui de l'arrêt Dugommier... est parcourue par une intuition soudaine. Les membres de l'AECC seraient aptes à la renseigner sur le personnage ayant légué son nom à la station. Ceci soulagerait Coco, dont les lumières et l'esprit de déduction sont mis à rude épreuve depuis le début de cette décade meurtrière, lui ferait gagner un temps précieux. Si leurs hypothèses se révèlent, à l'aune de son propre jugement, parfaitement farfelues, leur érudition, par contre, se révèle incontestable.

Elle dégaine son smartphone. Si elle a bien appréhendé ce dont l'a entretenue Charlotte Blocklack, celle-ci travaille dans les locaux du club tous les matins, hors dimanches. Comme les autres encadrants, elle dispose d'un jeu de clefs et peut compulser à loisir les prestigieux rayonnages.

En effet, Perle parvient à joindre sa chaleureuse interlocutrice, fidèle au poste malgré la fin tardive du direct de la veille, sans difficultés majeures et avec grand profit, au moins culturel : une mine de renseignements, et une mine intarissable... Le commandant Deaumère s'oblige à abréger la conversation, étourdie par les connaissances déversées en avalanche, sans être absolument persuadée de leur utilité.

Elle a pris des notes en rafales. Il s'avère que Dugommier est un général français d'origine guadeloupéenne, qui a traversé une partie du XVIIIe, connu la guerre de sept ans, la révolution, servi sous Bonaparte...

Deux informations l'ont plus particulièrement interpellée :

- L'officier est mort au champ d'honneur en 1794, soit, grosso modo, un siècle avant la condamnation du capitaine Dreyfus, dont faisait état le fac-similé placé par l'assassin près de sa troisième victime.

- L'impétueux Dugommier s'appelait en réalité Coquille, patronyme nettement moins ronflant, donnant irrésistiblement envie d'écaler un œuf ou suggérant une bévue d'imprimeur.

Va savoir ce qu'ils réussiront à tirer de ces renseignements...

Aussitôt qu'elle a remis ses notes en ordre, la policière contacte son adjoint pour lui livrer les renseignements tout jolis tout frais, et convenir de l'horaire de leur réunion du jour.

*********

13h45

La cheffe d'équipe tâche de rameuter sa concentration pour prêter un minimum d'attention aux propos de son second. Vu son degré de somnolence, ce n'est pas Dugommier qui la motiverait, c'est Dusommier. Ses jambes pèsent trois tonnes. Le gymkhana de la nuit a laissé des traces... Son amant l'a honorée avec une fougue qu'il contenait depuis trop longtemps. Elle doit reconnaître qu'outre le plaisir cueilli, elle a retrouvé grâce à ces ébats par elle-même initiés, une sensation de bien-être vaporeux et d'assurance qui l'avait désertée ces dernières semaines. L'affaire qui la consumme en est certes responsable, mais la brunette ébouriffée possède sa part de culpabilité dans cet éloignement relatif vis à vis de Loryn.

Elle a laissé les clefs du camion à Coco, suit les développements du poupon à travers un brouillard dont elle espère qu'il ne va plus tarder à se lever.

Son subordonné favori commence déjà par exonérer Frédéric Carette, qui a découvert le macabre forfait du boulevard de Reuilly*3. Quel intérêt l'individu aurait-il eu à les prévenir s'il recélait lui-même un quelconque tort ? Si l'on ajoute qu'il n'est pas fiché, et qu'il vivote d'expédients. Pas un profil de délinquant. Bref, on va le garder sous le coude, par précaution, et se recentrer sur des éléments plus préoccupants.

La discussion rallie le sujet de l'emplacement du cadavre. Corindon explicite :

— Puisqu'il est désormais acquis que le meurtre a été accompli ailleurs, et environ deux heures avant son abandon sur les marches de la station, la question qui s'impose est la suivante : pourquoi avoir choisi cet endroit ? Comme avec les indices qu'il dépose, le criminel a obligatoirement voulu donner une indication. Nous nargue-t-il ? C'est de plus en plus vraisemblable. En tous cas, pourquoi Dugommier ? Ce ne sont pas les stations de métro qui manquent. Je ne sais pas, moi... Solférino ou Sébastopol, par exemple... puisque l'assassin a souhaité faire porter notre attention sur le XIXe siècle... ce sur quoi nous reviendrons... Enfin, grâce à Perle qui a sollicité Mme Blocklack...

Sa supérieure opine discrètement.

— ... nous avons reçu une quantité d'informations sur le général Dugommier, lequel a œuvré courant XVIIIe. Malheureusement, je crains d'être contraint de l'avouer, elle ne m'ont pour l'instant pas mené bien loin. Je me suis alors intéressé à la racine du patronyme : gomme. Qu'est-ce à dire ? Cela signifie-t-il que le tueur efface les victimes. Qu'il les dégomme ? Un peu argotique, certes... et pas vraiment satisfaisant.

Ses trois collègues ne pipent mot.

