Le Détective

10 minutes de lecture

Je sais qui l’a tuée.

Ce n’est pas moi, non, c’est Lui !

L’homme au complet marron, Philip Morris,

L’origine de mes pires cauchemars…

Tout a commencé avec cette femme, M., que je n’arrive pas à m’enlever de la tête.

Voilà deux semaines que nous avons rompu, et je ne sais pas quoi faire.

Dois-je aller la voir ?

Ce n’est pas l’envie qui me manque.

D’autant plus qu’elle m’a bloqué de partout : sur Facebook, Instagram, Whatsapp, par téléphone…

Comme ça.

D’un claquement de doigts.

Alors que nous devions nous parler, nous expliquer.

Enfin, je devais m’expliquer.

Mais elle aussi après tout : comment justifiait-elle sa relation avec Léo ?

Soi-disant un « pote », mais qui affichait pourtant sur sa page Facebook « être en couple avec M » depuis 2021 ?

Comment a-t-elle pu me cacher ça ?

À côté, ma supposée infidélité relève de l’amateurisme !

Et c’est moi qui devrais culpabiliser ?!

Tu parles, Charles !

Non, franchement, je ne comprends pas son blocage.

Ma psy me l'a pourtant bien expliqué : "dans une relation, il y a deux personnes, par conséquent, il faut respecter le choix de l’un comme de l’autre. Certes, une rupture par messages n’est pas des plus courtoises, un blocage de toute communication non plus, mais le résultat signifie le même. Il faut que vous respectiez son choix, et son choix, c’est un « non »."

D’accord.

Et mon choix à moi, alors ?

Qu’en fait-on ?

Respecte-t-elle mon choix elle aussi en me plaquant de cette façon abjecte ?

A-t-elle du respect pour ma solitude permanente, mon rejet perpétuel des autres, en raison de mon handicap relationnel ?

A-t-elle du respect pour ma frustration sexuelle en m’abandonnant lâchement et brutalement de cette manière ?

Dire que je me suis confié, je dirais même, que je me suis mis à nu envers cette femme !

Physiquement, comme moralement.

Alors, quoi ?

Cette journée passée ensemble, au restaurant, comme chez elle dans sa chambre, sous la couette, ce n’était que du vent, c’est ça ?

Je ne vaux rien pour toi, M. ?

Suis-je juste un énième coup d’un soir ?

Alors que nous étions censés nous revoir, que nous nous sommes projetés dans le cadre d’une relation sérieuse et durable ?

Ou plutôt devrais-je dire, je me suis projeté, vu les circonstances.

Mais au diable les circonstances !

La situation demeure encore floue pour moi, et quoi qu’en dise ma psy, j’ai encore besoin d’avoir des éclaircissements avec M.

Tant qu’il y a du mystère dans l’air, j’ai besoin de le résoudre, à l’instar d’un détective.

Appelez-moi d’ailleurs « Le Détective » à partir de maintenant.

Et s’il faut que j’aille la voir, eh bien, j’irai la voir.

Après tout, je n’ai eu aucun geste déplacé jusqu’à maintenant, et ce n’est pas un blocage par téléphone qui m’arrêtera.

Bon, voyons, par où commencer ?

Est-ce mieux de lui rendre visite sur son lieu de travail ou bien directement chez elle ?

Sachant qu’elle m’a fait comprendre qu’elle voulait arrêter de me parler, je pencherais plutôt pour son lieu de travail : l'endroit restera plus formel.

Et, contrairement à ce que vous pourriez penser à ce stade de l’histoire, je suis loin d’être un harceleur, un stalker : juste quelqu’un qui souhaite glaner des renseignements pour résoudre sa propre enquête.

Comme un détective.

Allez hop ! Ne perdons pas de temps.

Une fois dans ma voiture, je m’engage sur la voie rapide, vers Rouen, direction Boulevard de l’Yser. Après les quelques embouteillages habituels Place Saint-Hilaire, je parviens à remonter le fameux Boulevard, puis à dénicher une place Avenue de la Porte des Champs. Le parcmètre réglé et le ticket bien mis en évidence sous mon parebrise, je continue ma course en descendant la Rue Armand Carrel. Je m’attends à retrouver cette rue bondée comme toujours, au point d’être submergée de piétons qui jaillissent dans toutes les directions, mais un barrage de la rue d’Amiens m'a fait freiner.

Allons bon, que se passe-t-il encore ?

Ce n’est pourtant pas une heure de marché, nous sommes vendredi soir !

Un évènement de la municipalité peut-être ?

Curieux, il m'a pourtant semblé n'avoir rien remarqué sur Internet à ce sujet.

Intrigué, je parviens à naviguer difficilement, mais sûrement, à travers la foule de badauds, et à me rapprocher de l'épicentre de cette agitation environnante. Des smartphones sont brandis, des flashes crépitent, des exclamations fusent.

Ça ne ressemble pas à un évènement de la municipalité, ça...

Après quelques minutes d'attente à me hisser sur la pointe des pieds pour essayer de distinguer au mieux ce qu'il se passe deux rangs devant moi, je trouve par chance une place près des cordons de sécurité. Et je pâlis.

