Dans l'Orient-Express - 2

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Trois mois sont passés depuis qu’il a quitté la France. Trois mois de découvertes exaltantes et de rencontres stimulantes avec des personnes remarquables, du Japon impérial à l’Inde multiséculaire, en passant par la Chine livrée à la guerre et au Tibet reclus dans le vertige de ses montagnes enneigées. Voir que des êtres de sagesse pouvaient encore exister en Orient comme en Occident dans ce monde en proie aux turbulences universelles agissait sur lui comme une consolation.

Son projet de mouvement intellectuel prenait forme mais il avait besoin de rencontrer encore d’autres personnes influentes. Aussi lui restait-il peut-être deux ou trois étapes à accomplir : la Société des Nations à Genève et puis ce cher Romain Rolland qui l’avait recommandé auprès de Gandhi. Il réfléchissait au style qu’il donnerait à son livre. Ce serait sans doute un témoignage, un récit qui offrirait la parole aux personnes éveillées qu’il avait pu approcher. Saurait-il transmettre avec fidélité les sensations qu’il avait ressenties à leurs côtés ? Saurait-il communiquer la vigueur morale que les échanges avec ces êtres supérieurs avaient réveillée en lui, et dire, dans un langage simple et accessible, la joie de ses rencontres, l’urgence de préserver ce qu’il considérait depuis toujours comme le bien le plus précieux de l’humanité : la fraternité ? Saurait-il exprimer combien il aimait ce monde, combien il était vital qu’hommes et femmes de toutes les conditions puissent s’épanouir en liberté dans le respect de leurs propres cultures, de leurs propres opinions, de leurs propres ambitions et de leurs propres croyances ? Qu’il était temps d’apprendre ce qui nous relie dans nos différences pour nous enrichir des promesses de l’existence ?

Confortablement campé dans son fauteuil, Moshe se sentait envahi d’une grande tranquillité d’esprit. Embrassant du regard la fuite linéaire des paysages bucoliques et des villages champêtres traversés par le train, une phrase de Lamartine lui vint en mémoire : « Le ciel est doux, la terre sourit, le passant dit : ‘’J'aimerais à vivre là !…’’ » Son esprit s’envolait. L’immatérialité de son être s’affranchissait des limites de son corps. Elle s’épanouissait au-delà des prairies ondulantes et des rivières sinueuses fuyant l'éclat du soleil, par-delà les fermes coiffées de chaume et les forêts attirantes aux sombres feuillages. Il avait l'impression d’exister sans ancrage terrestre, en étant complètement éveillé. C’était comme s’il recouvrait d’une présence universelle ces terres ponctuées d’ombre et de lumière, comme s’il se les appropriait, ne faisant qu’un avec elles, les recouvrant d’une présence protectrice, diffusant alentour une sérénité communicative capable d’effacer les douleurs du passé, comme un berger prodigue ses soins à son troupeau meurtri après l’orage.

Il éprouvait un profond accord avec le monde, une pénétration dimensionnelle qui le faisait communier avec la vie telle qu’elle s’offrait à lui. Comme dans un rêve lucide, son esprit voyageur s’imprégnait d’une affinité sans bornes, libre de toute pensée. Ressentir la simplicité d’être là, à l’unisson du présent, affranchi de toute norme et percevoir le pouls de l’existence, son énergie vitale… Se sentir en confrérie avec l’univers, l’envie de chanter le monde… S’il n’y avait qu’une raison de vivre, ce pourrait être celle-là : chanter l’hymne à la vie. Au-delà de tout le bien et de tout le mal dont fait montre l’espèce humaine, il ressentait l’envie de léguer au monde le don de sa bienveillance. Son visage s’était détendu. Il était serein. Il exultait. C’était comme si un dieu disait : «Voilà, tu as accompli tout ça dans ta vie, tu ne l’as pas gâchée. Je t’accorde la clé de la liberté. » Mais aucun dieu ne lui parlait. C’était Moshe qui se libérait sans aucun artifice de l'être matériel incarné dans un corps qu’on lui connaissait, et qui se révélait à lui-même dans sa véritable dimension, sous un aspect, dans des capacités et une identité tout à fait inattendus mais qui lui correspondaient parfaitement.

Il sentait naître en lui des énergies nouvelles, comme la terre desséchée happe, impatiente, la fraîcheur de la pluie vivifiante. Une régénérescence qui procédait de l’ordre naturel des choses, en toute maîtrise de soi, au-delà des lois de la physique, de l’espace et du temps. Il aurait donné n’importe quoi pour vivre en permanence cette évasion consciente.

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