POURQUOI TANT DE HAINE ?

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— Avant de partir d'ici, j'aimerais bien savoir pourquoi Saphira en a autant après toi.


Enguerrand observait son frère attentivement. Cette fois, il voulait une réponse. Il en avait viscéralement besoin. Arkan continuait de remuer les braises. Il n'avait jamais raconté cette histoire à qui que ce soit, comme pour conjurer le sort. Mais à quoi bon ? Cela n'avait pas fonctionné. Il se redressa et sourit dans la pénombre. Intrigué, son frère vint s’asseoir près du feu.

— Je vais te raconter ça. Étant donné que nous pourrions bien en mourir d'ici peu, il est juste que tu le saches.

— Formidable. Mais je ne veux pas te contraindre...

— Ça va. Écoute. C'est une mésaventure qui m'est arrivée pendant « le Temps du Désert ».*

— J'ai toujours eu l'impression qu'il manquait un passage à ton récit...

— Tu as raison. Donc, je suis parti. J'ai voyagé quelques semaines seul. Je chantais dans les hameaux, les camps, les fermes, contre mon repas et un endroit où dormir.

— Jusque-là, mon parcours est semblable...

— Ensuite, j'ai rencontré un musicien qui jouait du hautbois. On a poursuivi ensemble. Des pluies terribles avaient inondé la région et nous avions dû faire un détour qui nous a amenés aux abords des terres de Saphira. C'était quatre jours avant l'équinoxe du printemps. Nous avions rencontré des marchands qui nous avaient expliqué que, cette année là, Saphira allait donner des fêtes exceptionnelles, car en même temps que le printemps, elle fêterait ses trente ans. Et ils ont ajouté que des musiciens devraient être bien accueillis pour ces festivités. On avait hésité. Qui n'a pas entendu parler d'elle ? Mais nous avions rejoint la route qui mène à son Repaire. Il y avait foule de gens qui amenaient à manger, des étoffes, du bois et quantité d'autres choses. Je n'avais jamais vu pareille abondance. Nous avons marché encore deux jours avant d'atteindre l' « Antre de Saphira » qui se dressait sur un piton rocheux. Les pentes et les abords avaient été déboisés sur un bon kilomètre de large, sécurité oblige. Dans cet espace dégagé s'était élevé un village de tentes, avec son marché, ses feux, ses enclos où étaient gardés les chevaux et les bêtes destinées à nourrir tout ce monde pendant plusieurs jours. Il y avait là une ambiance incroyable. On chantait, on riait, on dansait de tous côtés. Les gens de Saphira circulaient, offrant à boire à qui voulait. Bière et vin coulaient à flots. Le soleil couchant explosait en or et rouge dans un ciel strié de nuages noirs acérés comme des crocs. Nous étions fatigués et nous avons décidé de nous installer en retrait de ce grand bazar, à la lisière de la forêt. Nous avons monté un feu et mangé nos dernières provisions. La nuit s'était installée et nous avons sorti nos instruments, histoire de se détendre et de répéter pour être au point quand nous jouerions pour Saphira. Une heure plus tard, une troupe de cavaliers est sortie du sous-bois, comme une horde sauvage. Ils évitèrent notre campement de justesse, stoppant en désordre un peu plus loin. L'un d'eux s'est approché, maintenant sa monture écumante d'une main ferme. J'ai vu Méris, mon compère musicien, pâlir et s'incliner devant lui, devant Elle. Et j'ai fait de même, car Saphira nous honorait de sa présence... Elle nous a examinés de la tête aux pieds, avant de déclarer avec un sourire éblouissant :

— Rejoignez-nous au Repaire, je tiens à vous avoir à dîner.

— Avec plaisir, Saphira, La Belle.

J'avais répondu sans même m'en rendre compte. Mais ce que veut Saphira...

— ... n'est pas négociable.

— Oui. Et c'est comme ça que nous nous sommes retrouvés à sa table. C'était une véritable orgie. L'encens, le vin, tout ce monde en délire, les couleurs, les plats débordant de nourriture, les parfums, les sons m'avaient mis dans un étrange état. C'était un jaillissement hallucinant qui me remplissait comme une outre vide. Je ressentais les émotions, les énergies de tous avec une intensité dévorante. J'étais à demi ivre et pourtant j'avais à peine touché à mon verre. Des danseurs tournoyaient dans le cercle délimité par les tables du banquet, la musique chavirait les esprits. Saphira était rayonnante. Elle avait jeté son dévolu sur un homme d'une trentaine d'années avec lequel elle fit quelques tours de piste, avant de retourner s’asseoir, l'entraînant près d'elle. Elle était déjà la femme de Thor, mais, pendant les fêtes de mai, il laissait sa place offerte, à qui Saphira déciderait. Lui, mangeait et s'enivrait avec ses compagnons de chasse et de combat en compagnie de voluptueuses femmes festives. C'était ainsi chez Saphira...

— Oui, et bien pire...

