MONTSÉGUR, CONFRONTATION GÉNÉRALE

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Comme en avaient parlé Rama et Adesha, mais sans que quiconque en ai pris la décision précisément, le printemps allait voir se précipiter les événement . Comme attiré par un aimant, chaque groupe se dirigeait, à marche forcée, chacun poussé par l'imminence de l'affrontement, vers le lieu où se rassemblaient également les énergies en un subtil mélange. L'escadron de Lemos mené par Jordan et celui de Saphira avaient opéré leur jonction bien après Puivert et avançaient rapidement sur Montségur. Arris chevauchait en tête botte à botte avec sa Belle, resplendissant d'un bonheur décalé, et elle respirait à l'unisson de son Amour. Ils étaient, à cet instant, vraiment beaux.

Arkan, Enguerrand et la troupe de Llansa, réunis à présent, filaient entre les arbres. Les haltes étaient brèves et silencieuses.

Ils traversèrent les ruelles du village dont il ne restait que des vestiges envahis par la forêt, et ce fut là qu'ils rencontrèrent les premiers hommes de Saphira, leur barrant le passage. La confrontation fut brève laissant deux corps sans vie et deux blessés dans son camp. Llansa et ses acolytes entamèrent l’ascension entre les ennemis. Les deux frères avançaient prenant soin de ne pas se perdre de vue.

Le vent s'était levé brusquement, secouant les arbres et les gens, couvrant le bruit des pas, et le ciel noircissait de minute en minute. L'orage déployait ses forces, lui aussi. Le tonnerre assourdissait hommes et bêtes.

Rapidement, ils laissèrent les chevaux, la végétation et la pente étant trop difficiles pour eux. Les fourrés résonnaient de cris de douleur et de rage, progressant vers le sommet avec violence. Nul ne savait pourquoi Saphira avait choisi cet endroit pour accomplir ses sombres desseins. Mais toutes et tous se rapprochaient du sommet à grand peine. Le chemin était gardé par l'ennemi, contraignant les autres à grimper entre les troncs, glissant sur les pierres et la végétation.

Il y eut alors une brusque secousse sismique. La terre montrait sa colère, jetant les uns au sol, tandis que tous tentaient de s'agripper aux branches et buissons, se protégeant des pierres qui roulaient, tout en continuant à se battre sauvagement, comme si la folie avait gagné tous les esprits.

Une brève accalmie leur permit d'entendre, plus haut, des cris de femmes. Les deux frères se remirent aussitôt à monter, avec acharnement. Ils avaient perdu Llansa de vue. La tempête faisait rage.

Une seconde secousse leur fit redescendre une partie du chemin parcouru, dans un nuage de terre et Enguerrand se retrouva les jambes bloquées sous le tronc d'un arbre déraciné, grimaçant de douleur. Arkan se précipita pour tenter de le sortir de ce mauvais pas, en vain et personne n'était assez près pour les aider. Les cris se firent de nouveau entendre, furieux. Ils se regardèrent avec angoisse, puis Enguerrand chuchota :

— Vas-y, Arkan, je crois que j'ai la jambe cassée ! Vas-y, je t'en prie, dépêche-toi !

— D'accord, fais le mort, on ne te voit pas trop dans les branches. Je reviens te chercher...

Mais trois hommes débouchèrent soudain des buissons, et se précipitèrent à l'attaque. Impuissant, Enguerrand regarda son frère les défier d'un méprisant :

— Alors, les poulettes, on danse, suivi d'un cri sauvage, avant de se jeter dans le combat, oubliant tout ce qui n'était pas son objectif.

Bien calée dans sa main, l'arme de son père tournoyait férocement. Il voltigeait, tournait, rapide à l'attaque tout autant qu'à l'esquive, le cri poussant le geste, déchaîné. Les trois hommes affrontaient un tourbillon de fureur. Malgré la précarité de sa situation, Enguerrand, stupéfait, se laissa griser par la beauté de ce ballet. Lui revinrent les paroles de leur père adoptif, après un entraînement particulièrement intense :

— Il se bat comme il danse. J'ai rarement vu une telle grâce chez un combattant. Il ressemble énormément à sa mère. C'était une très belle femme.

