Chapitre 5

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  Swan rentra, en claudiquant, le jupon arraché à cause de sa dernière chute et décoiffée. Une domestique la vit dès qu’elle eut passé le seuil de la porte. Elle porta sa main à la bouche, en signe de choc. Quand elle eut repris ses esprits, elle lui demanda si elle allait bien. Swan ne prit pas le temps de répondre à la question et la pria de ne pas dire un mot à sa mère de l'état dans lequel elle se trouvait. Elle alla rapidement se changer et se recoiffer. Alors qu'elle finissait sa natte, sa mère entra en trombe dans sa chambre.

  — Changez-vous, vite ! Mettez une belle toilette, plus gaie que celle que vous portez, par pitié !

  — Que se passe-t-il encore ? l'interrogea Swan, fatiguée de devoir sans cesse se changer.

  — Il semblerait que la compagnie d'Amber n'ait pas laissé notre cher Edward indifférent, nous sommes déjà invités par les Faraday ce soir !

  — Encore ? gémit Swan en s'affalant sur la chaise de sa coiffeuse, les bras ballants.

  — Cessez de vous plaindre. Pas question que vous souffriez de maux de tête une nouvelle fois.

  — Dans ce cas j'aurai mal au ventre, à leur prochaine invitation je souffrirai de la chaleur et à leur mariage j'aurai fait une mauvaise chute de cheval.

  — Trouvez-vous un mari dans l'année ou je vous marie avec Arthur ou James !

  — Jamais je ne trouverai en moi la volonté de me marier. Vous pourriez donc commencer dès à présent à fomenter un plan pour me voir convoler en noces avec l'un des très soporifiques et irritants Faraday. Cependant, jamais je ne consentirai à une telle union. Tant que Papa est en vie je ne vois pas l'urgence m'unir à un inconnu contre ma volonté. Dois-je vous rappeler que le désintérêt pour le mariage n'est pas l'apanage de ces messieurs ?

  — À la mort de votre père, dois-je vous le rappeler, vous serez tout à fait désargentée et vous perdrez tout intérêt aux yeux des hommes. Et si les femmes n'aiment pas le mariage, elles sont bien sottes ! Car l'héritage est le privilège de ces messieurs, dès lors, il leur est permis de refuser de se marier.

  Swan sortit soudainement de sa chambre. Sa mère, qui était étonnée, lui demanda où elle partait.

  — Je vais prendre soin de papa, afin qu'il vive le plus longtemps possible.

  Mrs Cooper ne put s'empêcher d'esquisser un petit sourire. Les frasques de sa fille l'amusaient chaque fois qu'elle oubliait, sans que cela fût de longue durée, la nécessité d'un mariage. Finalement, Swan accepta de changer de toilette et de se faire coiffer par Melody, la domestique. Toute la famille devait se rendre à pied chez leurs hôtes qui habitaient tout à côté. Tout à coup, Mrs Cooper remarqua que Swan boitait.

  « Ce n'est rien, maman. Je me suis blessée en descendant du cheval d'Amber. D'ailleurs, je dois dire que je me le suis fait voler », déclara-t-elle avec désinvolture.

  Les remontrances de Mrs Cooper devraient attendre car la porte des Faraday avait été ouverte par un domestique qui leur fit signe d'entrer. À l'origine, le standing de la maison des Faraday était le même que celui de la demeure des Cooper, mais les premiers avaient été plus soigneux que les seconds. Le bien des Faraday resplendissait, il avait toujours été entretenu avec précaution. Il faisait d'ailleurs l'objet de rénovations récurrentes, qui permettaient de le maintenir comme au premier jour. La fortune des Cooper, qui avait toujours été moindre, était passée en grande partie dans des réceptions, des toilettes et dans le règlement des diverses dettes du fils aîné de la famille.

