Interview

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My, Lulu et Blast’ sont installés sur un divan, devant une journaliste d’une petite télé spécialisée consacrée aux subcultures, et donc avec son équipe de tournage derrière. Plus en arrière, dans l’ombre : Anne, Frank et Charlot.

My, vous êtes la chanteuse des Mauvaises herbes et j’ai envie de vous dire : que de chemin parcouru !

« Tout à fait ! Depuis notre premier album et notre première tournée, les choses se sont enchaînées et elles se sont plutôt bien enchaînées, il faut être honnête. Même si les débuts ont quelque chose d’assez étrange… »

Grand sourire de My.

Effectivement, lors de votre première tournée vous avez tous fini en prison et étrangement, pour reprendre votre formulation, c’est ce qui vous a permis de gagner en notoriété auprès d’un public averti et exigeant.

« C’est exact, pendant un festival nous avons subi une attaque de ravagés du cerveau qui prônaient la suprématie blanche et d’autres trucs tout aussi puants. Y a eu pas mal de blessés, c’était vraiment une très grosse bagarre et la police n’a pas fait de détail en nous embarquant tous. Ce qui fait que, parfois, ça continuait dans les paniers à salade vu qu’ils n’avaient pas trié tout ce beau monde avant et que les crânes rasés et nous, ben, nous nous sommes retrouvés ensemble. Les flics étaient complètement dépassés, il faut dire. »

Et vous êtes restés incarcérés combien de temps ?

My se tourne vers Blast’.

« Bizarrement, les blancs n’y sont restés qu’un mois à peu près en taule. Encore que Lulu soit de la couleur de l’immigration… Mais les blacks comme moi, qui étaient principalement visés, il faut le rappeler, un peu plus de trois mois. Drôle de justice, si on regarde bien… Mais on a fini par tous en sortir et ce qu’on ne savait pas, ce que la presse avait fait ses gros titres sur Les Mauvaises herbes. Ça a assuré notre réputation et notre renommée. Après, il y avait plus de monde à nos concerts. Toujours un public exigeant, mais plus nombreux. Beaucoup plus nombreux. Il a fallu s’adapter et accepter de jouer dans des lieux plus grands. »

Vous avez su rester vous-mêmes et vous êtes restés fidèles à A-records sans jamais aller voir les grandes majors qui font un peu la pluie et le beau temps sur la planète disque. Et pourtant vous avez été courtisés !

My avait repris le micro.

« Oui pas mal. Mais A-records nous a fait confiance dès le début et nous sommes des gens loyaux. On adore travailler avec une petite équipe et même si on ne parle jamais d’eux, faut savoir que sans ces gars, on est rien. Et puis maintenant A-records sert en quelque sorte de pouponnière à des artistes sur lesquels aucune major, jamais, ne se pencherait. Et qui ont pourtant un vrai potentiel et de vrais discours. Nous avons en quelque sorte cette responsabilité. »

*

Ainsi s’écrivait leur mythe.


Personne ne saurait jamais que les semaines précédentes le groupe avait été sur les routes, jouant de festivals pourris en festivals pourris, bourlinguant dans un ancien camion militaire qui traînait tant bien que mal et le sound system et l’équipe. L’équipe était réduite au minimum et ils faisaient à tour de rôle chauffeur, technos, cuistot, élec, bref, c’était franchement éreintant. Le truc qui allait bien, c’est que la bonne humeur était là, au rendez-vous, ce qui n’était pas gagné vu le niveau de fatigue et vu aussi finalement le caractère assez trempé des uns et des autres.


My gagnait en assurance et commençait à rire. À parler aussi. Ça, c’était aussi un truc qui permettait d’apaiser pas mal de tensions, la surprise de voir éclore cette gamine qui découvrait l’insouciance.
Cependant Buck, lui, dégustait. Le colosse n’était plus que l’ombre de lui-même au fur et à mesure que la fatigue lui dégringolait sur les épaules. Pas rare que Lulu, Charlot ou un autre prenne le relais et le laisse dormir. Mais il ne parvenait pas à se refaire. Physiquement, complètement éreinté. Il donnait pourtant parfaitement le change sur scène et continuaient à envoyer du lourd et à chauffer un public avec lequel le bouche à oreille fonctionnait aux ondes positives. Les petits festos qui séduisaient les jeunes avec du bon son et de la bière pas chère commençaient à être au courant de leur renommée naissante et de la qualité de leur set. Et ces derniers temps, ils commençaient à faire régulièrement la tête d’affiche et à attirer foule. Les voix de Buck et My, appuyés par la basse hyper carrée de Lulu et la batterie frappadingue de Blast’, plus un son rond, lourd, menaçant et incisif à la Gibson dans les mains de Buck…


Jusqu’au soir, où.


