Interprétation d'un morceau
Je marche dans les rues de la ville, la nuit. D'une fenêtre ouverte, les voix de jeunes filles me parviennent. Je suis frappé par l'ambiance conviviale se dégageant de ces échanges charmants, et je m'arrête quelques instants pour les écouter.
_ Pour cette soirée pyjama, j'ai organisé une activité qui j'espère va vous plaire, mesdemoiselles !
_ Eh ! Toi aussi tu es une demoiselle, Azura, ne fais pas comme si tu étais une prof.
_ Je vais vous faire écouter un morceau de musique, et vous me direz à quoi il vous fait penser.
_ J'espère qu'il dure pas longtemps ce morceau, j'ai pas la patience pour écouter les longs morceaux.
_ Il dure à peine plus de trois minutes.
_ Bon, ça va.
_ Maintenant que Samantha a donné son accord, on va pouvoir s'y mettre.
_ Tout ça me fait penser au brainstorming, ça risque d'être passionnant, une expérience qu'on pourra mettre dans nos CV.
_ Arrête de tout ramener au travail, Félicia, c'est une soirée pyjama, on est là pour s'amuser.
_ Mais moi ça m'amuse les études et le « travail », pas vous ?
_ C'est quoi le brainstorming ?
_ C'est ce que fait régulièrement ma grande sœur dans la publicité. Ils se réunissent, et sur un sujet donné disent tout ce qui leur passe par la tête. C'est censé faciliter la venue des idées, la créativité.
_ Stop, Félicia, ça devient déjà assommant.
__ Très bien, très bien, si on ne peut plus aligner trois mots un peu intelligents de suite, on se contentera de borborygmes, d'interjections.
_ Tu es en train de repartir pour un tour, là ! Et toi, pourquoi tu l'as excitée avec ta question ?
_ Samantha, tu ne crois pas qu'il est normal que Félicia te réponde, si tu l'agresses ? Alors si tu veux qu'elle se taise, ne l'attaque pas.
_ Bon, chères amies, on perd de vue le principal, là.
_ Oui, oui, on sait Azura, tu as un morceau à nous faire écouter.
_ Envoie le son, Azura, on est prêtes !
La Gymnopédie numéro un d'Erik Satie se lance, plongeant les intervenantes dans le silence. Son calme parait heureusement déteindre sur les deux adversaires Samantha et Félicia. Au bout de deux minutes, Sam commence à s'agiter sur son siège, mais elle se retient de parler à voix haute jusqu'à la fin des notes.
_ Alors, qu'est que vous en avez pensé ?
Un silence assourdissant suit la question d'Azura.
_ Ne répondez pas toutes à la fois. Félicia, tu as bien une petite idée ? Ne me faites pas un flop, s'il vous plait, les filles ! Je veux une soirée pyjama réussie, pas une soirée flagada !
_ Ah ! Tu l'avais préparée celle là, et tu la sors maintenant.
_ Ne l'écoute pas Azura, c'est très bien trouvé et c'est drôle !
Félicia profite d'un micro silence pour en placer une.
_ Oui, j'étais en train de rassembler mes pensées.
_ Et on peut savoir ce qui en ressort ?
Avant que Félicia ait pu enchainer, Samantha reprend la parole :
_ Vous voulez savoir à quoi ça m'a fait penser, à moi ?
_ Vas-y, Sam, mais au ton de ta voix je crains le pire.
_ Laissez répondre Félicia, un peu !
Mais à nouveau Samantha devance sa camarade :
_ A une œuvre musicale pour piano !
_ Très drôle !
_ Moi ça m'évoque de l'eau, de la pluie, mais très éparse, un peu comme une fin d'averse, quand il ne reste plus que quelques gouttes qui tombent.
_ Quelle poétesse !
_ Comme c'est beau !
_ Ah ! Non, tu ne vas pas t'y mettre toi aussi, Tabatha.
Généralement, l'élément perturbateur, amenant la contradiction et l'humour, teinté de moquerie, c'est Samantha. Mais parfois Tabatha lui emboite le pas, surtout quand l'ambiance monte d'un cran. Et quand les deux s'y mettent ensemble, la situation devient rapidement incontrôlable. C'est pourquoi Félicia essaie d'y mettre immédiatement le holà.
_ Qu'est ce que tu en as pensé, toi, Tabatha ?
