Pourquoi pas Farrell ?

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20 novembre, début d'après-midi.

Pour changer, quand Perle débarque sur la scène de crime, Glenda et son photographe attitré, Bob Paac, sont fichés dans le bitume, devisant joyeusement. Bon sang ! Les deux mouches à charogne sont déjà sur les lieux ! Et, pour tout arranger, réussissent à absorber l'horrible actualité avec une gaie nonchalance.

Même elle, qui n'en est pas à son premier contact avec le macabre, loin de là, ne parvient pas à s'y faire. Pas faute de côtoyer toute la misère du monde, pourtant. Elle aurait pu espérer qu'avec le temps, ses sens se seraient un minimum anesthésiés, que son détachement aurait crû, à l'image d'un Noah Prætorius, ou, en l'occurrence, d'une Farrell. La profession de chacun a forgé une cuirasse. Bien que ne présentant aucune ressemblance avec Rudolf Hoess, on peut dire de Noah que la mort est son métier. Quant à Glenda Farrell, non seulement les catastrophes glissent sur elle, mais elle s'en nourrit, les espère, ne fonctionne plus selon un principe affectif, mais uniquement en termes de résonance des évènements.

Eh bien, non. La distanciation absolue, ce n'est pas pour le Commandant Deaumère, pas pour tout de suite, en tous cas. À défaut d'émotivité, laquelle a fini par s'estomper, une lassitude mixée avec de l'écœurement pointe souvent le bout de son museau.

S'additionne à ces bouffées malaisantes un agacement de moins en moins contrôlable. Ce satané Alpiniste se fout de leur gueule. Les voici à la victime numéro quatre. Le cousinage avec les trois précédentes ne fait aucun doute, puisque des indices ont encore été soigneusement disposés par le criminel. L'équipe technique en a répertorié trois : un wagon de train électrique, une casquette de contrôleur à galons dorés, ainsi qu'un photomontage qui figure une face dissociant nez, bouche et menton d'une part, yeux, front et cheveux de l'autre. Le haut de visage d'une personne et le bas d'une autre, peut-être de célébrités, apparaissent donc sur le cliché.

Toujours selon l'équipe, le corps, s'il a évité le dépeçage intégral, a au moins été tailladé à de nombreuses reprises, beaucoup plus que celui de Bronstein ou de 'Sadi Carnot'.

C'est en ruminant ces premières informations que Perle s'approche de Glenda Farrell et de son clic-boy. La question demeure : comment s'y prend-elle pour se retrouver sur les scènes de crime si tôt ? On veut bien qu'elle ait des antennes, mais bon... Des informateurs chez les forces de l'ordre ? Peu probable. Qui se risquerait à la rancarder ? Pour des cacahuètes, en plus ?

La jeune policière passe à l'attaque, sans barguigner, mais sans agressivité.

— Bonjour, Glenda. Comment va mon intervieweuse favorite ?

Le gavroche blond répond, affable :

— Très bien , Commandante, beaucoup mieux que le pauvre gars qu'ils ont retrouvé dans la chaufferie, quoi qu'il en soit.

— Et surtout, que fait l'intervieweuse en question aussi tôt sur une scène de crime ?

— Ah ça... secret professionnel. Un reporter digne de ce nom ne révèle jamais ses sources.

— Je ne veux pas faire de mauvais esprit, Twistwolf, mais vous voir nous précéder sur place systématiquement va finir par faire peser sur vous de légitimes soupçons.

La journaliste hausse les épaules :

— Je ne peux pas vous en empêcher...

— Pourquoi ne seriez-vous pas l'Alpiniste, après tout ?

Glenda rit.

— Et pourquoi pas ?

— Ça vous amuserait de passer sur le grill ? Je vous trouve remarquablement détendue.

— Parce que j'ai confiance en vous, Commandante. Je suis même votre plus grande supportrice. Dès que vous aurez découvert le pot aux roses, les tirages papiers et les consultations de notre édition numérique vont exploser.

— Vous ne pensez donc qu'à ça...

— J'en conviens. Parce que vous, vous échappez à la déformation professionnelle, sans doute ?

— Je n'ai pas le temps de me poser ce genre de questions, surtout en ce moment.

Perle plante là ses deux interlocuteurs et entre dans l'immeuble.

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Ce qu'elle y découvre corrobore les renseignements dont elle disposait. Des projecteurs ont été apportés par les TPTS, palliant le déficit de luminosité de la chaufferie et remplaçant avantageusement le boîtier à minuteur qui limitait les sessions d'éclairage à cinquante secondes.

Noah est déjà à l'œuvre, sous l'œil de John, qui prend des notes, studieusement, muni d'une des quatre tablettes à stylet fournies par leurs services.

Perle sent son cœur remonter dans la gorge. Elle n'avait goûté que modérément l'examen succinct du cadavre de Bronstein, pas davantage celui de la bouche de métro Dugommier, mais là... le meurtrier est passé au stade supérieur. Carnage est le mot qui convient aux délicates attentions qu'il a fait porter sur le corps.

Étonnamment, il a épargné le visage. Les jambes sont également intactes. Le thorax, le ventre et l'appareil génital n'ont pas eu la même chance. Le type s'est vidé comme un poulet égorgé.

Encore un message de l'assassin, ce chourinage en règle... ou alors, le malheureux a-t-il été victime d'un sadisme tout particulier ? Quoique... "les deux principes ne se contredisent absolument pas", songe-t-elle.

Son subordonné lui apprend que le macchabée a été découvert par le prestataire de service chargé de l'entretien des locaux par la régie immobilière. Si elle désire l'interroger, ils l'ont fait patienter dans la fourgonnette, à cinquante mètres. Perle ne juge pas la démarche nécessaire. Le chargé d'entretien n'aura pas plus de choses à lui apprendre sur cette dépouille inconnue que Rose Moralès n'en avait sur les circonstances du meurtre de Lionel Bronstein. Que John aille l'entreprendre tout à l'heure par acquit de conscience. Il adhère d'un hochement.

Le lieutenant Vanson, si ses capacités d'analyse criminologique laissent parfois à désirer, suit en revanche les procédures avec rigueur, comme toutes les personnes dénuées d'imagination, ce qui serait un handicap dans la perspective d'une profession artistique, mais présente des avantages certains pour la bonne tenue d'une enquête policière. Aussi a-t-il fait mettre sous scellés les trois indices qui vont rejoindre la PJ incessamment. Ils y seront rejoints par les autres, plus techniques, avant d'être placés sous la responsabilité du juge Reubrigue.

Perle considère son adjoint avec une mansuétude inhabituelle. Pas une flèche... un bon petit soldat. Il en faut.

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