Buck était resté introuvable. Et bordel, là, on avait vraiment besoin de lui ! Pour la première fois, la tension avait salement grimpé en flèche et tous avaient pris sur eux pour tenter de résoudre le problème sans lui. Mais ça avait été au prix d’un sale énervement et de pas mal de fatigue supplémentaire. Ils devaient partir au petit matin après avoir rangé tout le matos dans le camion et lui, il avait disparu ! Il devait encore dormir dans un coin, ce con, depuis la fin d’après-midi. Bien obligés de prendre leur mal en patience, ils avaient décidé de l’attendre à la buvette et finalement de passer un moment tranquille autour d’un verre, faute de mieux. Depuis combien de temps, c’était plus arrivé ? Des heures, plus tard, Buck se radina, blanc, chancelant et hagard, mais ça, les autres ne le virent pas : trop de fatigue, d’énervement, de bière et pas assez bouffé. Anne, la première éclata de colère et l’engueula, relayée immédiatement par les autres, remontés comme des coucous.
Seulement, c’est aussi à ce moment que les fafs déboulèrent à grands coups de battes de base-ball. Immédiate­ment la buvette prit un air de fête foraine version champs de mine et tout explosa dans un grand cri de rage. La bagarre avait été générale d’entrée de jeu. Les premiers à tomber ne comprirent pas ce qu’il s’était passé. Les autres, instinctivement, s’étaient mis en mode baston totale et avaient réagi aussi sec. Les tables volaient, parfois un corps, les chaises et les verres aussi, les poings et les pieds faisaient preuve d’une certaine efficacité. Mais Buck ne vit de cela que des éclairs noirs et fous, la pièce tournoyait autour de lui comme dans un manège que plus personne ne maîtrisait, et puis les chocs, il ressentit des chocs dans le buffet et brutalement tout s’éteint. Convulsions sur le sol, piétiné.


Puis les lumières bleues des gyrophares, d’autres coups encore, cette fois à la matraque. La police, effectivement, embarqua tout le monde sans se poser trop de questions, frappant indistinctement, espérant ainsi casser les velléités combatives de ces tarés qui continuaient pourtant dans les fourgons à se foutre dessus. Gaz lacrymaux. C’est plus tard que les pompiers et les urgentistes s’occupèrent de ceux qui ne bougeaient plus. Buck compris.


Buck s’était réveillé dans du blanc, comme en apesanteur. Lumière blanche venant d’une fenêtre aveuglante, mur blanc, draps blancs. Tuyauterie de partout. Et ce mal de crâne ! Tête qui tourne, tourne, tourne comme depuis ce fameux soir. Et seul. Depuis combien de temps était-il là ? Une infirmière nota son réveil et essaya de rentrer en communication avec lui. Il entendait de très loin une gentille voix, mais n’arrivait plus à parler. Bien plus tard, un grand ponte lui expliqua son burn-out, ses crises d’épilepsie, sa commotion cérébrale et sa perte de la parole. Buck lui demanda par geste : « Et la tête qui tourne ? » « Vous allez rester très lourdement handicapé monsieur. Les coups reçus et votre épilepsie vont vous demander un traitement assez lourd et une prise en charge de la part de votre famille. »


Il perdit connaissance.
Sa seule famille, c’était ses drougs et ils n’étaient pas là. Donc…


La vérité, c’est qu’embarqués par les flics et molestés, interrogés et emprisonnés, la question de Buck ne s’était pas posée. Ils étaient une bande de loups et ils avaient perdu un des leurs ; surtout, il fallait continuer à avancer coûte que coûte. De toute façon, à l’arrivée de ces tarés de boneheads, il y avait un contentieux qui n’avait pas eu le temps de se régler, ne plus avoir de ses nouvelles n’était peut-être pas plus mal. Et puis le public préférait My. Les critiques jamais en défaut de sexisme aussi. La Gibson avait juste changé de mains. Et Les Mauvaises herbes avaient sorti quelques albums et fait leur bonhomme de chemin jusqu’à ce divan, devant les caméras, sans lui. Et sans chercher à savoir où il avait bien pu se perdre.

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