Chapitre 11

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La véranda l’attendait comme une bouche entrouverte, pleine d’air lourd, de pots renversés, d’odeurs de plantes mortes et de cuivre froid. Un lieu saturé de traces : de gestes, de feu, de répétitions.

Nahla entre à pas feutrés. À gauche de la porte, un évier en pierre s'enfonce dans un plan de travail usé. Deux grands bacs profonds et un robinet relié à un ancien réservoir d’eau de pluie. Elle pose la lanterne sur le rebord, fait couler un filet d’eau. Une odeur de terre remonte du bac. L’eau est tiède. Elle s’y lave les mains, lentement, les poignets, les avant-bras. Puis elle retrousse la manche courte de son bras blessé. Le sang a séché en une croûte noire et rigide, incrustée jusqu'à la commissure du coude. Elle laisse couler l’eau tiède sur la plaie. Elle ne frotte pas, pas encore. Juste l’eau, pour ramollir le sang. Puis, avec deux doigts, elle décolle doucement les plaques les plus épaisses. Ça pique. Une douleur fine, presque propre. La peau dessous est boursouflée, rose sale, encore sensible. Elle nettoie sans grimacer. Elle rince longuement, jusqu’à ce que l’eau ruisselle claire. Puis elle laisse sécher à l’air, le bras suspendu au-dessus du bac. Elle tend l’autre main vers une petite étagère basse, au-dessus de l’évier. Là, parmi les pots familiers, un flacon d’huile essentielle de lavande. Elle en verse une goutte sur le bout de son doigt, l’applique doucement sur les chairs rougies, en massant avec lenteur. L’odeur apaise. Elle attend que ça pénètre. Puis elle ouvre un autre pot, du miel de thym, et prélève un peu avec la lame d’un couteau propre. Elle en étale une fine couche par-dessus l’huile. Enfin, elle prend un tissu plié dans un pot de grès — propre, vieilli mais intact — et l’enroule autour de son bras. Un nœud discret. Une tension juste. Le soin est fait. Puis elle s’éclabousse le visage. Le silence réagit à ce geste, comme s’il s’ouvrait. Une mouche se pose sur le bord du bac. Elle ne la chasse pas. Elle s’essuie sur ses vêtements,

Dans sa main, une vieille lanterne en métal cliquette doucement. Elle l'accroche à un support fixé près de la porte, et l’allume d’un geste prudent. La lumière vacille un instant, puis se stabilise. Un halo doré s'étale sur l’espace, révélant l'encombrement, les plantes sèches, les objets couverts de poussière. Elle sent les mouches, dès le seuil. Leur bourdonnement est faible, comme ralenti par le poids de la maison. Certaines s’agitent près des vitres opaques. D’autres tournent autour du vieux meuble où repose l’alambic. Quelques-unes se posent sur le cuivre lui-même, ou sur les bocaux, comme si elles gardaient les lieux, comme si elles faisaient partie de la maison elle-même.

Elle ne les chasse pas. Elle les regarde. Il y a une fatigue dans son regard, un recul. Pas de peur, pas vraiment. Plutôt un réflexe de celle qui commence à comprendre. Les asticots étaient dans la plaie. Les mouches étaient là avant. Elles sont là encore. Et elles regardent aussi.

Un frisson la traverse. La main de Claudine, la phrase signée : "Asticots · dehors · nettoyer." Elle inspire, ferme les yeux un instant, puis se met au travail, lentement, avec un soin presque religieux.

L’alambic est là, solide, fixe, incrusté dans une structure de brique réfractaire. Il a servi. Souvent. Il ne demande qu'à servir encore. Le cuivre est marqué par la chaleur, noirci à certains endroits. Il luit faiblement sous la lumière vacillante de la lanterne. Elle déverrouille puis soulève le couvercle. Une odeur douce-amère s'échappe, vieille mémoire d'une distillation passée : lavande, peut-être. Peut-être autre chose. Une note de résine. Elle souffle doucement, et le pollen sec s'élève un instant avant de retomber en poussière ocre.

Elle démonte la colonne qui accueille les plantes et la nettoie, sans hâte. Déplie un vieux tissu, essuie les parois avec application, comme elle a vu Claudine le faire si souvent.Puis elle ouvre son sac. L'origan sauvage est là, dense, souple, fraîchement cueilli. Elle le trie sur un drap propre. Ne garde que les sommités fleuries. Les tiges dures, elle les met de côté. Elle froisse doucement les feuilles entre ses paumes. Elle entend le craquement, minuscule, mais net. Une première odeur monte. Brûlante. Sèche. Intense. Une odeur d'épice verte, de feu contenu.

Elle tasse les fleurs dans la colonne, sans comprimer. Puis elle ajoute de l’eau claire dans la cuve basse jusqu'au bon niveau. Elle remonte consciencieusement le cylindre contenant les l’origan sur la cuve. Verrouille le chapiteau. Vérifie les tuyaux. Ajuste une vieille ficelle de coton pour colmater une jointure trop lâche. Elle tape doucement sur les cuivres pour entendre si l'air circule. Claudine faisait toujours ça. Trois petits coups. Le son lui semble juste.

Nahla prépare le feu. Pas de brasero : trop violent. Mais sous l’alambic, un petit foyer de briques a été construit pour ça. Dans un vieux panier à portée de main, des baguettes de bois sec, coupées à la bonne taille. Elle en dispose quelques-unes, bien croisées, sur un lit de charbon de bois tamisé, resté des usages précédents. Le feu prend doucement. Elle reste là, accroupie, à souffler lentement, entre les baguettes, jusqu’à obtenir une petite flamme stable.