— Alors, je suis passé aux autres indices. Je vous parlais à l'instant du XIXe. Les références ne font pas l'ombre d'un doute. Le chapeau claque replié, déjà. Tout ce qui ressemble à un haut de forme ou à un gibus est symbolique de cette période. L'indice du couvre-chef est corroboré par la présence d'un bouc-barbiche, très en vogue alors, et d'une redingote dont il n'est pas insultant de dire que la coupe a disparu de nos penderies depuis fort longtemps. Et, comme si cela ne suffisait pas, l'Alpiniste nous a collé devant les yeux un modèle réduit de calèche et le fac-similé d'une illustration datant de 1894.

Perle intervient :

— J'aurais vu la condamnation de Dreyfuss un plus tardive, vers 1895-1896.

Corindon sourit, malin.

— La confusion est classique. La scène la plus célèbre, celle de la dégradation, dont l'illustration a hanté les manuels d'histoire pendant des lustres, a fait la une du 'petit journal' le 5 Janvier 1895. Mais la condamnation, elle, a bien été prononcée en 1894. De ce fait, qu'avons-nous dans notre panier ? Excepté le général Dugommier, des éléments tous en connexion avec le XIXe, et même une année précise de la IIIe république. Partant de là, qui, porteur d'un ornement pileux à la Landru, a bien pu se faire dessouder dans une calèche en 1894 ? C'est du vite vu : Sadi Carnot, un des deux présidents français, avec Paul Doumer, à avoir été assassiné. Il y a bien sûr eu d'autres tentatives comme celle de l'OAS sur De Gaulle au Petit-Clamart ou celle du 14 Juillet 2002 sur Jacques Chirac...

Double A sursaute.

— Et Jaurès ?

Perle tressaille à son tour.

— Mais enfin, Andrew ! Jaurès n'a jamais été président de la république !

John apporte son grain de sel.

— Pourtant, de nombreuses avenues portent son nom...

Sa cheffe ironise. Au moins, Croquignol et Filochard l'auront aidée à sortir de sa torpeur.

— Les noms de rues seraient donc réservées aux chefs d'état ?

Les faux-jumeaux ne répliquent pas. Le capitaine Caïm reprend :

— Sadi Carnot a été poignardé — encore un crime à l'arme blanche — par l'anarchiste Caserio, à Lyon... Quant à la calèche, elle est toujours exposée au musée automobile de Rochetaillée, sur les hauteurs de la capitale des Gaules.

— Ça n'explique pas Dugommier.

— C'est ce qui m'a donné le plus de fil à retordre. En réalité, il ne fallait pas focaliser sur le nom.

— Tiens donc...

— Non, le manieur de piolet s'amuse beaucoup... trop, si vous voulez mon avis. Et on peut espérer à moyen terme une erreur découlant d'un excès de confiance. Je n'ai pas besoin de vous rappeler l'orgueil incommensurable de ces criminels.

— Et donc ? relance Perle , désormais totalement réveillée et dont la patience constitue moins que jamais une des qualités premières.

— Et donc, il fallait se préoccuper du numéro de la ligne et de celui de la station. Ligne 6 , Etoile-Nation, Station Dugommier, donc, arrêt n°24. Je ne surprendrai personne en vous confirmant que Carnot s'est fait suriner le 24/06/1894.

Corindon laisse passer une demi-minute :

— Reste à savoir où cela veut aller. Nous voilà avec un révolutionnaire russe supprimé par un agent, cadeau de son ennemi intime, l'épouse d'un chef d'état américain, et l'un des deux présidents français assassinés. Les lieux ? Mexico, Dallas et Lyon. Les dates ? 1940, 1963, 1894. La somme des chiffres composant ces dates ? 14, 19, 22, soit une suite croissante : +5, +3. Est-ce à dire que le prochain opérateur sera +1 ? Que le prochain meurtre, car je doute que le criminel s'arrête là, évoquera une année dont la somme des chiffres sera 23 ?... 1796 ? 1994 ? ... Pour l'heure, on accumule les données. Le voile reste épais, mais chaque question supplémentaire soulevée nous rapproche de la résolution...

Corindon Caïm conclut :

— Une dernière chose. Le corps n'a toujours pas été identifié, et ça risque de prendre du temps. On ignore depuis combien de temps ce SDF traînait dans les rues, peut-être même ne faisait-il pas partie de la cloche parisienne. Ce qu'on peut en déduire, c'est que la victime n'a, dans son cas, aucune espèce d'importance. C'est la mise en scène qui prime. On progresse... doucement, mais on progresse.

Un soupçon de fierté anime les yeux de Perle. C'est le Coco qu'elle aime. Quelle pitié qu'il s'entiche de n'importe qui ! À quoi bon détenir un esprit aussi vif si c'est pour aller se blottir dans les jupes de la Palpe ? Les hommes ...

*1 Professeur Fenl = Loryn

*2 Voir "Le faux miroir", "Retour de flamme", "L'appel des cimes"

*3 Station Dugommier

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