Confrontation

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Perle , Corindon et Andrew se tiennent debout. Au fond de la pièce, un agent devant un clavier, prêt à la prise en note de la séance, laquelle sera, dans le même temps, doublée par un enregistrement. En face d'eux, ayant accroché son loden au porte-manteau, un personnage tout en rondeur et bonhommie : Charlotte Blocklack. Perle tranche dans le vif :

— Bonjour Lottie. Puis-je vous appeler par votre vrai nom, Lætitia Rubiz-Black ?

Tatie gâteau arbore une mine surprise.

— Dites-moi plutôt ce que je fais ici, commandant.

— Allons, je suis sûre que vous avez déjà une petite idée...

— Pas la moindre.

Perle poursuit :

— Ne soyez pas modeste. Vous avez l'esprit joueur. Vous avez verrouillé votre nom réel en y insérant la racine "lock". Quant à Lottie, c'est le cousin germain de Lætie.... jolie trouvaille.

— Je ne vois pas où vous voulez en venir.

— Ça arrive, ne vous inquiétez pas... Ainsi, c'est vous qui succédez à Jacqueline Bouvier et à votre défunt demi-frère Donnie sur la liste successorale de Pascal Rubiz-Hoat ? Fortune monumentale. C'est un magnifique mobile ou je n'y connais rien. Pourquoi, du reste, nous avoir caché vos liens de parenté avec la victime numéro deux. Regrettable omission, vous ne trouvez pas ?

— Je ne suis pas au courant de cette histoire d'héritage. Qu'est-ce que c'est que cette fantasmagorie ?

Perle dodeline du chef en signe de dénégation.

— Non... bien sûr... Et à qui espérez-vous faire croire ça ? Une somme de plusieurs centaines de millions, sans doute davantage, même, vous est destinée et vous l'ignorez... Je veux bien admettre que vous ne soyez pas trop famille, mais tout de même.

La voix de Lottie mute sifflante :

— Trouvez autre chose ! Le soir du meurtre de Jacqueline, j'avais un alibi, j'étais au club. Lors des autres homicides aussi, d'ailleurs.

— L'agressivité vous sied mal, Lottie. Vous êtes trop fine pour vous salir les mains. Par contre, vous avez une bonne tête de commanditaire. Je suis également impressionnée par votre connaissance parfaite des horaires des crimes.

— Vous oubliez que j'ai suivi l'enquête de près.

— Non. C'était en effet très astucieux de votre part. En parlant de cela, la myriade d'informations dont vous m'avez abreuvée lorsque j'ai sollicité votre aide au sujet du Général Dugommier m'a mis la puce à l'oreille. Je connais votre immense érudition, mais la précision des renseignements que vous avez fournis ce matin-là, et leur quantité , dénotaient une consultation récente, une recherche incroyablement pointue. Votre vanité ''culturelle'', si je peux la nommer ainsi, a fait fi de vos instincts de prudence. Et, tout compte fait, l'orgueil, dont vous avez à juste raison rappelé la présence dans la mentalité criminelle, caractérise bien vos péroraisons satisfaites et pontifiantes.

— Suppositions et billevesées que tout cela. Vous ne possédez pas un indice matériel.

— C'est vous qui le dites. Les cheveux trouvés chez Jacqueline, dont nous allons comparer l'ADN avec le vôtre, le témoignage d'un voisin qui a fait de vous un portrait précis, le choix de dissimuler votre nom réel, vos travaux sur les assassinats célèbres de l'histoire, l'héritage faramineux qui vous échoit grâce à la mort de votre cousine... Voilà qui convaincra aisément un jury...

Perle se tait. Les quatre autres protagonistes de la scène ne rompent pas ce silence accablant. Charlotte Blocklack fixe le sol. Enfin, le commandant embraye doucement.

— Évidemment, si nous connaissions le meurtrier, cela vous déchargerait en partie.

Le silence réinvestit de plus belle la salle, écrasant comme jamais. Au sein du magma volontairement entretenu par Perle, le bluff relatif au témoignage de voisinage pèse son poids. Il ne s'agirait pas que la petite bonne femme d'apparence inoffensive se mette en tête de le contester.

Au bout de plusieurs minutes interminables, Lottie Blocklack crache :

— La tueuse s'appelle Laymge, Angel Laymge. L-A-Y-M-G-E.

Stupéfaction de Perle, qui était restée dans l'optique d'un assassin masculin depuis le début. Stupéfaction de Corindon, chez qui l'identification a déclenché un réflexe mémoriel. Flegme d'Andrew, à qui l'évocation matronymique n'a rien inspiré du tout.

Le commandant se retourne vers l'agent qui poursuit studieusement son travail de greffier.

— Petit, pourrais-tu regarder si elle est fichée.

— Tout suite, Commandant.

Le capitaine Caïm ne cache pas son scepticisme, la référence lui étant totalement revenue en tête.

