LE CHÂTIMENT DE LA SORCIÈRE, JE REVIENDRAI GOÛTER TON SANG

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Elle se raidissait sous la douleur cuisante, serrant poings et dents, la rage au cœur, ravalant les cris qui lui montaient aux lèvres. Quand ils s'arrêtèrent, elle ferma les yeux pour contenir les larmes qu'elle ne voulait pas donner à Jordan, le souffle court. La peur revint en force, sueur glacée, visage en feu, nausées, vertiges. Sur ces mots, il donna le signal et ses hommes commencèrent à frapper avec une joyeuse application. Elle repoussa l'assaut avec calme. Son regard se posa sur la lanière dans la main de Harris qui dessinait des éclairs dans la poussière, des éclairs de mort. Encore quelques secondes de répit et le supplice reprit, valse à trois temps : une fois l'un, une fois l'autre, les deux ensemble, valse mortelle.

Parmi les spectateurs, plus un mouvement. Le temps semblait avoir ralenti sa course. Beaucoup avaient senti qu'il se passait quelque chose qui échappait aux sens. Quelque graine qui ferait son chemin pour éclore, le moment venu. Iléa se débattait sous les coups, incapable de maîtriser les soubresauts de son corps maltraité ni ses plaintes. Le sang coulait lentement de ses poignets déchirés par la corde, le long de ses bras. D'autres blessures sur sa peau faisaient jaillir des sources vermeilles qui descendaient ses collines et suivaient ses vallées. Rayan murmura sur un ton horrifié et écœuré :

— Ils vont la tuer... et il se cacha le visage dans ses mains.

Jordan, adossé au mur de pierre qui ceinturait le château, observait, bras croisés, le regard appréciateur, sa captive qui se tordait et se cabrait, fasciné. Il savourait le spectacle, seconde par seconde, en gravant chaque détail dans sa mémoire. Il ne voulait rien oublier. Il voulait pouvoir se repaître de ce souvenir, plus tard, dans le calme et la solitude, comme on le fait parfois quand, les festivités terminées et les invités repartis, on sirote un dernier verre, au clair de lune ou au coin du feu, en revoyant la journée. Il ne voulait pas oublier la couleur de sa peau, celle de ses plaies, les courbes mouvantes de son corps, son visage pâle où contrastaient les bleus avec le rouge, et sa poitrine zébrée aux mamelons dressés, la grâce de son cou où il planterait volontiers les dents, le rythme saccadé de son souffle, ses côtes qui remontaient et ses flancs qui se creusaient en cadence. Il voulait se souvenir du moindre détail, jusqu'à ses orteils qui se recroquevillaient et s'éparpillaient, tour à tour, chaque cri, chaque plainte. Quand il sentit qu'elle allait perdre connaissance, il ordonna tranquillement la seconde pause et dit :

— Ne t'imagine pas que tu vas m'échapper comme ça. Tu vas subir ton châtiment jusqu'au bout. J'y veillerai ! Et je serai dans tous les cauchemars qui peupleront tes nuits, jusqu'à ta mort. Je vais te conduire aux portes de l'enfer !

Elle avait réussi à calmer un peu son cœur affolé et à relever la tête pour faire face. Elle avait du mal à desserrer ses mâchoires crispées, mais elle voulait parler avant de ne plus en avoir la force. sa rage la porta quelques instants pour gronder :

— L'enfer est ici, sur terre ! On m'accuse de sorcellerie... mais toi... tu bois ma souffrance... comme un... parasite ! un vampire !

Les derniers mots, elle les avait crachés avec ce qu'il lui restait de hargne et elle laissa sa tête retomber en avant. Tout son corps blessé tremblait. Quand elle tenta de relâcher ses muscles tétanisés, elle sentit ses poignets, ses coudes, ses épaules se déchirer douloureusement. Au début, elle avait compté les coups, mais elle avait vite perdu le fil. Jordan souriait et c'était comme une grimace, une insulte, un rappel à l'ordre aussi :

— Je me régale, tu as raison. Mais je n'ai pas encore vu tes larmes. Et je suis venu pour me les offrir... Nous allons donc poursuivre jusqu'à ce que tu m’aies comblé. Messieurs, au travail, s'il vous plaît.

