Chapitre 1 - Le chant discret des jours identiques
Le soleil, ce traître infatigable, s’infiltre sans scrupule à travers les interstices du volet, balayant avec sa lumière insistante les dernières traces d’obscurité et de sommeil. Il se faufile doucement, comme s’il voulait me prendre par surprise, mais moi, je suis déjà réveillée. Depuis longtemps. Depuis toujours, j’ai l’impression.
Sur la couette, une petite masse de douceur ronronnante décide que ce matin, comme tous les autres, c’est elle qui choisit le rythme. Louve, ma chatte au pelage gris et soyeux, deux ans d’insolence et de câlins programmés, grimpe sur mon visage sans un pardon, telle une impératrice qui réclame son hommage quotidien. Sa langue râpeuse effleure ma joue avec un mélange d’affection et d’autorité. Elle me lèche comme pour dire : “Allez, debout l’humaine, on a des silences à contempler et des croquettes à manger.”
Je suis levée avant mon réveil. Encore. À vrai dire, je ne connais même pas sa sonnerie. C’est dire à quel point mon cerveau se débrouille très bien tout seul pour me réveiller, même quand mon corps ne le souhaite pas. Et ce matin, comme les précédents, je n’ai qu’une envie : ne pas commencer la journée. Rester là, lovée dans la chaleur tiède des draps froissés, sous le poids des émotions mal digérées, de ces pensées qu’on essaie de refouler mais qui finissent toujours par squatter les premières secondes d’éveil.
Mon cœur est lourd. Comme si quelqu’un avait déposé dessus une pile de dossiers non traités, marqués : “à gérer plus tard.” Sauf que ce “plus tard” ne vient jamais. Et en attendant, je respire. Un peu. Mal. Mais je respire.
Et Louve, elle, ronronne toujours, imperturbable. Comme si l’amour d’un chat pouvait tout réparer.
(Spoiler : parfois, il le peut.)
Je me suis extirpée du lit comme on sort d’un rêve qui colle un peu trop à la peau. Lentement. Lourdement. Avec la grâce approximative d’un chat mouillé. Chaque muscle de mon corps protestait, pas vraiment parce qu’il avait mal, mais parce qu’il avait compris ce qui l’attendait : une autre journée. Une de plus. Identique aux précédentes. Une de ces journées où l’on fait semblant de tout maîtriser alors qu’intérieurement, c’est plus « Titanic » que « yoga sur plage au lever du soleil ».
Direction la douche. Mon sanctuaire. Là où l’eau chaude me parle mieux que la plupart des gens ces derniers temps. Elle coule le long de ma nuque, me fait croire que tout est temporaire. Même le chagrin. Même cette sensation bizarre d’être déconnectée de moi-même.
Une fois sèche, j’attrape ma brosse et je dompte mes cheveux blonds comme si ma vie en dépendait. Ils sont longs, épais et totalement indifférents à mes efforts. Face au miroir, je les attache en queue de cheval. C’est plus pratique. C’est plus simple. Et puis, comme tous les matins, cette foutue question débarque sans crier gare : Est-ce que je finirai un jour par m’aimer pour de vrai ? Pas juste les jours où mon eyeliner est parfait et que mon jean coopère. Tous les jours. Même les jours flous. Même les jours sans filtre.
Je trace un trait d’eyeliner au-dessus de mes yeux vert émeraude, ce détail qui me donne l’impression d’exister un peu plus. C’est peut-être l’unique chose de mon apparence que j’aime sans négociation : ce contraste éclatant entre la profondeur du vert et la blancheur de ma peau. Je me regarde dans le miroir. Je ne suis ni mince, ni ronde, ni rien de spectaculaire. Juste normale. L’une parmi des milliers. Et parfois, cette idée me réconforte. Parfois, elle me brise.
J’enfile ma tenue de travail : polo rouge criard, pantalon cargo noir à poches et chaussures de sécurité. L’uniforme de celles qui savent se fondre dans la masse tout en portant leurs tempêtes intérieures comme un sac à dos invisible.
Ces dernières semaines, depuis que Thomas est devenu un souvenir avec des bords tranchants, mon appétit a foutu le camp. Littéralement. Plus faim. Plus envie. Même pas pour un petit-déjeuner, ce rituel sacré que je chérissais comme une promesse de douceur en début de journée. C’était mon moment à moi : mon thé fumant, jamais de café, merci bien. Mes tartines généreusement beurrées, cette confiture à la fraise qui débordait comme mes pensées. Tout ça s’est évaporé, comme les illusions qu’on abandonne au fond d’un tiroir.
Alors à la place, je me suis allumé une cigarette.