Blocklack grimace, dans la contorsion d'un visage sur lequel la roublardise livre une lutte acharnée à la haine. Ses traits autrefois tendres, en devenant impitoyables, véhiculent une laideur peu commune. Possible, en supplément, que balancer sa complice la satisfasse. Et puis, tant qu'à se déballonner, autant charger la mule...

— Cette conne n'a même pas été foutue de faire disparaître le mug ayant contenu le somnifère.

La cheffe d'équipe s'éclaircit la voix.

— Ni le vôtre, d'ailleurs... Reprenons depuis le début. Comment êtes vous entrée en communication avec cette Angel Laymge ?

Lottie, désormais mauvaise comme une gale, se met à discourir :

— Je devais trouver un exécuteur ou une exécutrice sur qui faire pression doublement , par la promesse d'une récompense et par le chantage. Je suppose que le nom de Hank Quinlan vous dit quelque chose

La mémoire encyclopédique de Corentin éclaire alors l'assistance.

— Et comment ! C'etait le commandant qui avait bâclé l'enquête sur Siremta. La mort de Sidney Streegteen, le boss de PGTV1. Il s'est suicidé quelques années plus tard.

— Mon amant, capitaine. Vous faites bien d'évoquer le bâclage de l'enquête. Hank avait été corrompu pour ne pas insister, un ripou. Il faut croire qu'il n'avait pas les nerfs assez solides, car cette affaire a fini par le ronger, jusqu'à ce que la dépression le mène à l'irréparable.

Perle ironise :

— Je me demande si vous ne faites pas preuve de trop d'empathie envers votre ex.

Lottie Blocklack hausse les épaules.

— Ça faisait longtemps que je l'avais quitté. De toute manière, je savais ce que je voulais savoir. Angel Laymge était celle dont j'avais besoin.

— Angel Laymge ?

Coco interfère :

— Oui, la pilote d'hélicoptère qui avait convoyé Sidney Streegteen vers son trépas, complète-t-il, d'aucuns s'étaient étonnés qu'elle n'ait pas été davantage mise sur le grill. Je comprends mieux pourquoi, maintenant.

— M'est avis que le juge qui a instruit cette affaire ne devait pas être d'une compétence folle, non plus, émet sa cheffe.

Le capintaine Caïm confirme :

— Je suis d'accord. D'autant qu'il s'était juste déplacé en coup de vent, histoire de.

— Pour la mort d'un personnage aussi considérable, voilà qui est étrange.

— Complètement. Cette histoire pue la corruption et l'arrosage à tous les échelons.

Perle affiche une moue perplexe, revient à son sujet :

— Donc, nous disions que vos occupations à L'AECC vous avaient orientée vers les crimes célèbres pour ensevelir le meurtre de Jacqueline sous un fatras historique, ce qui nous a dirigés vers votre association.

Charlotte éructe :

— C'est simpliste. Quelle personne aurait bien pu concevoir un plan susceptible d'attirer les soupçons sur un club auquel elle appartiendrait ?

— Vous, manifestement. Votre arrogance vous aura incitée à jouer avec le feu, répond le commandant, et plus certainement la certitude que vous ne vous feriez jamais prendre.

La morgue de la commanditaire dévale sur les trois policiers :

— La concordance folle entre les meurtres et les programmes de SP One aurait dû au contraire vous éloigner de l'AECC. La coïncidence était trop grosse. Si vous et votre équipe n'aviez pas l'esprit aussi étriqué, c'est cela qui se serait produit.

Andrew ne dit mot. En revanche, il se demande si Blocklack, qui crâne à pleins tubes, a adopté la bonne méthode. Le commandant Deaumère, sous ses airs de post-ado efflanquée, mène souvent sa barque à bon port. Au fond, elle n'a pas sa pareille pour tirer les vers du nez. Il l'a vue à l'œuvre maintes fois, et, sans comprendre précisément les mécanismes de sa démarche, il en a constaté l'excellence.

Perle, au lieu de répondre frontalement à la criminelle, infléchit le débat.

— Pour quel motif l'exécution de Jacqueline Bouvier a-t-elle été exempte du sadisme qui caractérisait les trois autres ?

— D'abord parce que je l'avais intimé expressément à l'exécutrice. Je n'avais aucune raison de faire souffrir Jacqueline. Ensuite parce que les goûts d' Angel Laymge ne l'invitent pas à brutaliser ni à torturer les femmes. Les hommes, par contre... Vous avez suivi ''la traque'', Commandant ?

Les orbites de Perle s'arrondissent.

— Je n'ai aucune affinité pour ce genre de télé-poubelle.