Les deux hommes reprirent leur tâche sous l’œil attentif et gourmand du chef. Les autres plaisantaient et riaient de la danse macabre qu'elle exécutait au rythme de leur cruauté. Les lanières claquaient, creusaient leurs sombres sillons sur sa peau dorée et faisaient jaillir dans ses yeux des gerbes d'étincelles multicolores d'une beauté captivante. Elle sentait son cœur qui perdait la cadence, son corps qui craquait et se fendillait comme un vieux bois dans la tempête. Sa peur se fondit dans ces fontaines lumineuses. Une pensée fugitive pour son jardin... Elle aperçut, avec soulagement, Roman qui avait repris connaissance et elle tenta un misérable sourire. Eclaircies entre les vagues de douleur... Dans son être s'insinua, alors, le murmure grave de Séréna. Il arrivait de la terre, par les racines de l'arbre, les branches et les cordes de chanvre :

— Rappelle-toi, c'est l'esprit qui dirige. Oublie ta souffrance. Ouvre la porte, échappe-toi et va vers la source de vie. Tu connais le chemin...

Elle lâcha prise, se laissa aller, de plus en plus légère, brume immatérielle. Elle s'extirpa lentement de sa prison de chair comme on sort d'un goulet au bout duquel on aperçoit la Lumière. Ses traits crispés s'étaient détendus. Son corps répondait à peine aux chocs. Jordan comprit ce qu'il se passait. Il en avait vu d'autres tenter ce tour, et même y parvenir, ne lui laissant qu'une coquille vide et une frustration amère.

— Tu ne t'en tireras pas de cette façon non plus !

D'un bond, il s'était approché et lui avait sauvagement cinglé le visage à plusieurs reprises. Elle avait réintégré brusquement ce corps à bout de souffle, épuisé, brûlant, déchiré, inhabitable presque. Ses larmes, enfin libérées, cascadaient sur son visage blessé comme des perles de feu, se mêlaient à la sueur et au sang en un long fleuve de douleur. La saveur de ses flots lui apporta un mince regain d'énergie. Le sifflement et le claquement mat des fouets et ses plaintes déchirantes qui rebondissaient sur les murs glaçaient le cœur de la plupart des gens.

Soudain, une voix claire s'éleva pour couvrir cette sinistre complainte. Une femme s'était mise à fredonner le chant de l'automne, bientôt accompagnée de nombreuses voix. Ils disaient leur colère et leur soutien à leur sorcière. Elle tenta alors de se concentrer pour faire jaillir le feu et rôtir ses bourreaux, sans succès. Elle essaya une seconde fois, rassemblant toute sa fureur, toute sa douleur pour en faire une boule d'énergie. Rien ne se produisit. Pas la moindre flammèche. Elle était prisonnière des événements, condamnée à subir la violence de ces hommes, jusqu'au bout. Ses cris s'étaient mués en gémissements rauques, de plus en plus faibles. La source de ses larmes s'était tarie. Son regard errait de l'un à l'autre : Erwan qu'elle avait sauvé de la fièvre l'an passé, Adesha comme en transe qui lui envoyait un maximum d'énergie, Iris chère et belle ennemie qui montrait les dents derrière un un demi-sourire; elle, n'avait pas chanté. Jordan savait qu'il devait en finir rapidement. Le chant s'était éteint. Quelqu'un pleurait. Il sentait la tension monter et distribua ses ordres d'un ton sec. Il s'approcha de sa victime, toujours si désirable, la dévorant d'un regard fiévreux. Il tendit la main. Du bout des doigts, il puisa à la source des blessures de son visage et, à son tour, goûta au sang chaud. Il leva ensuite la cravache, la faisant tressaillir dans la crainte d'un autre coup. Mais au lieu de frapper il la lui passa sur le cou, la poitrine, les flancs, lentement, presque tendrement, disant d'un ton entre admiration et regret :

— Abîmer une si belle femelle, mais quel grand dommage !