Sans clairement en avoir conscience ni le vouloir, Azura fait exactement ce qu'il faut pour pouvoir canaliser son amie : lui donner la parole, tout en l'enfermant dans un certain périmètre de réponses possibles. Tabatha commence par se taire, pour pouvoir rassembler ses idées. Ce faisant elle prend le risque de se faire voler la parole par Samantha, toujours à l'affût de la moindre occasion pour s'exprimer. Mais visiblement la volubile se trouve à court de verbe, pour l'instant en tous cas.
_ Oui, on dirait un écoulement d'eau, comme quand un robinet est légèrement mal fermé, et que des gouttes tombent lentement dans l'évier.
_ Tout de suite c'est une autre ambiance : après la poétesse, voici la plombière !
Samantha vient de retrouver sa gouaille. Tabatha rosit imperceptiblement.
_ Oh ! Ça va ! Moi au moins j'ai trouvé quelque chose, et toi la maligne ?
La jeune fille plante son regard dans celui de sa camarade, et ne l'en détourne pas, se sachant en position de force. Son adversaire soutient le duel quelques instants, puis comprend qu'elle doit y mettre fin par un moyen détourné.
_ Et toi, Azura, tu devrais avoir plein de commentaires à faire, cette gymnopédie tu la connais sûrement par cœur ?
Cette question lui fournit le bon prétexte pour se détourner de Tabatha, sans avoir l'air de perdre.
_ Moi j'ai pensé à des stalactites et des stalagmites dans une grotte, et l'eau qui s'en écoule doucement pour aller frapper le sol.
_ Ah ! Ouais, bien vu, on sent celle qui s'est vaiment penchée sur le sujet.
_ C'est tout à fait ça ! Et le calme qui régne sur ce morceau de piano, c'est parce que dans la grotte tout est si calme, il ne se passe rien, à part ces gouttes d'eau qui tombent.
_ Bon, il ne reste plus que toi …
Tabatha n'a pas oublié sa proie, et revient à la charge, afin de mettre dans l'embarras celle qui a osé se moquer de son idée.
_ Il ne reste plus que moi, quoi ?
_ Il ne reste plus que toi à donner ton avis sur la musique de Satie : à quoi elle te fait penser ?
Autant Samantha a parlé d'un débit rapide, comme à son habitude, autant Tabatha ralentit exagérément sa parole, comme si elle s'en délecte, et en savoure tous les éléments, jusqu'à leur ultime saveur. Samantha n'a aucune idée à présenter, elle a cherché pendant 3 minutes mais n'a rien trouvé. Son regard cherche un objet qui pourrait l'inspirer, et elle tombe sur Ronron, le chat de Félicia, qui l'a suivie chez Azura.
_ Au chat, aux caresses que je vais lui donner, qui seront au rythme de la gymnopédie !
_ Tu appelles ça une idée ? Brillante idée ! Moi j'appelle ça de la triche !
Tabatha cherche de quoi enfoncer davantage son adversaire, parce que jusque là, elle n'est pas complètement satisfaite de sa victoire, mais elle ne trouve rien de plus à ajouter. Et déjà Samantha a rejoint le chat, pour lui administrer ce qu'elle a promis.
_ Vas-y, Azura, remets le piano, que Sam puisse caresser le chat dans le bon rythme !
Azura va s'exécuter, trop contente de faire réécouter, et de réentendre ce morceau qu'elle affectionne. Elle est également fort satisfaite de la tournure des évènements, de la réussite initiale de sa soirée pyjama, et de son idée de faire écouter une oeuvre musicale, ce qui met beaucoup plus d'ambiance que ce qu'elle a pu imaginer. Et pour le moment, personne ne se plaint de s'ennuyer, au contraire tout le monde a l'air de bien s'amuser. Samantha va câliner Ronron, ça lui donne l'impression d'avoir retourné une situation à son désavantage initialement.
_ Oh ! Regardez ! Il dresse ses oreilles au rythme des notes ! C'est marrant !
_ Voilà la preuve que les animaux perçoivent et goûtent la musique. Et comme la musique exprime des sentiments, ça signifie que les animaux, les chats en premier lieu comprennent les sentiments et en ont.
_ Oh non Félicia, tu gâches un moment drôle, là.