Oui, je sais. Ce n’est ni sexy, ni sage, ni recommandé. Et non, je ne l’aime pas vraiment. Le goût est amer, l’odeur s’accroche partout, et pourtant… ça me donne l’impression de tenir le coup. De respirer autrement. C’est bizarre, mais cette clope, que j’ai commencé à fumer à quinze ans pour ressembler à une fille libre, est devenue, au fil du temps, une sorte d’exhaleur de chaos. Vingt-trois ans aujourd’hui. Huit ans d’habitude incrustés. Une dépendance maquillée en réconfort. Un mensonge que j’ai arrêté de remettre en question.
Je suis sortie ensuite, comme tous les matins. Direction le bus, parce que passer le permis de conduire reste ce monstre sous mon lit que je préfère ne pas affronter. Ma confiance en moi ? Elle a la consistance d’un chamallow sous la pluie. Alors non, je ne conduis pas. Je marche jusqu’à l’arrêt, musique à fond dans les oreilles. Casque vissé. Front baissé. Et je me cache dans les notes d’une chanson choisie exprès pour ça : qu’elle m’absente un peu. Éviter les regards. Ralentir les battements du cœur. Anesthésier l’hyperconscience. C’est tout un art.
Pendant le trajet, je me connecte à une application de rencontres. Pas pour trouver l’amour, non, mon cœur n’a pas les murs assez solides pour ça en ce moment. Mais pour discuter. Échanger. Me sentir un peu vue. Un peu vivante. Ce type m’a écrit que j’avais l’air douce. Je lui ai répondu que l’apparence est une illusion bien pratique. Et on a ri. Enfin, il a mis un emoji qui rit. Ça compte, non ?
Parfois, un inconnu à l’autre bout d’un écran suffit à faire baisser un tout petit peu le poids de la solitude.
En franchissant la porte du travail, j’ai mis un pied dans ma version du quotidien, comme on enfilerait un vieux pull trop grand : celui qui gratte un peu au col, mais qu’on garde parce qu’il sent l’ancienne version de nous-mêmes. J’ai attrapé mon sourire dans la poche arrière de mon jean, là où je planque aussi mes doutes, mes silences, et deux-trois éclats de lucidité que je préfère ne pas trop regarder. Puis j’ai entamé la chorégraphie du « tout va bien » : gestes assurés, posture neutre, yeux ouverts juste assez pour ne pas montrer ce qui déborde à l’intérieur.
Et voilà Catherine. L’une de mes préférées. De celles avec qui on peut discuter sans surjouer l’enthousiasme, sans se surveiller à chaque virgule. Je lui lance un « Bonjour Catherine, comment ça va ? » calibré pile entre la chaleur cordiale et le « je fais ce que je peux ». Elle me répond avec cet éclat solaire dans la voix : « Bonjour Aline, oui très bien et toi ? » Et bien sûr que j’ai dit « oui ». On dit toujours « oui ». C’est plus simple. C’est plus poli. Et puis... personne ne pose cette question pour entendre la version longue, celle qui commence par « j’ai mal dormi », passe par « j’ai cette boule dans la poitrine » et finit par « j’ai répondu à un message d’un mec que je n’aime même pas, juste pour ne pas me sentir seule ».
Alors oui. J’ai dit oui.
Je lui ai offert un demi-sourire, ce genre de sourire bancal qui hésite entre « merci de demander » et « ne creuse surtout pas ». Et j’ai tourné les talons, en me demandant quand viendra le jour où quelqu’un répondra « non, pas trop… et toi ? » sans que ça dérange qui que ce soit.
Peut-être qu’on finirait par se parler pour de vrai. Peut-être.
Je traverse les allées du magasin en direction de mon rayon, celui de la quincaillerie. Ou comme je l’appelle dans ma tête : mon petit royaume de métal et d’objets à angles droits. Les néons crépitent doucement au plafond, et je repère d’un coup d’œil les boîtes à peine déplacées, les rayons un peu nus, les choses qu’il faudra remettre à leur place. C’est bête, mais ça me rassure. Il y a un réconfort dans le désordre qu’on sait résoudre.
Je bosse ici depuis plus de trois ans. Et non, ce n’était pas dans mes plans de vie. Moi, j’ai étudié les fleurs. Les vraies, les vivantes. Celles qui sentent bon et qui fanent trop vite. Je voulais faire des bouquets, des créations, raconter des histoires en pivoine et gypsophile. Mais entre les rêves et le loyer, y’a eu comme un gouffre.