Non, ça n'est définitivement pas un évènement de la municipalité.

J'interpelle l'agent de police le plus proche sur un ton des plus affables :

"Bonjour Monsieur l'agent, excusez-moi, mais est-ce qu'il serait possible de savoir ce qu'il se passe? Ça n'est pas trop grave au moins?

- Je n'ai pas l'autorisation de vous le dire, mais apparemment, il y a eu un kidnapping."

Ou ce policier est trop honnête, ou il est stupide. Dans tous les cas, ça m'arrange.

" Un kidnapping ?! Comment ça?! Qui? Où?

- Je ne peux pas vous le dire.

- Ah. Bon. Tant pis pour moi alors. "

Voyant ma mine déconfite, et peut-être convaincu de mon honnêteté, le gardien de la Paix me chuchote, sa main en porte-voix :

" Apparemment il s'agirait d'une employée de la pharmacie du Clos Saint-Marc : la situation n'est pas très claire, mais d'après les témoignages alentours, ça serait une prise d'otages qui aurait mal tourné. On dénombre quelques victimes collatérales, heureusement aucune n'est en urgence absolue. Chose curieuse, de ce qui ressort des témoignages, l'agresseur savait précisément qui prendre en otage, mais apparemment personne n'a été capable de l'identifier à son arrivée ni à sa sortie. Faut dire que ça a été rapide, et il était en plus tout de noir vêtu et cagoulé, ça n'aide pas sur les caméras de surveillance de la pharmacie. Et le plus étonnant, c'est que je me demande comment le mec a fait pour disparaître aussi rapidement, vu l'affluence qu'il y a eu dans la journée et les difficultés pour circuler dans cette rue! Bref, l'enquête est en cours, avec encore plein d'interrogations à résoudre. Bon, vous me paraissez quelqu'un d'honnête, vous gardez ça, pour vous, hein? J'peux vous faire confiance? J'ai pas envie que ça me retombe dessus

- Vous pouvez compter sur moi, monsieur!"

Tu parles qu'il peut compter sur moi : il m'en a dit bien plus que ce que je souhaitais!

Rien que pour ça il devrait recevoir une promotion!

Mais passons, je pense avoir compris ce qui s'est passé. J'angoisse...

C'est M., Jay

...Et dans ce cas, le temps presse...

C'est trop tard, Jay.

...la panique me submerge, me prend à la gorge...

Elle est morte, Jay.

...une bouffée de chaleur m'étouffe au sein de la cohue, j'ai besoin d'air...

Tu sais qui l'a tué : c'est Lui, il est revenu.

Mais non, tais-toi, arrête!

Soudain, en plein dans ma navigation, je m'arrête net, et je l'aperçois.

Lui.

L’homme au complet marron, une cigarette au coin des lèvres, un sourire sardonique qui s'échappe de son haut-de-forme.

Philip Morris.

Et puis, brusquement, un passant traverse devant moi, et une fois passé, ma cible a disparu.

Il est insaisissable Jay, tu ne pourras pas l'arrêter.

Si je le peux, car je suis le Détective!

Essaie, tu verras, mais non Jay : tu sais bien que j'ai raison, je ne suis pas ta Voix de la Raison pour rien!

Ta gueule!

Comme tu voudras, mais tu ne devrais pas être grossier envers toi-même : tu le regretteras à l'avenir!

Mais ferme-la!

Sans m'en rendre compte, je viens de remonter toute la rue Armand Carrel et me tiens à quelques mètres de ma voiture, Avenue de la Porte des Champs.

Bon sang, mais ce n'est pas là que je dois aller! Reste concentré, Jay! N'écoute pas cette putain de voix à la con!

Direction Place Barthélémy. Et vite!

J'effectue aussitôt un demi-tour, dévale aussi vite que la première fois la rue Armand Carrel, vire à droite rue de Martainville, traverse la myriade de terrasses envahissantes sur les trottoirs, longe l'Aître puis l'Église Saint-Maclou, et enfin m'arrête, courbé en deux, les mains sur les hanches, essoufflé.

Ça y est, j'y suis arrivé!

Place Barthélémy.

Là où se trouve La Maison Qui Penche.

Là où réside le mystère.

Même s'il est déjà trop tard...

Je secoue la tête. Reste concentré!

Après avoir repris quelques instants mon souffle, je m'approche de l'entrée de la Maison. Je m'apprête à ouvrir le portail, quand je blêmis.

La serrure est fracturée.

Qu'est-ce que c'est que ce bor...

Doucement, mais sûrement, j'ouvre la grille, et m'introduis dans la petite cour, mes sens aux aguets. Je toque alors à la grande porte en chêne massif.

Une fois.

Rien.

Deux fois.

Toujours rien.

Trois fois.

Toujours rien : tu sais, tu perds ton temps Jay, puisque je te dis qu'elle est déjà morte...

Je ferme les yeux, me mords la lèvre inférieure.

Ne l'écoute pas, tiens bon!

J'abaisse la clenche, tente d'ouvrir la porte : rien à faire.

Mais bon sang, il est forcément passé par ici, vu que la serrure du portail est fracturée !

