Dans l'Orient-Express - fin

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La comtesse se tourna vers sa fille :

- Tu aimes Chérie ?

La fillette dodina de la tête en guise d’approbation. Puis vers Moshe :

- Mon père commandait un régiment de cavalerie cosaque dans la région du Don, au nord de la Turquie. Une partie des Cosaques s’est rebellée et a combattu l’armée Rouge...

- Que lui est-il arrivé ?

Une ombre obscurcit son visage. Penchée vers Moshe, ses colliers s’entrechoquèrent contre le bord de son assiette.

- Lors d’une attaque, répondit-elle d’une voix basse, il a été dénoncé puis fait prisonnier et tué à coups de sabre...

Elle se tut, s'arrêtant de manger. Moshe imagina la scène, barbare. Il ne dit rien lui non plus et s'abstint de reprendre une bouchée. On entendait rire aux tables voisines.

- Après la défaite des armées Blanches, reprit-elle, nous avons dû tout abandonner. Je ne sais pas si vous avez entendu parler de la terreur rouge. Ils arrachent les gens chez eux la nuit, les exécutions sans procès, les fermes et les terres confisquées, dépouillées de tout, les camps de travail forcé, beaucoup de camps, les gens disparaissaient… Une terreur de masse impitoyable, les églises détruites, les pénuries, la famine… Ils veulent créer un homme nouveau en éradiquant le passé, les traditions, la religion… Vous connaissez les îles Solovki ?

- Près du cercle polaire ?

- Oui ! sur la mer Blanche. C’est là-bas qu’ils ont expérimenté l’idée des camps de concentration, dans un des plus importants monastères orthodoxes. C’était l’idée de Lénine, dès 1918. Un de mes oncles m’a raconté. Des témoins s’en sont évadés. L’inhumanité de ces gens… Pendant ce temps, ils ont changé le nom des institutions, des villes, des particuliers.

Moshe finit son entrée. Il s’essuya les lèvres et reposa sa serviette sur ses genoux.

- Changer les noms, pourquoi ? demanda-t-il.

Le garçon en livrée blanche, les épaules galonnées d’or, vint pour débarrasser la table. Il déposa en silence les turbots et les côtelettes.

- Quand vous incitez les gens, expliqua la comtesse, ou les forcez à prendre un autre nom que le leur, vous les modifiez de l’intérieur, vous les dépersonnalisez. En vertu de l’idéal révolutionnaire. En Russie, il est fréquent de porter des noms ou des prénoms à consonnance religieuse. J’ai connu des ‘’Piotr’’, un prénom habituel, l’équivalent de ‘’Pierre’’, qui sont devenus des ‘’Proletarskij’’. D’autres se sont appelés ‘’Traktorina’’ ou ‘’Partizan’’… S’ils ne le faisaient pas, ils étaient mal vus, menacés. C’en était ridicule. Des quartiers, des villes, des usines sont devenus ‘’Krasnyi Oktiabr’’, ‘’Octobre Rouge’’ ou que sais-je. Même le calendrier. Une réécriture officielle pour faire table rase du passé.

- Il me semble, ajouta Moshe, qu’on ait fait de même à la Révolution française. On a affublé les gens de noms d’outils, de mois, ou bien de l’Antiquité…

La comtesse voulut aider Tanychka à découper son poisson.

- Je sais comment faire maman ! s’indigna la petite. Tu m’as dit que j’étais grande !

- Tu as raison !

Elle revint à son plat, un peu nerveuse, ses bracelets cliquetaient autour de ses poignets.

- Qu’avons-nous fait pour mériter cette tragédie ? demanda-t-elle. Personnellement je n’ai jamais eu de sympathie particulière pour le tsar. Son régime était loin d’être parfait. Il y avait de nombreuses injustices, des excès despotiques, mais il y avait des avancées sociales importantes. Des réformes étaient en cours. J’estime que la révolution soviétique a fait de Nicolas II un martyr parmi des millions de Russes innocents. La manière dont ils l’ont… - d’un geste vif, elle fit de sa main le geste d’un couperet - lui avec toute sa famille ! Ce que je ne comprends pas, c’est cette barbarie où la vie humaine ne vaut rien. Vouloir libérer son peuple des souffrances qu’il endure, la rudesse de la condition paysanne et ouvrière, est une cause noble, mais le faire ainsi?