Alors me voilà, dans les vis, les clous, les tournevis et les mecs un peu perdus qui cherchent des chevilles sans trop savoir ce que c’est. Et tu sais quoi ? Ce n’est pas si mal. Moi qui m’ennuie vite, ici j’apprends tout le temps. Il y a toujours une formation à suivre, un outil à comprendre, un client à décrypter. Et chaque jour est un peu différent, ce qui, dans mon monde, est déjà un luxe.
Mais ce que je préfère, sans aucune hésitation, c’est ranger mon rayon. Vraiment. Trier les boîtes, réorganiser les présentoirs, réaligner les étiquettes. Pendant que mes mains font, ma tête se tait. C’est ma méditation. Mon yoga à moi. Mes petites prières du quotidien à base d’écrous et de rondelles.
Je m’installe dans l’allée de la visserie, là où tout est dense et minuscule et précis. Et pendant un instant, plus rien d’autre n’existe. Ni mon cœur en chantier, ni mes angoisses en vrac. Juste les objets, leur place, leur logique. Et moi, au milieu de tout ça, redevenant quelqu’un de presque solide.
À la pause déjeuner, je me suis autorisé un moment de respiration, version clope mal assumée mais pleinement inhalée. La première bouffée m’a arraché une grimace, comme toujours, mais aussi ce petit frisson de calme qui, bizarrement, m’aide à ne pas m’effondrer. J’ai rejoint Julien et Estelle devant la boulangerie, nos corps en pilote automatique et nos cerveaux à moitié en mode pause. On fait partie de ces gens qui mangent sur leur lieu de travail, qui respirent entre deux étagères et trois conversations préprogrammées.
Julien, fidèle à son rôle de distributeur officiel de bonne humeur, a lancé :
— Alors, comment s’est passé votre week-end ? Franchement, avec un temps pareil...
Estelle, divine comme toujours, n’a pas raté sa réplique. Son visage a fait "soleil 25°", son sourire "Instagram Story".
— Oui, c’était génial ! On est allés à Nice avec ma famille et mon chéri. On a fait une sortie en bateau, le truc parfait.
Je t’en supplie.
Estelle, c’est cette fille qu’on déteste un quart de seconde avant de se rappeler que, zut, elle est gentille. Le genre à avoir les cheveux blonds qui flottent naturellement bien au vent, des jambes longues qui n’ont pas besoin de filtres, et des yeux bleu azur à faire pâlir n’importe quelle héroïne de série Netflix. Elle vient d’une famille où le brunch est un sport national et où personne ne semble jamais transpirer.
Et moi ?
— Je suis restée à la maison... tranquille.
Voilà. Tranquille. C’est toujours mon mot de secours pour ne pas dire :« seule » ou « effondrée ».
Julien m’a regardée avec cette expression douce qu’il maîtrise si bien, un mélange de « je te comprends » et de « je n’ai pas envie de gratter trop profond, t’es fragile comme une porcelaine fatiguée ». Il a souri :
— Moi aussi. Une grande promenade avec Diego. Ça fait du bien.
Diego, c’est leur Border Collie. Magnifique, intelligent, affectueux. Autrement dit, tout ce que je recherche chez un homme, mais avec plus de poils et moins de complications.
Julien, lui, c’est l’anti-drama par excellence. Même âge que moi, même façon discrète d’exister, sauf que lui a ce truc : la constance. Il vit avec Julie, qui cuisine des légumes oubliés et qui fabrique ses savons elle-même. Et lui, il sourit. Tout le temps. Le genre d’homme qu’on ne regarde pas assez, mais qui, si on le fait, donne envie de poser ses valises et de rester là, à l’écouter parler météo pendant des années.
Chacun choisit son repas comme on choisit ses armes du jour.
Julien ? Hamburger, toujours. Avec sa pincée de sel rituelle, parce qu’il a dit un jour que sans ça, « ce n’est pas vraiment un hamburger ».
Estelle ? Sandwich au poulet curry. Carrément sexy comme choix, faut l’admettre.
Moi ? Mon éternel sandwich au thon. Pas de surprise. Pas de fioriture. Juste moi, mon pain, un peu de mayo et cette conviction étrange que, parfois, la simplicité, c’est tout ce qu’il me reste.
Ce n’était pas un repas extraordinaire. Mais c’était le nôtre. Un petit moment suspendu, entre les miettes et les sourires, où l’on existe sans pression. Et franchement, certains jours, c’est plus que suffisant.
Sur le chemin du retour, j’ai allumé une deuxième cigarette, comme un petit rituel toxique qui, étrangement, me tenait en vie. Je souffle, je respire, je me mens un peu… et ça passe.