_ C'est toi qui gâche un moment de savoir, Samantha.
_ Taisez vous deux secondes, vous empêchez Ronron d'écouter la musique, il ne bouge plus ses petites oreilles.
Le quatuor, cinq en comptant le chat, repart alors pour une écoute en silence de la gymnopédie. Au terme des 3 minutes, Tabatha reprend la parole :
_ Finalement, ces notes douces me font plus penser à un couple de collègiens flânant lentement dans les rues, un soir.
_ Ouais, par exemple Raphaël et Azura. Il paraît que tu as rencontré quelqu'un au bal du collège, Azura ?
La jeune fille est plutôt encline, d'ordinaire, à raconter au monde entier sa rencontre avec Raphaël, ornée de moult détails, mais présentement, face à ces deux pestes de Samantha et Tabatha chauffées à blanc, elle devine les commentaires moqueurs qui ne tarderont pas à venir la heurter, et elle s'abstient de toute parole sur ce sujet sensible. Autant s'éviter si possible ce genre de désagrément.
_ Ce n'est pas le sujet de la soirée.
_ Mais attends, on n'est pas obligées de rester dans le carcan du sujet initial, on est libres. Et on est là pour s'amuser, pas pour obéir à des contraintes. On ne va quand même pas passer toute la soirée sur le même sujet ?
_ Et pourquoi pas ? Moi je le trouve très bien ce sujet.
_ Allez Azura, raconte au moins un ou deux détails, il paraît que ça a été le coup de foudre ! Azura ne peut réprimer entièrement un sourire radieux.
_ Allez, je sais que tu meures d'envie de raconter !
Mais Azura efface son sourire d'un coup et demeure silencieuse.
_ Comment tu imagines le jeune couple, Tabatha ?
_ Eh bien, ils ne font rien, ils marchent nonchalamment au hasard, portés par la douceur et la paix qui les environne.
_ Je les vois pareil. Ils ne parlent pas, ils ne se regardent même pas.
_ Mais à un moment, il doit bien y avoir un bisou, non ?
_ Non, même pas, leur présence mutuelle leur suffit.
_ Rien qu'un petit bisou ?
_ Pas besoin, ils se tiennent la main.
_ Langoureusement ?
_ Oui, tendrement.
_ Et avec Raphaël, il y a bien eu un bisou déjà, Azura ?
_ On s'est rencontrés il y a 3 semaines, tu sais, et on ne se voit que deux fois par semaine.
Félicia s'approche alors de son Ronron et lui susurre :
_ Alors, mon gros pépère, à quoi tu penses toi, en écoutant ce morceau ?
Le petit félin répond par un petit miaou mignon.
_ Ce qui vent dire, en langage de chat ?
_ Ronron n'a pas répondu à ma question, il a fait un miaou parce que je lui ai parlé tout doucement. Il réagit ainsi, parfois, surtout quand il est de bonne humeur.
Félicia regarde ironiquement Samantha, en prononçant cette réponse.
_ Je le sais bien, c'était pour faire une plaisanterie.
_ Et en ce moment, il doit se sentir bien, mon Ronron, au centre de l'attention de 4 jolies filles.
_ 4 jolies filles, tu es sûre, Félicia ? Samantha se met à fixer Tabatha avec insistance. Cette dernière sourit et se détourne.
_ Il ne me dérange pas que je ne sois pas à ton goût, Sam, l'important est que je sois au goût de certains garçons, et de ce côté là, j'ai reçu suffisamment de témoignages en ma faveur, pour que je sois tranquillisée sur la réalité de mon pouvoir d'attraction.
_ Quelle répartie, Tabatha, ma chère ! Le genre de réponse à laisser ta contradictrice coite !
_ Qu'est ce qui se passe ? Pourquoi vous vous mettez à parler bien, toutes, subitement ?
_ On ne se met pas à parler bien « subitement », Samantha, on parle tout le temps bien, c'est notre façon naturelle de parler, n'est ce pas chère Félicia ?
_ Certainement, Tabatha, très chère, d'ailleurs ne nous nomme t'on pas « Les Merveilleuses », en référence à notre langue de miel ?
_ Arrêtez avec ça, « Les merveilleuses », on vient d'en parler en cours d'Histoire, la prof a dit que c'était un groupe de jeunes royalistes à la fin de la Révolution française.