  L'on fit installer la famille dans le grand salon, avant le repas. L'on conversa de tout et de rien. Ces messieurs s'entretenaient de la pêche à la carpe qui avait cours dans les étangs des comtés alentours ; ces dames préféraient les cancans et la dernière mode en matière de voiles. Il eût été difficile de ne pas remarquer que Swan était ailleurs. Elle repensait à l’épisode étrange qui l'avait poussée à se retrouver dans un ruisseau avec un inconnu. Elle se remémorait la colère qu'elle avait ressentie à son égard, laquelle laissait désormais place à la dérision. Elle se moquait de ses propres réactions. Elle restait outrée par le comportement de cet homme qui se voulait gentilhomme, mais qui en était en réalité bien loin. Swan fut tirée de ses réflexions par les ricanements de sa sœur et de son soupirant, Edward. Ils semblaient de plus en plus proches. Mrs Cooper avait raison, cela ne faisait aucun doute que c'était Edward qui avait incité ses parents à inviter les Cooper avec tant d’empressement.

  Au cours de la conversation, elle entendit Edward proposer à sa sœur qu'elle se joignît à ses amis avec qui il avait prévu un pique-nique le lendemain sur les hauteurs qui avoisinaient le village. Amber acquiesça à sa proposition avec un sourire angélique, les yeux pétillants. Était-elle déjà éprise de lui ? Elle avait tout au moins une attirance certaine pour lui, mais Swan doutait qu'elle lui portât des sentiments amoureux sincères. Pourtant, sur ce point elle se trompait. Elle oubliait que sa sœur était moins indépendante qu'elle et qu'elle se voyait déjà maîtresse de maison à Felton House, la demeure des Faraday. Quant à Edward, il semblait également lui être très attaché. Lorsqu'il fut temps de prendre place à table, il prit soin de s'installer en face d'Amber pour avoir le plaisir de la contempler toute la soirée. Mr et Mrs Faraday, qui n'avaient jusqu'alors pas remarqué l'inclination de leur fils pour la plus jeune sœur Cooper, prirent la mesure de son intérêt pour elle au cours de la soirée.

  Swan s'essaya de nouveau à parler à Arthur. Elle engagea la conversation en le questionnant sur ses passions. Ravi de pouvoir parler de chasse, ce qui changeait selon lui grandement de la guerre, il passa la soirée à renseigner la pauvre Swan sur les différentes méthodes pour prendre le gibier. Swan dut se rendre à l'évidence, les préoccupations masculines n'étaient pas plus passionnantes que celles de ses pairs. Après le dîner, l'on prit place dans la petite véranda exposée à l'Ouest. Edward chuchota discrètement quelques mots à Amber. Ils échangèrent un regard complice avant que celui-ci ne se levât du sofa où il était installé pour se diriger vers la bibliothèque. Il saisit un livre et se dirigea en direction de Swan pour le lui proposer.

  — Nous ferez-vous le plaisir de partager votre sensibilité ? Nous honorerez-vous par une lecture publique, Miss Cooper ?

  — Wordsworth, constata-t-elle en posant les yeux sur la couverture. Je ne suis, je le crains, pas aussi sensible à la poésie que vous semblez le penser, mais considérant que votre invitation relève de la moquerie, j'imagine que je devrais m'en féliciter.
  Si elle avait été blessée dans un premier temps d'être un sujet de dérision, elle avait décidé de passer outre. En effet, elle savait que sa sœur n'était pas versée dans la lecture, et elle se doutait qu'il en allait de même pour le soupirant de celle-ci. De sorte que l'avis de l'un ou l'autre sur les lectures de Swan n'avait que peu d'importance. Elle prit le parti de rester polie et accepta de lire certains poèmes qu'on lui proposait. Par ailleurs, Swan appréciait beaucoup Wordsworth. Ce à quoi elle consentait ne constituait donc pas un sacrifice. Les moqueries d'Edward furent de courte durée puisqu'il fut vite saisi par la lecture de Swan qui incarnait chaque mot du poète. L’arme la plus aiguisée contre les moqueries n’est pas l’ignorance, comme d’aucuns le pensent, mais l’intelligence d’esprit et de cœur.

