Prologue - Le Capitaine

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La tempête rageait sur la mer des Oublies. Les intempéries n’étaient pas rares sur la côte est du continent d’Aviz, mais une tempête de cette trempe, le capitaine Tannen n’en avait jamais vu ! Pour agrémenter le tout, c’était une nuit sans lune, ce qui diminuait considérablement la visibilité. Lors d’une nuit comme celle-là, mieux valait garder le cap. Le capitaine tenait la barre, sûr de lui et de la direction qu’il prenait. La faible lueur des lampes à huile placées sur le pont lui laissait admirer les hautes vagues se fracasser contre la coque en bois du baleinier. Il était fier de son navire et il ne le devait à personne d’autre qu’à lui-même. Et surtout pas aux incapables de son équipage. S’il avait pu, il aurait navigué seul, mais un bateau de cette taille était trop pour un seul homme, même pour quelqu’un d’aussi talentueux que lui.

À la proue, il devinait à peine la silhouette de l’énorme canon-harpon, la seule arme assez puissante pour traverser la peau des dragons-baleines.

Les navires comme le sien étaient rares, et ceux qui survivaient à une telle pêche l’étaient encore plus. Il n’en revenait toujours pas d’avoir pu gagner ce navire aux jeux. Le capitaine Tannen n’était pas seulement un marin talentueux, c’était aussi un grand joueur. Il aimait repenser à la tête de son adversaire quand il lui avait sorti une main parfaite. L’imbattable. C’était le nom de la combinaison qui n’apparaissait que très rarement, et la placer sur le tapis était presque impossible à moins d’avoir préparé son coup en avance. C’était aussi le nom qu’il avait donné à son navire, en mémoire de cette partie mémorable.

Le noble qui avait parié un bateau de cette taille devait encore s’en mordre les doigts, même s’il avait surement de quoi s’offrir toute une flotte.

Dix ans qu’il naviguait sur la mer des Oublies, la plus indomptable étendue d’eau connue. Dix ans de chasse à l’animal le plus précieux : le dragon-baleine. Et sans L’imbattable, il serait encore matelot sur le navire d’un autre capitaine.

Et quelle aventure ! Les dragons-baleines faisaient partie des animaux les plus rares. On fabriquait des armures à partir de leurs peaux et sculptait des bijoux dans leurs dents d’un blanc immaculé. Une ces bêtes était assez pour s’acheter une villa dans la capitale d’Algrava.

En dix ans, il en avait attrapé seulement un. C’était un jeune mâle, encore petit comparé aux adultes. L’animal avait été séparé de sa mère, une aubaine pour le capitaine. Il l’avait traqué pendant des jours et finit par l’acculé dans une crique. Le jeune mâle s’était débattu et la bataille avait couté la vie à trois matelots. Les dragons-baleines étaient coriaces, pas de doutes là-dessus !

Bien qu’il ne fasse même pas la moitié de la taille d’un adulte, le jeune dragon-baleine lui avait rapporté une vraie fortune. Une fortune qu’il avait rapidement dilapidée aux jeux dans les jours suivant son retour sur la terre ferme. Ses dettes n’en finissaient plus. En plus des jeux, un équipage de cette taille demandait un investissement considérable et il avait dû emprunter de quoi financer cette chasse. L’animal qu’il traquait maintenant était le plus gros qu’il ait jamais vu et sa carcasse couvrirait largement ses pertes. Il aurait même du surplus pour se refaire une fortune aux jeux.

Il poursuivait la bête depuis presque un mois, traquant les moindres traces laissées par l’animal. Avant que la tempête ne commence, il avait même pu observer l’immense crête à pointe sur le dos de la bête. C’était la plus grande crête qu’il n'ait jamais vu et cela en disait long sur la taille de la créature. Le dragon-baleine était alors trop éloigné pour utiliser le harpon, mais il s’était juré qu’il le trouverait. Il s'imaginait déjà de retour à Drachima, riche comme un roi et prêt à détrousser les nobliaux aux poches pleines d’or.

Une vague plus violente que les autres le fit soudain sortir de ses rêveries. À en juger par le bruit, la trombe d’eau avait amené des débris sur le pont du bateau. Il scruta le navire à la recherche de dégât et vit plusieurs matelots se rendre sur le pont. Dans une tempête comme celle-là, il valait mieux se mettre à l’abri et espérer passer au travers sans dommages. Pourquoi ces imbéciles se précipitaient-ils sur le pont ? Le capitaine avait pourtant été clair, si un homme était perdu en mer, sa part serait partagée parmi les autres.

