LA TRIBU, SALOMON ACCEPTE SA FIN

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Le Voyageur était arrivé au bout du lac, au bord du village quand il sentit une caresse dans son esprit désespéré, un signe très doux, une main légère posée sur son front, celle de sa mère, comme quand il était malade, effrayé ou malheureux. Qu'il regrettait d'être parti de chez elle et d'être devenu ce monstre, de ne pas l'avoir revue ! Elle était décédée, seule à l’hôpital, d'un cancer, deux ans avant l'effondrement du monde.

Il se remit en marche, et la main fut dans la sienne. Il lui fallut encore quelques mètres pour se rendre compte qu'elle était bien réelle. Alors il s'arrêta.

Luis la serrait très fort, cette grosse main rude de travailleur. Il s'y accrochait de toutes ses forces d'enfant. Salomon soupira :

— Luis, pourquoi m'as-tu suivi ? Je vais partir...

— Non, toi, ici ! Avec moi ! Tu restes !

Luis le fixait de ses grands yeux pleins d'espoir.

— Écoute-moi ! Il faut que je parte ! Et toi, tu vas retourner là-haut, avec les autres.

— Je ne veux pas aller Là-Haut, pas avec les autres tout seul !

Pour l'enfant " Là Haut " était devenu un village à part entière, un refuge difficilement accessible dans ces circonstances.

Tout en parlant, il tirait sur cette main récalcitrante, en direction de Campo.

— C'est toi, mon gros papa, tu restes avec moi avec les autres !

— Je ne peux pas...

— Oui tu peux, je veux !

— Luis...

— S'il te plaît...

Salomon serra les dents en voyant les larmes inonder le visage de l'enfant. Ils étaient arrivés dans la rue de l'auberge.

— Garçon, je ne sais pas si tu peux comprendre mais, il y a longtemps, j'ai fait quelque chose de très mal, et je ne peux pas rester avec vous à cause de ça.

— Tant pis ! Tout le monde est méchant ! Mon gros papa il reste avec nous et moi...

Salomon sentit soudain une présence en mouvement dans l'ombre et se plaça aussitôt entre celle-ci et Luis, une fraction de seconde avant de ressentir une douleur terrible à l'épaule, et que retentisse une détonation assourdissante. Il avait été projeté en arrière, sa tête heurta brutalement le mur de pierre et il s'affaissa comme un château de sable, sonné.

Le vent avait forci, amenant de lourds nuages qui masquaient la lune. C'était probablement ce qui lui avait sauvé la vie. Il avait repris ses esprits et cherchait Luis du regard, quand il sentit de nouveau un mouvement dans l'obscurité totale. Il roula sur le côté en grimaçant. Seconde détonation. D'un geste réflexe, il avait jeté son couteau, au juger, avec l'étrange sensation d'avoir déjà connu cette situation, dans des circonstances comparables, bien des siècles auparavant. Il devina, plus qu'il n'entendit, le bruit mou d'un corps tombant à terre.

Il n'osait pas bouger. Le vent couvrait tous les bruits hormis les battements de son cœur affolé. Impossible de localiser l'enfant. Impossible de savoir s'il avait neutralisé l'assaillant. La douleur de son épaule blessée monta d'un cran. Il se contraignit au calme. Douleur dans sa tête aussi, comme un marteau-piqueur déchaîné. La voix de sa grand-mère, qui lui servait toujours une assiette débordante, en lui conseillant de ne rien laisser s'il voulait être fort. Et puis la peur... De nouveau un mouvement sur sa gauche ! Le bruit d'un pas qui se traîne et trébuche.

Panique. Cœur à cent à l'heure. Sa main droite partit à la recherche de quelque chose pour le défendre, palpant fiévreusement le sol. Une percée dans les nuages découvrit la lune et l'ivrogne qui titubait à deux pas, la lame du couteau plantée dans le côté.

Le canon de l'arme avec laquelle il avait tiré renvoyait les rayons lunaires. Glacé, Salomon tenta de se relever mais pris de vertige, retomba à terre, acceptant sa fin, avec soulagement. Norbert essaya de lever son arme et de la stabiliser, en grognant, pour l'achever, puis il poussa un cri et s'effondra face contre terre. Derrière lui, le Voyageur distingua le visage terrifié de Luis, qui tenait encore le morceau de bois avec lequel il venait de frapper son agresseur. Il le laissa tomber, contourna l'homme inerte, s'accroupit près de Salomon et posa sa main potelée sur la sienne en soufflant :

— Mon gros papa... j'ai peur.

— Oh Luis, ne reste pas là...

— Oui, je reste là, avec mon gros papa toi ! Insista l'enfant en tremblant. Tu dois te lever et tu viens avec moi, à la maison ! Tu te lèves parce que le méchant va se réveiller !

— Luis...

— Allez ! Lève-toi !

— Aide-moi, Luis. Je suis blessé.

— Oui, d'accord. Alors, tu t'appuies sur moi et je marche et tu marches.

— Voilà, c'est ça.

Avec des gestes maladroits pleins d'amour, Luis l'aida à se lever. Salomon attendit que le vertige passe et ils s'éloignèrent lentement. L'enfant l'encourageait, le soutenait avec des gestes mesurés, presque tendres. Il reçut cette belle énergie avec gratitude. Ils réussirent à regagner le lac et s'arrêtèrent. Le blessé se sentait affreusement mal. La douleur dans sa tête devenait insupportable, la nausée lui tordait le ventre. Il s'assit adossé au tronc d'un chêne, face au lac et ferma les yeux. Luis regardait de tous côtés, inquiet. Il avait peur de voir revenir le méchant. Il avait peur des blessures de son ami. Il ne savait que faire pour l'aider. Il se sentait encore si petit...

Mais dans son désarroi, il sentit une présence amie. Il entendit dans sa tête la voix de Serena. Et Serena le cherchait. Tout le monde le cherchait fouillant la campagne. Il se trouva quelque peu rassuré, suffisamment pour décider de remonter à Campeau tout seul. Car il voyait bien que Salomon n'irait pas plus loin. Quelque chose en lui était cassé. Séréna pourrait l'aider. Séréna avait toujours une solution à tout. Il posa un affectueux bisou sur la joue râpeuse de son gros papa et partit, cheminant aussi vite que lui permettait son handicap. Et il pleurait en avançant dans la pénombre lunaire, son cœur battant comme un tambour dans sa poitrine.


Récit rédigé par Pistoleta d'après les souvenirs des protagonistes.


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