Bureau

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Trop petit, trop bordélique, avec ce pingouin qui les prenait de haut.
« Voilà, votre groupe il est pas trop mal, mais nous ce qu’on veut, c’est manager Buck, parce que lui, il est bon. »
« Donc les autres, ils peuvent tous aller se faire foutre, c’est ça ? »


Rires pas franchement bienveillants en accompagnement sonores.
Et grosse empoignade verbale dans cet étriqué de burlingue sans âme de cette maison de disques obscure. En attendant, depuis qu’ils s’échinaient dans leur garage pourri ou devant un public plus prompt à leur balancer des bières dans la gueule, canette en prime, que des applaudissements, fallait bien reconnaître que c’était la seule quand même à les avoir contactés. Ils ne rêvaient pas de gloire, ils se savaient trop disjonctés pour ça, trop foutraques, pas assez secure pour des maisons de disques. Alors leur rage, leur colère, leur amertume se déversaient sans filtre dans leur musique. Y avait le Buck, Lulu et Blast’, mais aussi My, des cassés de la vie qui aimaient bien rire ensemble, en meute, une petite meute de loups efflanqués et fatigués, mais redoutables dans les gueulantes, voire leurs bastons. C’était sec et dangereusement efficace. Comment ces zinzins pourraient être « managés » ? Trop tarés. Trop jaloux de leur indépendance surtout, et pas prêts un seul millième de seconde à faire la moindre concession. Personne n’en avait fait pour eux de ces putains de concessions, ils ne voyaient pas en quoi il leur aurait fallu eux en faire, autant écarter les cuisses sur les boulevards ou les nationales et sucer des queues pour un bout de shit et un repas pas trop pourri. Au moins, leur prostitution aurait eu un nom. Et même un semblant de dignité.


Alors que ce gommeux dans son mauvais costume en tergal leur dise que c’était Buck et personne d’autre, le voltage de la pièce avait été mis sous tension, et salement. Buck contenait ses drougs, et il était maintenant le seul à parler, mais on sentait qu’au moindre claquement de doigts de sa part la curée aurait été définitive.


« Écoute-moi bien bonhomme, je ne le dirai qu’une seule fois, et après, il sera trop tard. Tu me veux moi, super, je serais bon selon toi, resuper, mais t’oublies juste un détail, Pécore en peau d’zob, moi, sans eux chuis queud’, t’entends, queud’. Alors tu vas faire un effort au lieu de t’accrocher comme une moule à ton putain de rocher : soit c’est tout le bocal et t’auras intérêt à faire gaffe à la bonne tenue de l’écosystème, soit tu peux juste aller te faire foutre. »


Silence.

Le pécore en question ne savait plus comment se dépêtrer de cette merde. Sa boîte était à deux doigts du dépôt de bilan, donc lui du chômage et on ne pouvait pas dire que sa reconversion serait très facile vu le peu de qualités naturelles qu’il avait en besace. Et ça, ça le faisait salement flipper. Alors quand il avait dit à sa taulière qu’il avait peut-être une idée, un dernier coup à jouer, avant qu’ils aillent tous pointer comme des losers à l’agence des miséreux de la société, il avait joué son va-tout. Il connaissait Buck et sa bande de chacals, il les trouvait lui pas trop mauvais, mais manquait un truc, il ne savait pas trop quoi au juste pour qu’ils explosent. Mais trop fous, trop ingérables, trop marioles. Et dans sa tête, il avait joué aux Playmobil et aux ciseaux, et Buck sans les autres, c’était encore jouable et il avait vendu son plan de sauvetage tiré par les cheveux à la cheftaine. Qui l’avait regardé, surprise. Lui, avoir une idée ? Putain, il allait neiger ! Mais scrupuleusement elle était allée voir ces loulous par elle-même. Et même si c’était casse-gueule, c’était effectivement jouable. Alors elle lui avait donné son blanc-seing et lui avait eu des sueurs froides en les appelant pour convenir d’un rendez-vous. Dans quelle putain de galère, il allait se mettre ! Pas le choix, sa gueule, il l’avait ouverte et il fallait assumer.


Et là les loustics, il se les colletait en face, en direct, avec des châtaignes prêtes à l’emploi, lui qui allait le perdre son emploi, il en était sûr maintenant, en plus de ses dents.
« Ok, on vous prend. À l’essai. Mais c’est pas un ticket gratuit de manège les affreux, va falloir bosser » était tombé comme un couperet.


