FIN DE SOIRÉE, ARKAN RETROUVE LE JOY D'AMOR

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Tout en mangeant, Arkan s'était retourné discrètement plusieurs fois pour observer Iléa et quand il la vit pleurer, il vida son verre et le retourna dans son assiette impeccablement essuyée, signifiant par là qu'il ne voulait plus rien, c'était la coutume. Il souffla quelques mots à ses compagnons et s'empara de son luth, le caressa comme pour le réchauffer, frôla les cordes, ajusta les sons et commença à jouer.

Le brouhaha général avait baissé d'intensité. Les trois autres le rejoignirent et, pendant plus d'une heure, ils régalèrent la compagnie. Lui, jouait en sourdine, esquivant les notes qu'il n'arrivait plus à faire, trébuchant ici et là, mais il poursuivait.

Un à un, les gens finirent par se retirer ou s'endormir, la tête sur la table, ou enroulés dans leur couverture à même le sol. Les musiciens avaient déclaré forfait, le laissant continuer à égrener les notes en fredonnant, de sa voix éraillée.

Il s'était rapproché du foyer. Iléa ne pouvait détacher son regard de cet étrange personnage et la source de ses larmes s'étaient tarie. Lui, tout autant captif de ses yeux noisette, laissait ses doigts parcourir l'instrument au fil de ses pensées. Il y inscrivaient les mots que ses lèvres n'osaient pas.

Et dans le calme de cette nuit-là, il retrouva son flow *, il retrouva le plaisir de jouer, le Joy d'Amor ** qu'il avait oublié et se sentit renaître. Il accompagna le feu dans un étrange concert jusqu'à ce qu'Iléa s'endorme, épuisée par l'émotion. Alors, lentement, les notes s'espacèrent et s'estompèrent et il reposa l'instrument.

S'étant levé, il fit quelques pas et s'étira longuement. Quelqu'un toussa. À la lueur de la dernière chandelle, il découvrit ça et là hommes et femmes endormis, quelques enfants aussi. Un chien, roulé en boule contre son maître gémit dans son sommeil. Tout était calme. Il remit une bûche dans le foyer et alla se servir un verre d'eau qu'il but lentement.

Il aimait ce moment de la nuit où tout était au ralenti, la qualité du silence de ces heures, la sérénité qui, invitant l'Inspiration, lui révélant l'Idée, née peut-être d'une couleur, d'une odeur, toutes ces choses ayant un son, une énergie.

Il était un de ces Différents qui alimentaient les légendes et histoires depuis la Reverdie 3 *. Ses sens avaient une gamme bien plus étendue que la plupart des êtres humains. Et, s'il pouvait percevoir le son d'une couleur, la conversation des arbres et toucher sa cible au double de la distance des meilleurs archers, il pouvait aussi voir la couleur des âmes.

Celle de la jeune femme lui montrait la douleur et la peur, teintes dominantes adoucies par l'espoir et la bienveillance. S'y mêlaient aussi la colère et le flamboiement d'une incroyable énergie cernée, contenue, emprisonnée par un liseré métallique. Ses cheveux entièrement blancs lui parlaient d'un deuil éprouvant.

Il rassembla ses affaires et alla s'étendre avec ses compagnons sur des tapis près de la cheminée et soupira d'aise. Son regard revint vers les deux femmes endormies. Il contempla Iléa, se remémorant comment elle lui était apparue alors qu'il avait abandonné tout espoir, appelant la mort pour que cesse le cauchemar imposé par Saphira et Thorian, espérant que son cœur lâche rapidement. Mais contre toute attente, elle lui avait donné assez de force pour dire non à ses bourreaux, et finalement, ce regain d'énergie l'avait sauvé.

La retrouver en chair et en os avait quelque chose de surnaturel.

Il avait demandé à l'aubergiste qui elle était et s'était promis de lui parler le lendemain. Il s'endormit en prononçant son nom : Iléa des Grands-Bois, la Sorcière. Mais quand il s'était réveillé, à son grand regret, elle n'était plus là, disparue, comme sa compagne aux cheveux bleus.

Ils s'installèrent devant un solide petit-déjeuner. Comme Arkan observait un silence inaccoutumé, Enguerrand le pris amicalement à parti :

— Tu es bien pensif et silencieux. Aurais-tu mal dormi, de nouveau ?

— J'ai très bien dormi, merci. Je rêvais juste encore un peu.

— Pauvre Musicien, ton luth est plus bavard que toi !

— S'il te plaît, Enguerrand, oublies-moi un moment.

— Je vais te laisser à tes délicieuses pensées, mais avant, réponds-moi, serais-tu amoureux ?

— Mais non...

— Non... Sauf que tu as joué une bonne partie de la nuit, et si ton luth avait été cette femme aux cheveux blancs, il aurait vu les étoiles !

Les deux autres rirent de bon cœur sur le compte du charmeur découvert. Arkan sourit et envoya une bourrade amicale dans les côtes de son frère pour lui faire payer sa curiosité. Ils chahutèrent quelques instants puis, devant le refus de l'aubergiste d'accepter leur écot pour la nourriture et le toit, ils promirent de s'arrêter la prochaine fois qu'ils passeraient dans la région, pour égayer une soirée ou un jour de fête.

Arcassis les remercia et leur offrit du pain, quelques fromages et un flacon de vin léger. Pendant que les trois autre casaient les provisions dans leurs paquetages, il prit Arkan à part et lui remit une écharpe soigneusement pliée qu'il tenait derrière le comptoir.

— Ceci appartient à la jeune femme pour qui vous avez joué cette nuit.

( C'était tellement flagrant... )

— Prenez-en grand soin. Vous pourrez la lui restituer quand vous repasserez. Je l'ai trouvé à la place où vous avez mangé, telle qu'elle est...

Arcassis souligna cette dernière précision d'un clin d’œil complice. Arkan le remercia d'un signe de la tête puis il porta le carré d'étoffe étonnement doux à son visage et inspira profondément. Qu'il était frais et piquant, le parfum de la sorcière...
Il glissa cette douceur sous sa chemise, contre sa peau, près de son cœur, resserra les lacets de son gilet de cuir, ajusta sa cape, l'arc et le carquois et passa ensuite la courroie de l'étui de son luth sur son épaule avant de sortir.

— Ça y est, tu as fait tes adieux, s'exclama Enguerrand. On peut y aller ?

— On peut, soupira Arkan résigné à subir la joyeuse ironie de son frère.

— J'ai le pressentiment que nous allons revenir par ici...

— Mais pressentiment n'est qu'avertissement, rétorqua le Musicien. Rien n'est écrit...

— Et tout est écrit ! Arkan, elle va te faire revenir, la Douce, tu verras, pieds et poings liés...

— Ce serait belle et tendre prison.

— Tu as de quoi comparer, n'est-ce pas !

Surpris par la répartie, Arkan garda le silence. Ils n'avaient pas vraiment reparlé de Saphira depuis qu'il allait mieux, mais il savait que, quand la fièvre faisait bouillonner le sang dans ses veines, il avait beaucoup parlé d'elle...


* Flow : expression du XXIème siècle pour Flux, rythme, Flow (psychologie) : État mental de concentration lorsque l’on est complètement immergé dans ce que l’on fait.

** Joy d'Amor : jeu et joie d'Amour des troubadours :

https://www.persee.fr/doc/ecelt_0373-1928_1966_num_11_2_1413_t1_0554_0000_1

3 * Reverdie : renaissance de la société humaine après l'effondrement de l'ancien monde.

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