- Un cataclysme que votre pays ne méritait pas ajouta Moshe en saisissant son couteau à poisson. Quand je suis passé par Moscou en 1930, j’ai vu un slogan sur un mur qui m’a interpelé. Qu’est-ce que c’était déjà ?… Ah oui ! D'une main de fer, poussons l'humanité vers le bonheur !... Curieuse tyrannie qui, au nom d’une utopie, supprime les libertés… Ce que vous m’avez raconté est un processus de terreur justifiée sous le prétexte d’une raison supérieure qui confine à la servitude. Ça c’est déjà vu dans le passé, l’Inquisition par exemple.

Ils restèrent silencieux. Soudain la comtesse salua quelqu’un par-dessus l’épaule de Moshe.

- Le monde est petit, confia-t-elle à voix basse. Nous déjeunons à côté d’une des filles du roi du Monténégro, la comtesse Xénia. Nous nous sommes rencontrées à Paris où elle s’est retirée après la chute de la monarchie. Décidément, ce train véhicule le reliquat d’un monde déchu… Elle continua : Vous vous rendez compte qu’ils l’ont béatifié comme un saint ?

- Qui donc, Comtesse ?

- Lénine. Lorsqu’il est mort, ils ont embaumé son corps et l’ont exposé dans un mausolée sur la place Rouge. Il y est toujours à ce qu'on m'a dit. On lui voue tout un culte !

Moshe réfléchissait. - Dans certaines cultures populaires, dit-il, il y a une ferveur religieuse, une croyance que le corps d’un saint mort ne se décompose pas. C’est la preuve que le défunt avait eu une vie parfaite. Le système totalitaire agit ainsi, à la manière d’un culte. Ils exposent les reliques du ‘’prophète’’ pour que l’on puisse les admirer, cela contribue à édifier les masses qui viennent en pèlerinage… un dogme imposé aux peuples ignorants…

- Je souhaite de tout cœur, ajouta-t-elle, que plus jamais une situation comme celle-ci ne se reproduise ! Que la génération de Tanychka connaisse le vrai bonheur…

- L’idéal, commenta Moshe, serait que le peuple puisse se prémunir des tyrans. Sans cela, nous courons tous un risque, même les démocraties. Parce que n’importe quel révolutionnaire ambitieux peut, sous prétexte de réduire l’esclavage, fomenter une révolte, renverser l’État et instaurer un pouvoir monstrueux. C’est une des raisons de la chute des civilisations, mon sujet d’étude. Tant que les peuples n’ont pas de garde-fou, des cinglés gouverneront les masses. L’histoire regorge de tels épisodes. Les gens ne devraient pas laisser leur vie être détruite à cause d’un psychopathe enragé. Il m’a toujours paru étrange qu'un homme qui promet le salut de ses semblables leur fasse endurer les pires tourments après avoir échoué à les convertir à sa bannière – ou réussi à le faire - alors qu’il suffirait de gouverner avec ordre, éthique et bienveillance. Le problème, c’est que les gens ne savent pas reconnaître un tyran en puissance. Sans doute suis-je en train de chercher un point d'appui pour ma réflexion mais je citerais la phrase d’Étienne de La Boétie : ‘’Ils ne sont grands que parce que nous sommes à genoux.’’ Ce qui rejoint la déclaration de Gandhi quand il dit que ''les gens ne devraient pas être opprimés à moins qu’ils n’acceptent de l’être. S’ils refusent de respecter des lois et des ordres injustes, et le font de manière collective, ils deviennent très puissants, on ne peut pas les arrêter.''

- Gandhi ? Le gourou indien ? Vous l’avez rencontré ?