Silence. Tous les engoncés autour du burlingue crasseux étaient tournés vers la lourde ouverte et l’obscurité du couloir, leurs yeux cherchaient à deviner Anne.


Buck n’en croyait pas ses esgourdes. Il ne rigolait pas lorsqu’il avait posé ses conditions, mais ils se savaient tellement hors-normes qu’ils ne voulaient pas jouer leur sale jeu. Ce n’était pas une entourloupe de parieur roublard qui tente son poker et cherche à miser gros et espère par là même ramasser gros, c’était vraiment un repoussoir, un répulsif. Ils s’étaient mis d’accord pour opposer à cette maison de disques un « non » carrément impoli et déplacé qui les grille définitivement sur la place publique, ils ne voulaient pas de la consécration, pour en faire quoi d’abord ? Se binouser, s’injecter des trucs pourris dans les veines, devenir cons et imbuvables pour finir par se foutre sur la gueule ? Ils ne voulaient pas de ce succès-là. Et ils avaient décidé de torpiller à l’arme lourde le moindre début de possible. Consciemment et ils étaient allés à l’entretien rigolards du coup de pute qu’ils allaient leur faire à tous ces guignols qui se prenaient pour des distributeurs de bons points et de renommée.

Et l’autre qui se radine et qui les prend au sérieux !
Ben merde…


Là, ça avait été un vrai foutoir pendant cinq minutes, parfaitement inaudible. Et pas dans le cri de joie. Anne s’attendait à une réaction plutôt vive de leur part, mais pas vraiment à celle-ci.
« Putain, mais merde ! » « On fait quoi là maintenant ? » « Buck c’est quoi son délire à c’te pouffe ! » « Putain, j’ai pas envie de finir comme l’autre Joni en vacances moi, camé et con en prime ! »
C’est Lulu qui remit tout le monde en place :


« Donc tu nous prends, tous, nous que tout le monde trouve trop chtarbés pour faire autre chose que du bruit et des problèmes. Alors là, Cocotte va falloir jouer cartes sur table parce que l’embrouille j’la sens pas et chuis pas l’seul ici à trouver qu’ça pue ! »


Silence et regards redevenus noirs et dangereux.


« Bon, vous voulez de la franchise, vous allez en avoir. En l’occurrence A-records coule. Dans votre état, vous allez immanquable­ment finir en épaves sans jamais passer par la case gloire, celle qui vous fiche tant la trouille mais que de toute façon vous ne connaîtrez jamais. Bref, tout le monde perd et finira sa vie en se demandant quel truc à la con il aura bien pu louper dans sa chienne de vie pour n’être que des poubelles où personne ne jette jamais rien. Sauf si on fait une alliance entre nous. On bosse, on est efficace, on fait ce qu’il faut pour aller plus loin, ensemble. Sans jamais vendre notre âme. Alors ? »


Frank, le gommeux, n’en revenait pas. Il ne pigeait pas bien ce qu’il se passait, il voyait juste la possibilité de peut-être garder son job et donc de continuer à pouvoir tripoter des filles pas trop farouches aux concerts qu’on lui demandait d’organiser ; seulement cette alliance qui se jouait devant lui dépassait un peu ses capacités de compréhension.
Les affreux, sales et méchants croyaient avoir à rejouer la fable du chien et du loup et prenaient conscience qu’en face ce n’était pas ce chien bien gras et sûr de sa force qu’ils croyaient remettre à sa place, mais bien une louve efflanquée, comme eux. On pourrait donc parler d’égal à égal. Pas de chefferie à craindre, juste plus de discipline pour que cette meute nouvelle assure plus sûrement sa survie.


Et Anne, en refusant instinctivement de laisser mourir A-records, en s’alliant à cette bande de minables, voyait un moyen de regagner en dignité et en force. C’est de leur vitalité dont elle avait besoin. Il s'agirait de ne pas la trahir et de parvenir à la maîtriser. Là était l’avenir.


« Ouaip, moi, je dis que ça mérite une bonne java pour fêter ça ! »
Et rebordel à en attraper des acouphènes. Décidément, ce bureau était trop petit.

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