— Je ne suis pas en train de vous dire que c'est un programme de qualité. J'avalise votre appellation. En revanche, l'examen des comportements présente un intérêt indiscutable. Ces émissions proposent un échantillonnage de profils tout à fait spectaculaire. Et pas des plus glorieux. Des idiotes et des crétins en quête de notoriété, des incultes satisfaits, des gros malins qui espèrent tirer leur épingle du jeu, des hystériques... on encore des rebuts de la société comme notre pilote d'hélicoptère, dont les séances de chasse dévoilaient la psychopathie sadique. "Les caractères", version trash. La Bruyère dans la jungle.

Corindon, pensif, se dit que même dans des circonstances qui risquent de l'envoyer au trou pour longtemps, Blocklack ne peut s'empêcher de gloser, d'analyser, de faire la preuve de sa supériorité intellectuelle, de se placer au-dessus la mêlée, même de mépriser sa complice. La suffisance des criminels est décidément plus que jamais leur talon d'Achille.

Sa cheffe reprend :

— Cette Angel Laymge était incapable de fomenter des assassinats aux références historiques aussi pointues . Vous avez désigné les victimes, prescrit le mode opératoire et les indices à disposer.

— À votre avis, Commandant ? Cette raclure était l'exécutrice idéale. Ne lui demandez pas, en plus, d'avoir des idées. En revanche, je m'éxonère entièrement des sévices que cette sadique a pu faire subir à Bronstein, au vagabond et à Casseti.

— Oui, si l'on excepte les douze poinçonnages de Cassetti, rendus nécessaires par la référence à l'Orient Express, souligne Corindon.

— Naturellement.

— Vous vous dédouanez un peu vite de la sauvagerie des homicides, répartit Perle. Ce sera à un jury d'en décider.

Double A intervient à son tour.

— Puisque le choix des victimes, des lieux et plus généralement des mises en scène vous revenaient, comment les communiquiez-vous à votre complice ?

— Le plus simplement du monde : par voie postale. Contre toute croyance, elle reste le canal plus discret et le plus anonyme. Au besoin, une messagerie issue du darkweb m'a servi occasionnellement.

— Et pourquoi ces victimes-là ?

Lottie laisse tomber sur Andrew toute la commisération dont elle est capable.

— Pour la fausse piste historique, Lieutenant . Quoi d'autre ?

— Mais pourquoi Bronstein, Bouvier ou Cassetti ?

— Parce que ce sont des matronyme courants, ou au moins trouvables. Vous me voyez partir à la recherche d'un Jean de Broglie, d'un Bachir Gemayel ou d'un François-Ferdinand de Habsbourg ?

Perle relance :

— En l'espèce, je ne vous vois plus partir bien loin, sinon derrière les barreaux. Vous nous avez servi votre immonde rata avec un certain talent morbide, je dois bien le reconnaître. Votre idée de noyer le seul meutre qui vous intéressait dans un délire de serial killer était proprement géniale. Mais, voyez-vous, l'insistance avec laquelle vous avez tenté de m'aiguiller sur le profilage des tueurs en série a fini par me mettre la puce à l'oreille. Cela a dû beaucoup vous amuser de participer , à votre échelle, à l'enquête. La fête est finie. Préparez-vous à intégrer un endroit où vous pourrez méditer sur l'évolution de la criminalité à travers les âges, puisque telle est votre grande passion. Vos desseins ont beau avoir été guidés par l'appât du gain, vous êtes une grande malade. Plus vite on vous aura retirée de la circulation, mieux ça vaudra.

Blocklack émet une grimace se voulant sourire, puis, de but en blanc :

— Je ne serais pas opposée à une sorte de remise de peine.

Silence abasourdi dans la pièce. Perle réplique :

— S'il vous manque quelque chose, ce n'est sûrement pas le souffle. Donnez-moi juste une bonne raison.

— Oh, une excellente. La meilleure qui soit, même. Le cinquième et dernier meurtre est en route.

— Non !!???

Le cri s'est évadé à l'unisson de la gorge de Coco et d'Andrew. La mamie-goûter est satisfaite de son effet, on le serait à moins.

Et Blocklack de développer, serviable. Le cinquième homicide doit avoir lieu incessamment. La chercheuse est la seule, hormis Laymge, que leurs équipes de lourdauds ne sont pas près de localiser — sic —, à savoir qui, où et quand. La révélation d'un renseignement aussi précieux ne mérite-t-elle pas un adoucissement des sanctions ?

Le commandant Deaumère rugit presque :

— Vous êtes folle, Blocklack, vous savez bien que je ne peux rien vous promettre. Nous ne sommes pas au tribunal. Mon engagement ne signifie rien. Ajouter une charge de chantage à votre palmarès ne me paraît pas non plus totalement indispensable.

— J'en suis consciente, Commandant, je ne suis pas idiote. Je souhaite juste qu'il soit fait mention de cet acte, l'appellerons-nous de contrition, dans le procès verbal que je vais signer.

Perle se mord la lèvre, fixe la criminelle en silence.

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