Ce jour-là, après la soupe du soir, tandis qu'ils sirotaient un verre d’élixir des montagnes, il avait ajouté :

— Arkan, tu as les yeux de ta mère, ses immenses yeux noirs pleins de soleil.

Et le jeune homme avait pleuré le vide laissé par ses parents, très longtemps, comme il ne se l'était jamais autorisé.

Le cri d'un des assaillants, touché à mort, ramena Enguerrand au présent. Les autres se jetèrent sur son frère, le faisant reculer. Il trébucha, tombant en arrière, en blessant un au passage et, d'un geste désespéré, dévia la lame du second qui se planta profondément dans un arbre. L'homme était désarmé. Il se releva d'un bond et lui trancha la gorge en grognant comme une bête.

Le blessé le regarda s'éloigner, désespéré d'être ainsi tenu hors circuit. L'orage choisit ce moment pour déverser des trombes d'eau sur le Pog* durant quelques minutes, compliquant encore la situation des combattants.

Arkan montait s'accrochant à tout ce que trouvaient ses mains, parfois à genoux, glissant, rampant, évitant les zones d'affrontement, suivant son instinct. Affaibli par sa captivité, son cœur battait trop fort. Il repoussa la crainte de ne pas arriver à temps.

C'est, sur un replat formant une terrasse, qu'il eut la chance de trouver Juliette. Elle se débattait avec acharnement contre deux hommes qui la poussaient, la tiraient pour qu'elle avance. L'un d'entre eux s'effondra soudain, la gorge transpercée par une flèche. Arkan exécuta son collègue, comme il l'avait fait les deux autres un peu plus bas, et sans remord. Lui non plus n'était pas une âme blanche...

— Juliette, Enguerrand est bloqué un peu plus bas, rejoins-le. Où est Iléa ?

— Elle est en train de monter, avec une autre escorte.

— Ils sont combien ?

— Quatre, plus Saphira, et tous les autres qui grimpent de tous les côtés...

Llansa sortit du feuillage, souriant, l'arc à la main. En hâte, le Musicien lui confia Juliette et reprit sa progression, obstinément, tuant qui s'opposait à son passage. Il devait rejoindre la Cruelle, il voulait en finir avec elle, et récupérer sa Sorcière. Il se sentait se transformer en une boule de haine, d'une intensité qui ne lui laissait aucun autre choix que tuer.

N'a-t-on pas toujours le choix, chantonna La Rumeur...

Quand Juliette aperçut son aimé, toujours bloqué, elle se précipita et se laissa tomber à genoux dans la boue, à ses côtés. Llansa, s'arrêta et disparut dans les buis touffus. Si elle n'avait pas vu le piège, ce n'était pas son cas. Enguerrand, calme et silencieux était à la merci d'Arris, sur le point de lui donner le coup de grâce. Une flèche partit, puis une seconde. Arris lâcha son arme et porta la main à sa poitrine, et lentement tomba à genoux avec un regard, étonné.

S'ensuivit une confusion indescriptible. Saphira et sa garde redescendus, engagèrent un assaut désordonné pour récupérer Arris, faisant reculer Llansa et les siens. Ils emportèrent le blessé, remontant la pente secouée par la terre qui grondait de nouveau. Enguerrand soupira de soulagement. Juliette tremblait de tout son corps.

Arrivés au sommet, ils déposèrent Arris dans l'herbe rare et Saphira ne put que recueillir son dernier souffle. Il s'éteignit en souriant à son Amour. Et chacun put entendre le terrible cri de douleur de celle qui venait de perdre son compagnon.