_ Et alors ? Ne peut on pas s'inspirer du passé ?
_ Et cessez de vous donner du « très chère », ça sonne faux !
_ Ah bon ? Tu trouves, chère Azura ? _ Non, moi je trouve ça chou, de se donner du « ma chère ».
_ Oui, ça montre toute l'affection qu'on se porte. _ Et ça rehausse la tenue de notre langage.
_ D'accord, d'accord, faites comme vous voulez ! Hé, je viens d'avoir une idée, mais je ne suis pas sûre, je voudrais vérifier, tu pourrais repasser le début de la gymnopédie ?
Azura s'exécute.
_ Voilà ! Ceci, mes chères amies, c'est Azura seule dans sa chambre, qui pense à Raphaël, son amoureux, rêveusement. Hein, hein, c'est ça, non ?
_ Effectivement, on suit bien le cours de sa rêverie tendre.
_ Cela ne manque pas un peu d'agitation pour une rêverie amoureuse ?
_ C'est parce que l'amour d'Azura est si pur et sage.
_ Vous ne connaissez pas Azura. Moi j'ai assisté à sa rencontre avec Raphaël, et je peux vous dire que c'était tout sauf apaisé. C'était plutôt le genre éruption volcanique.
_ Ah bon ? Et on peut avoir quelques détails ?
Samantha se montre prodigieusement intéressée par ce préambule. Félicia se souvient que son amie n'a pas voulu révéler quoi que ce soit de sa rencontre, peu avant, durant la soirée. Elle se tourne vers Azura, pour lui demander du regard si elle peut parler, mais la jeune fille esquisse un imperceptible non de la tête.
_ Ce que je peux dire, c'est que quand Azura pense à Raphaël, ce n'est sûrement pas dans le calme, plutôt dans l'animation, la trépidation même.
_ Dans la passion, quoi. Qui pourrait le croire, en voyant notre Azura si tranquille, ce soir ?
_ De toute manière, l'amour nous fait toutes trépigner, non ?
_ T'as raison, Tabatha, ce n'est plus l'amour-passion, c'est l'amour-trépignement.
_ Sans aller jusque là, les jeunes amoureux trépignent forcément d'impatience de retrouver leur bien-aimé(e). Pour la première fois durant cette soirée pyjama, un silence durable s'installe, qui n'est rempli d'aucune musique. Il semble que les 4 jeunes filles laissent vagabonder leurs pensées sur la perspective des retrouvailles avec l'âme-soeur.
_ Non, ça y est, j'ai compris ! Je sais à quoi correspond cette musique ! Elle exprime l'endormissement. Tabatha fait sursauter tout le monde en sortant si brusquement du silence.
_ L'endor. … quoi ?
_ Quand tu t'endors, si tu préfères.
_ Tu crois ?
_ Oui, oui, au début, ce rythme lent, c'est ta respiration qui se ralentit, quand tu es dans ton lit. Et tu as les yeux fermés, les pensées s'estompent, se font plus rares, plus espacées.
_ Moi, des fois, quand je m'endors je pense à plein de trucs !
_ Oui, mais là c'est un endormissement classique, quelques pensées reviennent, c'est le milieu du morceau, avec un rythme qui s'anime un peu.
_ Tabatha a raison ! C'est pour ça que cette œuvre donne une impression de calme, parce que quand on s'endort tout devient si calme.
_ Oui, et à la fin tout se ralentit encore un peu plus, les notes sont jouées de plus en plus doucement, piano, puis pianissimo, elles deviennent presque inaudibles, ça exprime juste le moment où on s'endort.
_ Et quand la musique s'arrête, le silence est là, ça signifie que la conscience a disparu, on est endormie.
_ Exactement ! Non, c'est ça, c'est sûr ! La petite horloge du salon de la maison des parents d'Azura fait entendre dix coups ténus.
_ 22 heures déjà ! Le temps a passé tellement vite ! C'est l'heure de rentrer. Si ça vous a plu, on pourrait reprendre cette soirée là où elle vient de s'arrêter, un jour prochain.
_ Ah ! non, on a assez parlé de cette gymnopédie. Il faudrait un autre thème de soirée pyjama.
_ Oui, tu pourrais trouver un autre morceau de musique à commenter. C'est marrant comme concept, ça donne des soirées bien animées.
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