  Tous furent transportés à travers les plus beaux mots que l'on pût trouver pour parler d'amour, de mort, de nature. L'on n'entendait plus aucun autre bruit que la douce voix de Swan qui chantait ces vers. Sa lecture fut vivement applaudie. Seul Arthur avait ressenti de l'ennui à l'écouter, la poésie lui faisait horreur. Un peu jalouse de sa sœur, Amber fit remarquer que les Faraday avaient là un très charmant piano. Il était hors de question que l'on reconnût un talent à sa sœur qu'elle pût lui envier, ce faisant, elle aussi allait rivaliser de sa voix. Elle proposa à Edward de l'accompagner. Il joua une ballade. La voix d'Amber se fit entendre dans toute la maison. Elle avait une voix resplendissante, elle le savait pertinemment.

  Arthur souffrait de toutes ces occupations futiles et de tous ces babillages. Sans dire un mot, il quitta la pièce. Les autres étaient encore plus conquis par la prestation de la cadette que par celle de l'aînée. Amber avait eu la beauté, la voix et la grâce, si bien que Swan ne pouvait se vanter de peu de chose, ainsi que le fit remarquer Mrs Faraday. Quand la ballade fut terminée, on requit d'elle une autre chanson puis encore une. Après la troisième, elle supplia que l'on ménageât son timbre de voix. Elle promit toutefois de les honorer une prochaine fois de son don.

  Mrs Faraday appréciait au moins autant les cancans que Mrs Cooper, elle eut donc le plaisir d'apprendre à cette dernière la venue d'un jeune homme à Bedford. Un bon parti assurément, puisqu'il s'agissait du fils de sir Brown, un riche baronnet du comté qui s'était établi dans les environs quelques mois auparavant. Sa venue était justifiée par son état de santé. Les médecins lui avaient conseillé de fuir les nuées nauséabondes de Londres pour préférer la pureté de l'air rural du Sud de l'Angleterre. Son état s'étant récemment aggravé, son unique fils s'était empressé de venir à son chevet. L'on n'avait pas encore eu l'honneur de se voir présenté au gentilhomme. Quelques curieux avaient pu l’apercevoir et assuraient qu'il était très bel homme. On lui donnait moins de trente ans. L'intérêt de Mrs Cooper, déjà tout en émoi à cette annonce, fut décuplé lorsque son interlocutrice l'informa que sa rente s'élevait à douze mille livres par an. Il n'était pas raisonnable qu'elle imaginât l'une de ses filles épouser ce jeune homme providentiel tant l'écart dans les strates sociales entre les deux familles était conséquent. Toutefois, la tentation était trop forte, il était si agréable d'imaginer Amber au bras de ce riche inconnu, car cela leur permettrait de vivre confortablement pour le reste de leurs jours.

  Mr Faraday, qui surprit la conversation des dames, se vanta de jouir d'excellentes relations. En effet, son statut social lui permettrait, d'ici quelques jours, d'être présenté à ce monsieur. Mrs Cooper interrogea Mr Faraday sur la possibilité qu'il les présentât. Mr Faraday fit la promesse de les introduire à Mr Brown si tôt qu'il le connaîtrait, car il était impossible de se présenter à une personne d'un rang supérieur, sauf à lui être présenté par une connaissance commune. Enorgueilli, Mr Faraday alla jusqu'à promettre qu'ils organiseraient un bal, à l'occasion duquel les présentations seraient faites. Il faisait là d'une pierre deux coups : il améliorait son image de riche propriétaire et il éloignait Amber de son fils aîné, pensant qu'Amber serait occupée à s'attirer les grâces de Mr Brown, plutôt que celles de sa progéniture.

  La soirée suivit son cours, sans qu'il fût possible à Swan d'échapper à cette obligation sociale.

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