- J’étais dans son ashram il y a deux semaines. Il s’interrogeait sur le sens du communisme. Il m’a dit qu’une société sans classes était un idéal qui valait la peine d'être poursuivi mais que la force pour l'atteindre ne se justifiait pas. Si je me souviens de ses mots : ‘’ L'idée d'inégalité, de ‘haut et bas’, est un mal, mais je ne crois pas à l'éradication du mal du sein humain par la pointe de la baïonnette.’’ »

Le serveur revint débarrasser la table des assiettes, couverts, saucière, salière, poivrière. Se tournant vers lui, Moshe le félicita pour la fraîcheur des aliments.

- Je transmettrai vos compliments au chef, répondit celui-ci complaisamment. Il est français. Il a travaillé dans de grands palaces. Quand il conçoit sa carte, il s’inspire des paysages que le train traverse. La Compagnie a des accords avec des producteurs locaux, nos produits sont ainsi toujours frais puisqu’il les réceptionne dans les différentes escales.

- Mais c’est toute une organisation ! s’exclama Moshe. Vous servez combien de personnes par jour dans ces conditions ?

- Environ deux cents déjeuners et autant le soir, en moyenne. Ça dépend de la saison. Une fois, en hiver, nous avons été bloqués par la neige en rase campagne pendant deux jours. Heureusement, nous avions de quoi alimenter tout le monde.

Il disparut puis revint discrètement avec une petite balayette et un ramasse-miettes pour dégager la nappe des miettes de pain. Vidant son fauteuil, Tanychka fit le tour de la table et se précipita sur le garçon. Elle lui prit des mains ses instruments et entreprit de balayer la nappe à sa place. Il la laissa faire sous les regards amusés des adultes.

- Mon Cœur, tu aurais pu demander la permission ! Excusez-la, ajouta-t-elle, elle veut toujours aider…

- Mais comment se fait-il que votre fille parle si bien français ? demanda Moshe.

- Je l’ai inscrite à Galatasaray, l'école primaire, vous savez ? dans le quartier d’Osmanbey. Elle apprend aussi l’anglais, n’est-ce pas Milaïa ?

- Yes Mummy ! répondit-elle d’une petite voix qui se fit espiègle, you are a very beautiful moma !

Les rires fusèrent, attirant les regards des tables voisines. Le calme revenu, la comtesse reprit :

- A la fin des années vingt, une partie des restes de l’armée Blanche s’est réfugiée à Constantinople. Nous avons fui avec elle. Rien ne nous avait préparés à ces bouleversements. Nous avions un choix très simple : soit rester et perdre la vie ou être déporté, soit nous exiler. Nous avons trouvé refuge à Istanbul. Quelques mois avant la Révolution, la Russie impériale avait aplani ses relations avec la Turquie. Nous sommes arrivés le ventre vide, sans argent. Il a fallu trouver un métier. Si je survis aujourd’hui, c’est parce que je suis devenue professeur de russe. Comme une partie de ma belle-famille parlait le français, elle s’est réfugiée en France ; une autre a préféré la Yougoslavie. C’était une seconde patrie : la liberté, la tolérance…

- Vous vous êtes donc habituée à votre nouvelle vie ?

- J’étais veuve et sans ressources ! Je me suis mariée depuis...

On sentait de temps en temps le train vaciller dans les courbes. Arrivèrent des beignets d’abricots suivis d’un Caffè Vergnano. La petite avait demandé une glace.

- Malheureusement, la vie en Turquie est devenue difficile. En vingt ans, le pays a changé. Depuis la proclamation de la République turque, il s’est métamorphosé.

- J’ai remarqué dit Moshe. Nous parlions de noms tout à l’heure, ils ont rebaptisé les rues eux aussi. Avant, certaines étaient en français.

- Comme l’avenue Istiklal, İstiklâl Caddesi...

- Oui ! l’avenue de l’Indépendance. Avant c’était la ‘’Grande Rue de Péra’’.