Dans un dernier effort, plein de haine et de dégoût, elle se redressa péniblement et lui cracha au visage. Murmure de stupeur et de joie dans l'assistance. Jordan s'essuya du revers de la main et... sourit. Avec délectation, il empoigna le manche de la marque qui chauffait dans les braises du feu central. Iléa n'avait plus la force d'avoir peur. Elle n'entendait plus que son cœur qui peinait et palpitait dans chacune de ses blessures. Engluée dans son destin, c'était en vain qu'elle appelait la mort. Il passa derrière elle et, d'un geste sûr et brutal, lui appliqua le serpent rougeoyant sur l'épaule droite. Il enregistra le grésillement des chairs brûlées et inspira profondément la fumée âcre et lourde qui s'éparpillait, il s'en saoula. Il emplit son esprit du terrible cri de souffrance qu'elle avait lancé, tendue comme un arc vers le ciel, prière à pleins poumons qui s'acheva par un long sanglot désespéré et elle s'effondra dans ses liens. Ensuite, tout alla très vite. D'une main de fer, il lui fit relever la tête et murmura, visage contre visage :

— Je reviendrai goûter ton sang, il est exquis.

Il lui imposa un baiser brutal puis trancha les cordes qui la soutenaient et elle s'effondra à ses pieds, inerte. d'un méchant coup de botte, il s'assura qu'elle était bien inconsciente et déclara, satisfait :

— Elle a son compte, amplement !

À cet instant précis, Roman, lui, découvrit la saveur brutale et amère de la haine, la plus pure, la plus totale. Il vacilla sous l'intensité de cette terrible découverte, les poings tellement serrés que les ongles lui entaillèrent les paumes. Jordan avait confié l'instrument de supplice à Tom qui le plongea dans la fontaine. Vapeur. Enfin, tous remontèrent en selle, armes à la main, prêts au départ, attendant leur chef. Celui-ci toisa les Campagnards avec un mépris ouvertement affiché et prit la parole :

— Écoutez moi, tous ! Le sénat m'a donné plein pouvoir pour vous mettre au pas. Alors, fini toutes vos petites magouilles ! Regardez bien cette femme et mettez vous ça dans le crâne : pour chaque délit, comme elle, vous paierez de vos personnes, et comptant ! Alors, un conseil, tenez-vous tranquilles ! Allez, sans rancune !

De la main il leur envoya un salut moqueur, talonna son cheval et s'éloigna au petit galop, entraînant sa troupe de brutes et leurs rires lourds. Sur la place pesait un silence désolé. Roman se pencha vers Iléa et posa deux doigts sur son cou, à la recherche de son pouls. Après quelques longues secondes d'angoisse il répondit à la question qui était sur la plupart des lèvres :

— Elle est vivante... Je l'emmène chez Arcassis.

Avec précaution, il la souleva et l'emporta dans ses bras noueux, accompagné par Maurin. Ils traversèrent le porche de l'ancienne église dont on avait fait un relais, passa le lourd portail de bois et entra dans le presbytère côté jardin. la bâtisse était silencieuse. Ils montèrent l'escalier sombre et déposèrent délicatement la jeune femme sur un lit froid.

— Maurin, prends un cheval et va chercher Camilion. Il devait venir à la foire dès ce matin, il arrivera des cascades, il n'est pas bien loin.

— Je te le ramène !

Roman alluma un bon feu dans la cheminée. Iléa était glacée et il n'osait pas poser la couverture sur son corps déchiré. Il contempla un instant son visage meurtri, très pâle puis il descendit rapidement à la cuisine où il ôta sa chemise tachée et se rinça de leurs sangs mêlés, pleurant en silence. Il remonta ensuite avec le nécessaire pour laver les blessures de la sorcière. Il commença par l'ovale si clair posé sur l’oreiller. Il n'avait jamais eu peur d'elle. Il sentait bien qu'elle n'était pas mauvaise comme certains en faisaient courir le bruit. Il ne l'avait jamais entendu médire ni menacer. Et même quand elle avait eu des différents avec quelques uns, elle avait toujours accepté de soulager leurs maux. Mais il y avait la jalousie et l'ignorance, rongeant les cœurs et brisant les corps, sans aucun discernement.

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