En arrivant dans la salle de pause, on a retrouvé les collègues, éparpillés comme des figurants dans un film d’auteur un peu trop lent. Chacun avec son tupperware maison ou son sandwich industriel à moitié mangé. Pas un mot plus haut que l’autre. Juste des bruits de touches de clavier, un grincement de chaise, et le fond sonore de notre isolement collectif.
Le silence, ici, est un mur épais fait de fatigue et de résignation. Les visages sont baissés sur des écrans, les doigts font défiler l’ennui, et même les pages des bouquins se tournent avec une lassitude qui sent la fin de journée.
J’ai mordu dans mon sandwich et ouvert mon appli de chat. Vous savez, celle avec les petits cœurs et les messages sans importance qui arrivent quand on n’attend plus personne.
Un mec m’avait écrit un truc bateau : “Tu fais quoi dans la vie ?”
Un autre : “Et toi, tu cherches quoi ici ?”
J’ai souri sans le vouloir. Ces phrases-là, elles tombent dans ma boîte de réception comme des galets dans un puits. Et au fond ? Rien. Pas d’écho. Juste le vide. Mais je réponds quand même. Parce que même des questions génériques valent parfois mieux qu’un silence trop honnête.
Et quelque part, même si je prétends que ça ne me touche pas, j’attends peut-être qu’un jour, quelqu’un me demande tout bas : “Tu vas bien aujourd’hui, ma chérie ?” Comme lui.
Comme Thomas.
J’ai partagé plus de deux ans de ma vie avec Thomas. Deux ans de battements de cœur affolés, de silences trop longs, de rires étouffés et de chagrins tenaces. Il avait emménagé chez moi un peu trop vite, un peu trop naturellement, comme si on avait sauté une étape cruciale entre “on s’aime bien” et “on partage le loyer et les lessives”.
Notre relation ? Un vrai sac de nœuds. Une bande-son de montagnes russes, avec des montées qui te laissent croire que tu voles, et des descentes sans frein qui te donnent envie de vomir.
Thomas avait un passé lourd. Pas un passé “il a fait des erreurs et il a grandi”, mais un vrai sac à dos émotionnel : une famille recomposée avec des pièces qui ne s’imbriquaient jamais, une enfance dans un quartier où la douleur se transmettait comme un héritage, et un père arraché trop tôt par un cancer qui laissait derrière lui bien plus que du chagrin.
Et malgré tout ça, je l’aimais. Fort. Vraiment. Avec cette intensité naïve qui te fait croire que l’amour peut réparer même les cassures qu’on n’a pas causées. Que ta tendresse suffira.
Mais non.
Parce que l’ombre dans notre histoire, ce n’était pas son passé, ni sa douleur. C’était l’alcool.
Quand il était sobre, Thomas était doux, presque timide. Il me regardait comme si j’étais son port d’attache, son refuge. Il faisait cuire des pâtes en chantant faux. Mais dès qu’il buvait, et Dieu sait que c’était souvent, quelque chose en lui basculait. Il devenait morose. Éteint. Parfois glacial. Parfois ailleurs.
Combien de soirs ai-je passé à m’inquiéter ? Assise sur le canapé, le téléphone à la main, le regard rivé à l’horloge qui devenait mon bourreau. Je savais qu’il errait quelque part, titubant, sans but, à mi-chemin entre la honte et l’oubli. Et chaque minute où il ne rentrait pas me grignotait un peu plus de l’intérieur.
Et le pire, c’est que ce n’était pas seulement l’alcool. C’étaient ses actes. Ce qu’il devenait après.
Il pouvait un matin aider une grand-mère à porter ses sacs, et l’après-midi vendre mes affaires dans une boutique minable pour s’acheter une bouteille. Il pouvait m’embrasser le front avec tendresse puis, quelques heures plus tard, vider notre compte joint pour “aider sa sœur”, une aide dont je n’ai jamais vu la couleur. Il mélangeait la gentillesse et l’irresponsabilité comme s’il ne comprenait plus la différence. Il ne distinguait plus le bien du mal. Tout était flou. Et moi, au milieu, j’essayais de ne pas m’effondrer.
Je l’aimais. Oui. Profondément. D’un amour qui m’a laissée à bout de souffle. Mais cette peur constante, ce nœud au ventre à chaque fois que son téléphone restait muet, cette sensation d’être responsable de tout sauf de lui… c’était devenu insoutenable.
Et un jour, j’ai compris.
Qu’on ne peut pas sauver quelqu’un qui n’a pas décidé de se sauver lui-même. Que l’amour, aussi fort soit-il, ne suffit pas toujours. Et que moi, je méritais de respirer sans attendre qu’il rentre.
Alors je suis partie. Épuisée. Mais debout.
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