Ce jour là, Arkan fit une plongée dans la folie et la haine. Il laissa libre cours à sa peine d'orphelin, la laissa couler hors de son cœur comme un torrent, comprenant qu'il avait vécu toutes ces années en musicien nomade, refusant inconsciemment de fonder une famille, par peur de perdre ceux qu'il aimait.

Il rattrapa Iléa et son escorte dans une clairière du castrum, maculé de boue et du sang de ses victimes, haletant et s'arrêta net en l'apercevant, à quelques mètres, ruisselante, solidement encadrée et maintenue par deux gaillards, qui ralentissait leur avance par tous les moyens possibles.

La Cruelle apparut alors, armes à la main, prête à bondir, comme il l'était aussi. Leurs regards agrippés l'un à l'autre, ces deux là revécurent en une fraction de seconde, tous les affrontements où ils s'étaient trouvés face à face, combats à mort qui les avaient condamnés à renaître et rejouer le même scénario.

Ils n'étaient pas de très bons élèves et il leur avait fallu bien des fois revoir leur leçon depuis la nuit des temps, chacun se laissant manipuler par le Mal, encore une fois. La rage au cœur, Arkan ne vit pas les six hommes se mettre en place derrière lui, coupant ainsi toute possibilité de retraite.
Il y eut un moment de silence étrange pendant lequel il se vit dans les yeux de Saphira, tel un fou furieux.

L'orage envoya son dernier trait, éblouissant tout le monde, tandis que sur le rempart, les deux courants d'énergie se rencontraient dans les coeurs soudés des deux amants.

Doucement, le Musicien fit non de la tête. Il refusait de devenir comme elle. Ses bras retombèrent lentement le long de son corps, ses mains s'ouvrirent laissant tomber ses armes au sol. Elles heurtèrent la pierre avec un écho métallique. Une nouvelle réplique fit vaciller tous les protagonistes. Envahi par une immense paix, il se mit à genoux.

Cette fois, c'est en grande sérénité qu'il refusait l'affrontementt et offrait sa vie à cette femme, pour sauver tous les protagonistes de ce conflit abject et insensé. Refusant de participer à cette boucherie, il brisa le cercle.

Un ronflement sourd avait envahi toute la montagne et s'empara des esprits, une note grave et puissante omniprésente qui ressemblait au vent mais n'était pas le vent. Un flottement gagna les combattants et, peu à peu, les affrontements cessèrent. D'autres Campagnards, suivis par les gens de Saphira s'agenouillèrent, se rendant aux Forces-Bonnes.

Elle sentit que la situation lui échappait, posa la pointe de sa lame sur le torse de sa proie, au cœur, suivant souplement ses inspirations profondes. Il ferma les yeux quelques secondes, remerciant pour tout ce qu'il avait vécu de beau, sachant que c'était ainsi qu'elle aimait exécuter ses victimes puis il murmura les vers qu'il avait croassé dans sa cellule :

— Rejoins-moi, Dame Belle,

Et nous aurons des ailes,

De chair et de Lumière.

À la légère hésitation de la pression qu'elle exerçait, il sentit qu'elle doutait. Elle pâlit, se souvenant l'avoir entendu... Une tristesse étrange lui serrait la gorge, un poids s'installa dans son cœur et sur ses épaules.

Son ennemi de toujours écarta les bras, les mains tournées vers elle, comme en une invitation à la tendresse. Elle se sentit confuse. Le soleil faisait briller la colombe au bout de la chaîne. Arkan perçut la douceur de sa mère dans le vent tiède. Saphira souleva le bijou un instant, au bout de son arme, le laissa retomber avec un soupire et remit sa dague dans son étui d'un air décidé en ordonnant :

— Relève-toi !

