Chapitre 23
Elle ouvre les yeux avant la lumière.
Le rideau ne bouge pas. L’air est stable. La pièce n’a pas changé, mais elle, si. Son corps est déjà en marche.
Elle se redresse lentement, attrape ses vêtements, les enfile sans précipitation. La couverture est encore tiède. Elle la replie, lisse les bords. Un fil dépasse — elle le coupe du bout de l’ongle. Non. Du bout de sa griffe. Elle regarde ses doigts munis de griffes effilées avec émerveillement. Elles sont courtes, striées et leur couleur d’os tranche un peu sur sa peau mate. Elle sent la tension encore vive à la base de chaque ongle. Ça ne gêne pas. Au contraire.
Elle se lève et prend son sac. Vérifie les sangles. Réajuste la lanière. Elle sait déjà que tout est à sa place — mais elle le fait quand même. Par soin. Le tissu est usé par endroits. Il garde encore, au creux des coutures, une odeur d’herbe sèche et de pluie ancienne.
Elle boit un peu d’eau. Se rince la bouche. Nettoie le gobelet et l’envoie dans l’inventaire.
L’escalier est froid sous ses pieds. Claudine est en bas.
Debout. Droite. Les épaules hautes. Une casserole sur le poêle. Une vapeur discrète s’élève. L’odeur de serpolet a envahi l’espace. Vive. Tannique. C’est une infusion de marche.
Nahla s’approche.
De sa poche, elle sort un petit objet. Une ficelle tressée, nouée autour d’un galet. Elle le pose sur la table, près de la planche à herbes.
Claudine le regarde. Une seconde. Hoche la tête.
Nahla prend son sac. Ajuste la sangle sur son épaule et se tourne vers sa mère :
— Toi danger ici
Claudine s’approche, mains posées à plat sur la table. Puis elle signe, avec lenteur :
— Moi attendre Serianda. Ensemble aller bâtisseurs. Là-bas ok.
Les gestes sont nets. Sûrs. Elle regarde sa fille en face.
Nahla hoche la tête. Un petit signe. Presque un soulagement.
Elle ne doute pas. Ou choisit de ne pas douter.
Elle recule d’un pas, tourne légèrement les épaules vers la porte.
Mais Claudine tend le bras, touche l’avant de sa manche.
Juste assez pour la retenir sans l’obliger.
Leurs regards se croisent. Claudine laisse tomber sa main.
Elle signe alors, très lentement, les yeux dans les siens :
— Sorcière…
Sa fille hoche la tête, son coeur battant fort, et claudine reprend :
— Moi confiance toi.
Nahla ne répond pas. Elle ne baisse pas les yeux.
Elle reste droite. Les griffes au bout des doigts. Le souffle suspendu et les yeux brillants.
Puis elle s’en va.
Claudine ne ferme pas la porte. Pas tout de suite. Pas même après que Nahla a disparu au nord.
Elle attend que l’air revienne. Que la tension se décolle de sa peau.
Elle revoit Nahla debout. L’assurance dans ses gestes, ses mains transformées et cette montée en niveau fulgurante. Ça ne peut vouloir dire qu’une chose. En plus de lui avoir donné une voie unique, la Trame brode avec son fil.
C’est ça, au fond, qui la calme. Ce courant qui traverse sa fille et que rien ne semble pouvoir briser.
Le vide dans la maison n’est pas nouveau — mais ce n’est pas le même.
Il ne reste plus rien à protéger. Elle se tourne vers la pièce. Chaque objet est à sa place. Elle retire son châle. Le pose sur le dossier de la chaise.
Ses mains cherchent quelque chose à faire sans y parvenir.
L’image revient. L’éclaireur. Sa forme furtive.
Sa trajectoire précise.
Sa présence absurde.
Quelqu’un — quelque chose — les a vues. Ciblées.
Elle serre les mâchoires. La colère l’envahit.
Ce n’est pas la première fois. Mais cette fois-ci, elle ne compte pas l’ignorer.
Elle ouvre le coffre sous l’escalier.
En sort la vieille besace, la corde et son bâton.
Les gestes sont simples, rapides. Il n’y a pas de cérémonie.
Elle ne sait pas encore où cette chose est partie.
Mais elle n’a plus personne à retenir.
Et elle sait pister.
Nahla quitte les dernières maisons et prend la montée vers le nord.
Elle est un peu déçue de ne pas voir Zaru dans les parages. Et même si elle sait qu’il doit convaincre un clan entier sur un vaste territoire, elle ne peut pas s'en empêcher, elle préfèrerait qu’il soit là.