Les matelots se rassemblèrent autour d’une forme sombre sur le pont, sûrement un morceau de bois emporté par la mer. Nom d’un mage, qu’il laisse ce truc tranquille, on le balancera à la mer quand la tempête se calmera ! se dit le capitaine. Mais l’équipage ne comptait pas se débarrasser du débris, ils le ramenaient vers les cabines ! C’est là que le capitaine comprit. Il ne s’agissait pas d’un débris comme il l’avait cru. Non, la forme avait des membres… c’était un naufragé. Ou du moins ce qu’il en restait. Le capitaine ne donnait pas cher de sa peau. Comment avait-il pu finir sur son pont ? La mer avait dû le recracher dans une de ses énormes vagues.

— Ronin, réveille toi, beugla le capitaine à son second assis derrière lui.

Ronin pouvait s’endormir n’importe où, n’importe quand… même en plein milieu d’une tempête. Le capitaine l’avait même vu s’endormir debout à plusieurs occasions. Le seul moment où Ronin avait l’air vraiment éveillé, c’était lorsqu’il tenait la barre, c’est pour ça que le capitaine lui faisait confiance.

— Hein ? Qu’est-ce que c’est ? demanda le second en émergeant de son sommeil.

— Prend la barre, je dois aller voir ce qu’il se passe sur le pont.

Ronin bondit du siège dans lequel il s’était assoupi, un siège des plus banal et loin d’être confortable.

Le capitaine s’empressa de rejoindre ses hommes déjà de retour en cabine, accompagné du naufragé repêché par le navire. Ils l’allongèrent sur la grande table en bois où l’équipage prenait ses repas.

— Bon sang, regardez-le, dit un des marins.

Le capitaine s’approcha en bousculant plusieurs hommes et put enfin observer le naufragé de prêt. Il était trempé jusqu’aux os et sa peau était livide après tant de temps passé en mer. Les simples habits qu’il portait étaient en lambeaux. Malgré la quantité d’eau qui avait rincé son corps, du sang coulait sur son crâne. Un morceau de métal dépassait aussi de sa cuisse, il faisait peine à voir.

Mais le détail le plus troublant, c’était sa peau couverte de tatouages. Des formes tourbillonnantes parcouraient ses bras de l’épaule au poignet. Son crâne, aussi lisse qu’un globe de cristal était couvert de symboles à la géométrie complexes. Pendant un instant, les hommes présents ne firent qu’admirer l’œuvre d’art se trouvant devant eux.

— Vous n’avez jamais vu un homme mort, c’est ça ? demanda le capitaine autour de lui.

— Capitaine, vous croyez vraiment qu’il est mort ?

— Bien sûr qu’il est mort, dit un autre en enfonçant son doigt dans la joue du naufragé. Regarde ça, il ne bouge plus.

— Ayez un peu de respect, réprimanda le capitaine.

Le capitaine n’aimait pas qu’un cadavre se trouve sur son navire, c’était mauvais augure.

— On va devoir le remettre à la mer, on ne peut pas laisser son corps pourrir dans…

Le corps allongé sur la table fut parcouru d’un spasme puis soudain un geyser d’eau sortit de sa bouche. Il toussa et un des marins le fit rouler sur le côté et il cracha encore plus d’eau.

— Nom d’un mage, jura encore une fois le capitaine. Allez chercher le doc, et vite !

— Mais, il doit être complètement beurré à cette heure-ci, vous savez comment il est.

Le capitaine agrippa son homme par le col. Il approcha son visage du sien.

— Il va falloir qu’il dessoûle au plus vite, je ne vais pas perdre une minute de plus. Si le naufragé survit, tant mieux pour lui. Pour ma part, j’ai une bête à chasser et vous autres feriez mieux de retourner à vos postes.

Le marin partit en courant et les autres l’imitèrent. Le capitaine scruta le naufragé, allongé devant lui.

— Je n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi chanceux mon vieux. Tâche de survivre, ce serait dommage de gâcher une telle chance.

Le naufragé entendit à peine les paroles du capitaine.

Dans les tréfonds du bateau, les marins commencèrent déjà leurs paris. La plupart parièrent que le naufragé ne passerait pas la nuit. Les autres, que le docteur serait tellement saoul qu’il tuerait le naufragé par erreur.

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