Elle alimente prudemment. Une baguette. Puis une autre. Sans jamais forcer. Le foyer crépite, puis s’apaise. Une fine buée s'accroche aux bords de l'appareil. Le cuivre commence à tiédir. Le silence devient présent, tressé avec les bruits de la maison : les craquements du bois, le souffle du vent, le bourdonnement irrégulier des mouches.

Elle s'assied, genoux repliés contre elle, les yeux fixés sur l’alambic. Les minutes passent. Rien. Pas de frémissement. Pas de vapeur. Pas de goutte. Juste ce silence de plus en plus pesant, qui appuie sur sa nuque et entre dans sa poitrine.

Son ventre se noue. Elle revoit Claudine, ses lèvres sèches, la plaie nécrosée. L'odeur de rouille. La chair. Les mouches. Les asticots. Et cette sensation d'être revenue trop tard, d’être inutile. Puis elle secoue la tête, elle sait le temps que prend une distillation, il est trop tôt encore, l’eau de la cuve doit bouillir.

Et soudain, elle prend conscience de l’état de son corps. Ses vêtements sont collés à sa peau, souillés de sueur, de terre, de sang sec. Elle se sent poisseuse, lourde, étrangère à elle-même. Alors, pendant que le feu chauffe lentement l’alambic, elle se relève, retire doucement la lanterne de son crochet, et quitte la véranda. Juste quelques minutes. Le temps de changer de vêtements, d’enfiler une tunique propre, simple, qui ne frotte pas sur son bras bandé. Elle lave son visage une nouvelle fois, essuie ses pieds. Ce n’est pas du confort. C’est une nécessité. Quand elle revient, elle respire mieux. Pas parce que c’est fini. Mais parce qu’elle se reconnaît de nouveau dans sa peau.

Mais elle veut aller plus vite. Claudine attend. Le feu n’est plus assez vif. Elle se penche, ajoute deux, trois baguettes de bois sec et une bûchette, sans hésiter. Le foyer crépite aussitôt, comme avide. Les flammes lèchent les parois de la cuve. Au bout d'un moment, le cuivre devient rouge par endroits. Les tuyaux vibrent trop vite, trop fort.

Elle sent que ça déraille.

Elle tente de retirer une bûche. Trop tard. La chaleur la mord au poignet. Elle sursaute, se brûle légèrement les doigts.

Alors, dans la panique, elle signe.

— Calme.

Un geste net, arraché, tendu.

Le feu se tasse. Il ne s'éteint pas — non — mais il baisse. L’oxygène se raréfie dans la chambre de combustion. Les braises se replient comme un souffle qui expire.

Le cuivre cesse de gémir. Le corps de l’alambic retrouve sa lente respiration.

Un encart s’ouvre, furtif, comme une lueur dans l’obscurité :

[Compétence Calme Majeur : Interaction environnementale détectée.]
Nouvelle branche disponible : [Calme Élémentaire].

Elle reste un instant immobile, le bras encore tendu, comme si le geste résonnait encore dans l’air. Le foyer crépite à peine, apaisé. Quelque chose a changé — autour d’elle, ou peut-être en elle. Elle inspire.

Alors seulement, elle la sent : l’odeur qui monte. Puissante. Tranchante. Le feu vert. Une morsure dans l'air. Une signature.

Après quarante-cinq minutes de veille attentive, la cuve d’eau florale est presque pleine. Enfin, l’huile essentielle commence à s’écouler par la sortie haute, en un mince filet clair, dans un récipient de verre à bec verseur. Elle attend, patiente, puis transvase lentement le précieux liquide dans un flacon plus petit. Trois, peut-être quatre millilitres. Juste assez pour l’instant. Le verre est tiède. Elle le referme, puis le cale dans sa paume, avec le même soin que pour une pierre précieuse.

Elle se retourne trop vite. Un vertige la traverse, bref mais dense, venu du fond du ventre. Elle s’appuie sur le rebord de l’évier. Ferme les yeux. Inspire. Pas encore. Elle n’a pas fini.

Sur le plan de travail : le pot de miel. Lourd. Elle prélève une petite cuillère qu’elle dépose dans un bol. Ajoute cinq gouttes d'huile essentielle. Remue doucement, avec application, le miel blanchit et devient crémeux. Elle ajoute ensuite l’eau florale encore chaude très lentement, par petites touches, jusqu'à obtenir une boisson homogène et tiède. Une odeur poivrée, entêtante, mord dans l'air. Elle grimace. Mais c'est la bonne odeur. Celle de ce qui agit.

Elle retourne dans la chambre. Claudine respire. Faiblement. Mais elle respire. Elle soulève sa tête. Incline doucement le bol sur ses lèvres et sa mère boit. Une goutte glisse le long de la lèvre. Elle l’essuie avec le coin d’un linge. Claudine lui sourit pour la première fois depuis qu’elle est rentrée. Dans son regard elle lit la fierté, son cœur d’enfant se gonfle et elle pleure doucement.

Elle reste assise. Le dos voûté. Les mouches ont quitté la pièce. Ou alors elle ne les voit plus.

Elle ferme les yeux.

— Toi · pas mourir.

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