En plus c'est là qu'elle habite, M. !

La fenêtre, Jay.

Hein?!

Regarde la fenêtre, Jay, elle est entrouverte ! Sois plus perspicace, bon sang!

Contre mon gré, je suis l'indication de ma petite Voix, et tourne la tête vers la gauche.

Je reste subjugué : la fenêtre est effectivement entrouverte!

Quand je te dis que j'ai raison!

Chut!

Alors, prenant mon courage à deux mains, j’agrandis l’ouverture de la fenêtre de droite, et me hisse délicatement sur le rebord. Une fois à l’intérieur, j’aperçois quelques bris de verre issus de la fenêtre, scintillant dans l’obscurité.

Il est donc bien entré par la fenêtre…

Je tente d’allumer l’interrupteur le plus proche.

Rien.

Une nouvelle fois.

Toujours rien.

C’est évident Jay : il a coupé le courant !

Tu n’as pas affaire à un débutant, tu sais !

Je maudis en mon for intérieur cette putain de Voix de la Raison.

Désemparé, je me saisis de mon briquet que j’ai toujours sur moi, notamment en cas de panne d’électricité, et éclaire mon environnement.

Et une vague d’effroi m’envahit aussitôt.

Devant moi, un véritable capharnaüm : une table renversée, des chaises en skaï retournés, des tasses de thé brisées, des livres et autres revues déchirés, répandus sur le tapis pourpre…

Puis je réalise que le tapis n’est pas initialement pourpre, et me retiens de vomir quand j’illumine davantage ce qui m’entoure.

Deux corps de chats gisent dans deux énormes flaques de sang sur ce tapis à l’origine beige, leurs têtes arrachées et séparées à quelques mètres de leurs dépouilles, déjà envahies d’insectes volants.

Comment ça se fait que je ne l’ai pas senti ?

La fenêtre entrouverte, Jay, pour aérer…

Et comment ça se fait que personne n’a rien entendu ?

Le voisin le plus proche habite au deuxième étage, or tu es au rez-de-chaussée.

Transi de peur, je me prépare à rebrousser chemin, prêt à laisser tomber cette entreprise pour retrouver M., quand un détail m’arrête dans mon élan.

Des traces de pas…

Je reste interdit : l’intrus aurait-il été imprudent ?

Qu’est-ce que je fais ?

Et si tu descendais pour voir ?

Descendre ? Pourquoi desc…

Bon sang.

Je suis les traces de pas avec mon briquet, voir jusqu’où elles m’amènent.

Non, je n’ai pas rêvé : il y a bien un escalier !

Ma Voix a bien raison !

Évidemment que j’ai raison.

Maintenant descends pour voir.

Voir quoi ?

Oh mon Dieu !

Craignant le pire, j’oublie toute délicatesse, et dévale quatre à quatre l’escalier en bois blanc. J’atterris alors dans un sous-sol lugubre, faiblement éclairé par la flamme vacillante de mon briquet. J’ouvre une première porte sur ma droite. Une vague de chaleur me submerge aussitôt. Je découvre alors une salle de bain avec un radiateur sur ma gauche. Il doit sans doute dysfonctionner. J’ouvre une deuxième porte au bout du couloir. J’ai l’impression d'être dans une chambre…

Machinalement, j’appuie sur l’interrupteur qui est sur ma droite, et par le plus grand des hasards, la chambre s’illumine. Je reconnais alors la chambre de M., avec son immense garde-robe colorée.

Puis je tourne la tête à droite.

Et mon sang se glace aussitôt.

M. a l’air de se reposer calmement sur son lit, mais c’est sans compter sur son énorme marque violacée autour du cou et ses beaux yeux bleus dorénavant livides et exorbités regardant le plafond, la langue pendante, les mains crispés sur les draps, comme si elle a cherché à se débattre.

Mon Dieu !

Je t’ai bien dit qu’elle était morte, Jay. Étranglée.

Ce n’est pas possible !

C’était trop tard, Jay, tu ne pouvais rien y faire, il est déjà passé avant toi.

Ce n’est pas possible, dites-moi que je rêve !

Regarde devant toi, Jay

Je vais me réveiller, je vais me réveiller…

Regarde devant toi, Jay !

« Quoi encore ! »

Je retire mes mains de mon visage en larmes, et c’est à ce moment-là que je le vois.

Lui.

L’homme au complet marron,

Une cigarette au coin des lèvres,

Son sourire sardonique sous son haut-de-forme.

Philip Morris.

« Bon sang, mais qui es-tu ?! Philip Morris n’est autre que le nom de ta marque de cigarettes ! Qui es-tu réellement ?! Donne-moi ton nom ! »

Mais c’est toi, Jay.

Je me tais. Prends en considération les propos de ma Voix de la Raison.

Et regarde attentivement devant moi.

Tu vois que j’ai encore raison.

Tu sais bien qui l’a tuée.

C’est Lui.

L’homme au complet marron, Philip Morris,

L’origine de tes pires cauchemars,

Ton reflet dans le miroir.

FIN.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 5 versions.

Vous aimez lire Joseph-Antoine ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0