Te revoir!
Tu te rappelles ? Non, c’est certain, tu as oublié ou tu n’as pas su. Tu ne pouvais pas comprendre à l’époque, tu étais trop loin de tout, trop occupé par ton travail et tes ambitions professionnelles. Combien de personnes passent à côté de leur vie à force de croire que leur boulot est le seul endroit où s’épanouir. Moi aussi, j’ai cédé à cette facilité. Comment faire autrement ? Alors tu travaillais, prenais peu de vacances, bossais le soir et parfois le week-end. Je t’ai regardé vivre ta vie ainsi, sans chercher à te dire ce que j’avais sur le cœur.
Tu as oublié ? Tu avais des enfants. Je dis « avais » parce que nous ne sommes plus des enfants. L’avons-nous vraiment été un jour ? Je dis « avais » parce qu’aujourd’hui, nous ne t’appartenons plus vraiment. Pas plus que tu n’es à nous. Tu es si loin ! Il y avait Romain, le plus âgé de tes trois fils. Il est photographe en Asie ou ailleurs, je vois de temps en temps ses périples sur Instagram. Je regarde ses photos sans y accorder plus d’attention que cela. Je n’aime pas les relations à distance. Je suis fier de lui. Non, je m’en fiche pas mal. J’ai peu de chance de passer du temps avec lui, de le revoir. D’embrasser mon frère.
Cela fait combien de temps déjà ? Nous étions partis en vacances ensemble, une idée forte de maman qui avait réussi à l’imposer à tous. C’était en 2006. Non, c’était avant, il y avait la canicule en France. Peu importe ! Nous avions loué un mobile home dans un camping un peu calamiteux sur la côte basque. Je n’ai jamais autant profité de la mer que cet été-là. Romain n’avait pas emporté son Nikon avec lui, il ne faisait pas de photos de famille, répétait-il. « Tu es con ! » je lui ai dit un soir, près du barbecue. « Tu aurais pu faire un effort ». Tu m’avais répondu que tu ne faisais pas de photos de merde. Je t’ai pris pour un prétentieux infect. Est-ce pour cela que je n’arrive pas à aimer ton travail, pourtant reconnu par tes pairs ?
C’est après que la vie est devenue un peu triste. Il y a eu l’accident de moto qui a manqué d’envoyer au cimetière Maxime, notre petit frère. Un vol de 40 mètres à cause d’une pétasse qui n’avait pas mis son clignotant. Nous l’aurions tous étranglée si seulement nous l’avions rencontrée. Maxime a morflé, des mois d’hôpital puis la rééducation. Il ne marche plus comme avant. J’ai souvent pleuré pendant cette période. La première visite que je lui ai faite au centre, j’ai cru arriver dans une colonie au bord de la mer. Mais en poussant les portes du bâtiment et en parcourant les couloirs à la recherche de Maxime, je n’ai vu que des gens cassés.
Qu’est devenue ta vie ? Tu te souviens du jour où tout a basculé pour toi ? Tu ne t’y attendais pas. Tu ne l’avais pas vu venir ! J’étais plus âgé que Maxime mais c’est moi que tu avais choisi. Pourquoi pas lui ? À l’époque il était si jeune, il n’aurait sans doute rien dit, jamais, il aurait enfermé l’épisode dans sa mémoire d’enfant, l’aurait gardé comme un secret inconscient dans son cerveau. Il a fallu que cela tombe sur moi. J’ai voulu oublier, j’ai voulu protéger tout le monde. Je n’étais pas un brillant photographe, je ne comptais pas ! Tes gestes, ce que tu me faisais faire, ne le dis pas à maman, oui papa, je ne dirai rien, c’est mal, non c’est pas mal, mais j’ai mal papa, qu’est-ce que tu fais.
Je ne sais pas ce que tu es devenu. Tu as fait de la prison. Tu l’as sans doute quittée. À moins que tu n’y sois encore. Pourtant, j’aimerais savoir. Ou pas.
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