Il y eut une réplique modérée qui les fit chanceler, mais, au delà de la peur, caressé par les yeux de la Sorcière, Arkan obéit sous le soleil brûlant revenu. De nouveau Saphira était face à cet homme qu'elle avait désiré et haï, à parts égales. Leurs regards s'accrochèrent. Il lui tendit les bras et elle accepta son invitation en une accolade énergique. Leurs âmes communièrent, se reconnurent et s'enlacèrent puis elle se dégagea de l'étreinte robuste de ses bras, les yeux brillants de larmes, les pommettes rougies par les sentiments multicolores qui l'assaillaient.

Avec cette autorité, ne souffrant aucun commentaire, qui lui était propre, elle s'était tournée et s'était exclamé d'une voix claire :

— Gardes, rendez-lui sa femme !

Très pâle, épuisée, Iléa avait, comme dans un rêve, rejoint Arkan. Il passa son bras autour de sa taille, la soutenant fermement. Saphira reprit :

— Vous n'avez plus rien à craindre de moi. C'était mon dernier combat.

Arkan s'était incliné, rendant hommage à sa capacité à évoluer et à sa beauté :

— Merci infiniment, Perle des Collines.

Iléa l'avait saluée d'un signe de tête, soulagée et très lasse.

— Maintenant, partez ! Vous êtes libres... Tous !

D'un geste, elle avait donné l'ordre de la retraite à sa troupe et ils s'étaient éloignés dans un calme fantomatique à travers les nuages de vapeur montant de la terre, emmenant morts et blessés.

Arkan et Iléa s'étaient enlacés, glacés, brûlants. Ils avaient ri, libérés de la peur, et pleuré pour ceux qui avaient succombé à cette folie.

Avec l'aide de Llansa et de sa troupe, Enguerrand avait réussi à s'extirper de sous le tronc et on l'avait porté jusqu'en bas. Sa jambe droite le faisait terriblement souffrir. Iléa réduisit la fracture et lui posa une attelle de fortune.

Peu à peu hommes et femmes se regroupaient dans le « Prat dels crémats * ». Les blessés furent pris en charge par la sorcière aidée de Juliette, et les corps des onze qui avaient péri furent confiés à la terre. On alluma des feux pour la nuit. Certains partageaient de rares provisions, d'autres se recueillaient.

Les gens de Lemos se regroupèrent ensuite dans les vestiges du village pour attendre le lendemain et le retour chez eux. Mais chez eux , ils le découvriraient à l'arrivée, n'avait plus de réalité. La ville avait été entièrement détruite par le tremblement de terre et l'incendie qui avait achevé le travail.

Il n'y avait pas eu d'autre réplique et les oiseaux étaient revenus. Malgré un dénouement heureux, il régnait un calme et un silence étranges. Chacun remerciait et s'interrogeait sur ce qu'il s'était réellement passé, sur le surprenant revirement de Saphira, n'osant pas vraiment y croire. Iléa aussi se questionnait, dans le silence de son esprit. Elle avait, l'espace d'une seconde, vu les regrets et la honte dans ses yeux gris sombre. Elle avait vu ses larmes prêtes à jaillir. Mais tiendrait-elle sa promesse ?

La Cruelle venait de perdre, par sa propre faute, le second amour de sa vie. Arris avait rendu l'âme dans ses bras, mortellement touché par deux flèches, portant les couleurs de Llansa. Ses derniers mots et regard avaient été pour elle, en un ultime « Je t'aime » sur lequel son cœur s'était arrêté. Elle avait clos ses paupières, sans un mot, glacée de solitude...

* Le 16 mars 1244, au pied de la forteresse de Montségur, à l'emplacement du " Prat dels cremats " , plus de 200 hérétiques qui ont refusé de renier la foi cathare montent volontairement sur le bûcher. Leur martyre marque la fin de la croisade contre les Albigeois.

** pog : forme ariégeoise du mot occitan puèg / puòg, du latin pŏdĭum, signifiant « éminence », puech à Nîmes, voire puy ailleurs en France, pour désigner la montagne en forme de pain de sucre .


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