- La Turquie a vécu un âge d'or au début du siècle. Avant l'abolition du l’Empire ottoman, il y a avait plus de tolérance, dans une certaine mesure, un renouveau culturel, sans doute sous l’influence française et russe. Nous y avons connu une floraison d’hôtels, de restaurants, de théâtres ; il y avait un art de vivre, la Belle Époque… L’apport des émigrés russes blancs a créé une période extraordinaire. C’était un endroit où des gens de nombreuses nationalités se fréquentaient, apportaient leur façon de concevoir l’existence. La turquification et la nouvelle politique ont incité de nombreux étrangers à quitter la région. La Grande Rue de Péra, mon Dieu, qu’elle était belle, animée, cosmo… comment vous dites ?

- Cosmopolite ?

- C'est ça. Kosmopolit. Elle a perdu son charme. Nous nous sentions si bien en sécurité…

La main dans la poche de sa veste, Moshe tâtait son étui à cigare mais se ravisa, ne voulant pas importuner ses hôtes.

- Dans quel pays allez-vous vivre ? demanda-t-il.

- Maman ! j’ai des coccinelles dans mes jambes ! s'écria Tanychka en trépignant dans son fauteuil..

- Des… coccinelles ?... Tu veux dire... murav'i ? des fourmis ?

- Oui ! Les adultes éclatèrent de rire.

- Eh bien, vas marcher un peu dans le restaurant, ça va te dégourdir les jambes. Tu veux bien ?

Elle glissa de son fauteuil, s’agrippant à la table. Elle titubait comme un faon qui venait de naître.

- Vous m’avez demandé ?

- Où comptez-vous vous installer, Comtesse ?

- Oh, la France, sans doute, la Côte d’Azur peut-être… Les États-Unis… pourquoi pas ? Sous Alexandre III, des juifs russes ont quitté la Russie à la fin du siècle dernier pour se réfugier là-bas. Ils étaient souvent victimes des pogroms et des ghettos mis en place par le régime… Nous descendons à Zagreb pour revoir nos cousins.

- En tout cas, je suis certain d’une chose, pour apporter une note optimiste, ajouta Moshe en proposant de nouveau du vin à la comtesse qui refusa, c’est que votre belle Russie se relèvera. Elle retrouvera son âme. Parce que les tyrannies ne durent qu’un temps et que l’appel de la liberté est irrésistible. Les épreuves que subit votre patrie sont terribles mais elles forgent les prémices d’une renaissance future. Il faut garder espoir.

- Je me rends compte que vous ne m’avez pas parlé de vous, mon Cher. Je ne sais presque rien. J’imagine que vous avez une famille ? Promettez-moi de nous revoir.

- Comme je vous l’ai dit, Comtesse, je parcours le monde, je me rends dans différentes peuplades, souvent inconnues. Je fais de l’ethnologie en quelque sorte, une discipline toute récente. Je suis français, mais suis né en Bohême et j’habite près de Paris avec ma femme. On confond souvent mon travail avec l’archéologie.

- C’est vraiment différent ?

- Pour simplifier, les archéologues scrutent les vieilles pierres avec une loupe, moi je scrute les hommes en sondant leur cœur et leur âme, c’est plus… vivifiant. L’évolution des sociétés, leurs cultures, leurs traditions… on découvre beaucoup de choses surprenantes dans ce genre d’exploration. L’humain est un sujet d’étude plus captivant à mon avis que de passer des mois au milieu des ruines… Cependant ces deux disciplines peuvent tout de même être très complémentaires.

Le temps était venu de se dire au revoir. Moshe prit Tanychka dans ses bras. Elle entoura son cou de ses petits bras et serra sa joue contre la sienne.

- Moi aussi, je t’aime beaucoup lui dit-il en l'embrassant.

- Tu reviendras ?

Bien sûr ma Chérie ! Nous essaierons de nous revoir ! En attendant, grandis bien comme tu fais, d’accord ?

Sa mère fouilla dans son sac et lui remit sa carte.

- A bientôt cher ami !

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