— C'est vrai. Elle était assise juste en face de nous, de l'autre côté du cercle, mais je voyais la fièvre dans ses yeux et l'électricité qui foisonnait dans ses cheveux. Elle les avait déjà gris. Son cavalier la caressait et elle se tendait à ses douceurs sans gêne aucune. Je me sentais un peu mal à l'aise. Et ça a empiré quand elle a commencé à me dévisager avec appétit. Et plus encore quand elle s'est levée emmenant son courtisant avec elle. Elle a fait le tour, s'est arrêtée devant moi et m'a fait signe de la suivre. J'étais flatté et un peu inquiet aussi. Mais les musiciens avaient entamé un morceau qui nous a tous transportés. Elle m'a saisi par la taille, me serrant de près, et, sous les vivat des convives, nous avons tournoyé follement puis le rythme a ralenti, juste un peu et la musique s'est faite hypnotique. Saphira m'a relâché, continuant à danser, passant d'un cavalier à l'autre, resplendissante. Tout le monde frappait la cadence, des mains ou du pied, avec le couteau ou n'importe quoi d'autre. Thor l'a cueillie comme une fleur. Il l'a embrassée à pleine bouche et lui a fait faire un tour de piste, totalement abandonnée dans ses bras puissants. Il l'a déposée dans ceux de son courtisant puis elle est passée des uns aux autres, sans toucher terre, pâmée, offerte. Une reine païenne merveilleusement belle et désirable. J'étais en extase, ensorcelé, planté comme un piquet. Quelqu'un m'a tiré en arrière et je me suis retrouvé assis, un verre à la main. Leur vin était absolument incomparable. Méris avait disparu, kidnappé par quelque douce. La tête me tournait. Il régnait un souffle de folie. Mes sens saturaient. Je me suis senti partir. Par chance, j'étais bien calé et je me suis écroulé, le front sur la table, bercé par ce vacarme magique, majestueux.

— Je commence à comprendre tes réactions vis à vis d'elle...

— Et la suite te dira le reste. Je me suis réveillé en sursaut. Quelqu'un me secouait. Je suis resté un instant désorienté, l'esprit confus. Mais le geste que me fit un vieil homme aux cheveux dressés m'imposant le silence, me réveilla tout à fait. Il restait une poignée de gars ivres chantant des paillardises et ici ou là des gens s'étaient endormis où ils étaient tombés, dans des postures touchantes ou grotesques. Je n'en croyais pas mes yeux, mais je n'ai pas eut le temps de détailler la splendeur de ce spectacle. Il m'entraînait dans les profondeurs de l'Antre. Je ne savais pas qui il était, et je ne sais pas pourquoi je lui ai fait confiance, mais quand il s'est arrêté et qu'il m'a regardé droit dans les yeux, j'ai ressenti une paix forte et douce qui m'a bizarrement fait penser à ma mère. »

Arkan se tut. l'évocation de sa mère ramenait à la surface de son cœur un besoin de tendresse qu'il était loin d'imaginer. Enguerrand sortit la gourde et la tendit à son frère. Juste deux gorgées de l’élixir des montagnes.

— Il m'a dit à voix basse d'avancer jusqu'à la tenture au bout du couloir et de regarder discrètement derrière. J'ai fait comme il avait dit. Et tous mes poils se sont dressés. Derrière cette tenture, j'ai aperçu une dizaine de soudards en train de discuter, la garde personnelle de Saphira (je l'ai su plus tard), la belle et son courtisant. Cela aurait pu être une image tranquille, mais la violence qu'ils avaient faite à ce dernier l'avait entaché du rouge de son sang. J'ai cessé de regarder quand elle lui a tranché la gorge. J'étais en état de choc, pétrifié. Je serais probablement resté là jusqu'à ce qu'on me découvre si mon guide ne m'avait tiré par la manche avec insistance pour me ramener à la salle de banquet en murmurant :

— Tu sais comment finit la fête. À toi de choisir.

— C'est fait. Merci... je ne sais pas ton nom...

— C'est mieux comme ça. Maintenant, je vais prévenir ton ami. Il est préférable que vous vous sépariez. Saphira sera furieuse car elle t'a choisi pour égayer la seconde nuit et elle vous fera rechercher.

— Dîtes-moi, elle tue toujours ses amants ?

— Non, mais mourir n'est pas le pire, avec elle.

— D'accord, je disparais. Merci !

Les derniers buveurs étaient en train de faire un bras de fer. Méris n'était toujours pas là. J'ai récupéré mon luth, mon sac et je suis sorti. Je n'avais qu'une idée en tête: m'éloigner au plus vite, et je ne me suis pas fait prier. J'ai filé comme le vent à travers la forêt. Je m'y suis caché deux semaines.

— Et tu as été adopté par les Karzaï.

— Oui. Je ne sais pas pourquoi, mais je me sens bien avec eux.

— Donc, deux semaines dans la forêt.

— Je suis ressorti et j'ai mis un maximum de distance entre Saphira et moi. La belle reine païenne était une bête sauvage sanguinaire.

— C'est étrange qu'elle ait mis autant de temps à te retrouver.

— Oui, mais elle a eu à défendre son territoire contre des groupes de pillards plus ou moins organisés. Ses paysans se sont révoltés. Elle m'a oublié.

— Momentanément.

— Jusqu'à l'année dernière. Un homme nous avait abordés, au marché, à Bugarach. Tu te rappelles ? Il m'avait remis une lettre qui nous invitait à venir divertir Saphira.

— Je me souviens. Tu lui avais répondu que nous n'étions pas disponibles. Et, depuis, on n'est jamais restés plus de deux jours au même endroit !

— Je lui ai fait porter ma réponse complète, plus tard. J'avais eu l'inspiration. Écoute !

*Le Temps du Désert est une période durant laquelle les jeunes gens partent seuls pour découvrir la vie et eux-même.

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