Elle aurait pu bifurquer à l’est, comme elle l’avait d’abord envisagé. Mais ses pas se sont engagés d’eux-mêmes, portés par une impression muette.
Dans son bras, juste sous la peau, la marque laissée par le Gneiss se rappelle à elle, présente.
Comme si quelque chose, là-bas, cherchait à l’aimanter.
Les sentiers s’effacent peu à peu dans la mousse, mais elle les suit encore.
Au détour d’un replat, elle aperçoit la chapelle.
Elle entre sans hésiter.
L’air est frais, la lumière faible. La pierre garde l’humidité. Rien n’a bougé depuis sa dernière visite.
Au fond, à l’endroit où elle avait brisé l’autel, il y a maintenant un jeune arbre.
Il a poussé là, au milieu des gravats, dans la terre noire qu’elle avait touchée en dernier.
Un chêne.
Il fait sa taille, peut-être un peu plus. Son tronc est droit, les premières feuilles larges et souples. Le sol autour est couvert de mousse.
Elle reste immobile.
C’est là qu’elle avait planté le gland, juste après avoir rangé le coffret dans son inventaire. Elle ne pensait pas qu’il germerait et encore moins qu’il pousserait aussi vite.
Elle pense à ce que Claudine racontait.
Les racines qui avaient remonté les routes. Les arbres qui avaient fait tomber les bâtiments. Le monde avalé par les forêts en moins de deux ans.
Elle n’avait rien vu de tout ça. Seulement les ruines, et des arbres redevenus calmes.
Mais pas celui-là…
Il pousse au centre de la chapelle, là où se trouvait l’autel. Et c’est lui, maintenant, qui prêche.
En quittant la chapelle, la jeune sorcière suit la pente douce qui descend à travers les taillis humides.
Elle ne cherche pas vraiment son chemin, mais la Dorette, fine rivière vive au fond du vallon, lui offre un fil naturel à suivre.
Elle se glisse entre les mousses et les pierres, frôlant les frênes et les herbes hautes qui s’ouvrent à son passage.
Le sentier s’efface, le sol s’alourdit, mais elle continue à marcher le long du courant.
Peu à peu, les berges s’épaississent, le terrain devient meuble, saturé d’eau et de racines nues.
Les champignons apparaissent au pied des troncs : d’abord discrets, blancs et serrés, puis plus larges, sombres, étalés sur les souches et les branches mortes.
Ils forment des lignes, des cercles, des nappes entières qui semblent la suivre du regard sans jamais bouger.
La Trame ne dit rien, mais elle respire là, dans le mycélium invisible, dans la chair même de ces champignons dressés sous les feuillages.
C’est une présence qui s’étend, muette mais constante, autour de ses pas.
Lorsqu’elle s’accroupit pour boire à la rivière, l’eau glacée lui mord les lèvres et remonte jusqu’au creux de son bras.
Ce n’est pas une douleur, mais plutôt une mémoire froide, quelque chose qui remue dans les strates du sol ou dans le cours du fleuve.
Elle frissonne sans comprendre.
En se relevant, elle remarque que les troncs ont changé : certains sont fendus, d’autres noircis, et les racines forment maintenant des torsades brisées sur la mousse.
Même l’air a épaissi ; il lui colle à la peau, dense.
Elle sent que la Dorette l’emmène vers quelque chose. Un seuil, peut-être. Ou une trace encore enfouie, qui affleure maintenant dans l’eau.
Le petit cours d’eau se fond dans une rivière plus large, plus lente, dont le courant semble absorber jusqu’à la lumière.
La Dore serpente entre deux rives minérales, creusées de cavités anciennes, marquées par l’érosion et le passage des crues oubliées.
Nahla suit la rive sans hâte, guidée par une impression diffuse. Chaque pas soulève un peu de gravier, de mousse ou de sable humide. Les pierres au bord de l’eau sont lisses, marquées par le temps, et certaines portent des traces gravées — peut-être des lettres, peut-être autre chose.
Le ciel paraît plus bas ici. Les arbres s’inclinent vers la rivière et un vent discret remue à peine les hautes fougères.
Nahla s’arrête enfin à un coude élargi, où l’eau tourne lentement, presque paresseusement, avant de reprendre sa course.
Elle reste debout, le regard fixé sur la surface.
Quelque chose passe en profondeur. Un frémissement dans le fond, une forme juste sur les galets. Et une impression nette, logée sous la peau : quelque chose l’observe, depuis l’eau.
La jeune sorcière reste longtemps, immobile.
Puis elle recule, d’un seul pas.
Sous sa peau, le gneiss pulse, son bras se veine de blanc et de noir et la brule presque.
Ici, ils les ont noyées.
Fin du premier épisode !
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