Chapitre 16

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  Mr Brown fut reçu chez les Cooper. Après le repas, Mr Brown demanda aux deux sœurs de l’honorer de leurs talents musicaux. Amber se précipita alors sur le piano pour être la première à enchanter les oreilles du gentilhomme. Comme à son habitude, elle chanta à merveille et exécuta à la perfection la mélodie. Elle fut vivement applaudie et ne manqua pas de se faire féliciter par leur invité après qu’on lui eût demandé s'il avait apprécié sa performance. Elle profita de cette question pour s'approcher de Mr Brown, qui avait pris place sur un fauteuil, et posa sa main sur son épaule, comme pour souligner tout l'effet de sa grâce et lui offrir la meilleure vue d'elle. L'homme eut un léger mouvement de retrait, de sorte à enlever cette main étrangère qui perturbait ses pensées. À ce geste, Amber comprit qu'elle s'était peut-être fourvoyée sur les intentions qu'il avait à son égard. Pourtant, elle était loin de penser qu'il ne l'avait jamais aimé, pire, qu'il nourrissait en secret l'espoir d'épouser sa sœur.

  Quand vint le tour de Swan de se produire, elle quitta la pièce sans dire un mot. Elle reparut deux minutes plus tard avec un lourd instrument à la main.

  — Si cela ne vous ennuie pas, je désirerais jouer du violoncelle. Je n'ai pas la chance de jouer du piano aussi bien que ma sœur. Le violoncelle m'a toujours beaucoup plus réussi.

  — Le violoncelle est un instrument peu commun, surtout chez les jeunes filles. Puis-je vous demander la cause de votre choix ?

  — Le frère de mon père, aujourd'hui décédé, était parti vivre en Italie. Il m'avait ramené ce présent car on lui avait apparemment fait état de mon piètre talent pour le piano. Il avait jugé que les cordes frottées me satisferaient plus.

  — Et qu'en est-il ? Avait-il raison ?

  — Je vous laisse juge de mon talent, monsieur. Sachez néanmoins, que je réserve le violoncelle aux intimes. Je n'ai pas pour habitude de me donner en spectacle devant un public avec cet instrument. Si ce n'est mon défunt et regretté oncle, les personnes ici présentes sont les seules à m'avoir entendue en jouer.

  — Cela faisait si longtemps que tu n'en avais pas joué, déclara Amber avec mélancolie. Crois-tu que tu sauras ?

  — Bien entendu. Je n’ai jamais arrêté de m'entraîner. Cela fait des années que j'attends que vous quittiez la maison pour faire des achats avec maman pour m'exercer.

  Elle prit place sur le tabouret du piano, face au convive, vérifia que l'instrument était accordé et se mit à jouer très bientôt. Son interprétation était émouvante, la concentration avait fait naître un air grave sur son visage, un air que Mr Brown admirait. Il se délectait de découvrir une facette jusqu'alors inconnue de la jeune fille, il était ému qu'elle jouât devant lui, alors que, comme elle l'avait dit, cela restait un acte intime pour elle. Cet acte le conduisait à espérer un rapprochement qu'il s'était alors interdit d'espérer.

  La position que nécessitait l'instrument permettait de dévoiler sa nuque blanche, un spectacle que Mr Brown ne quitta pas du regard. Ses yeux étaient pleins de chagrin, ils trahissaient la douleur qu'elle ressentait encore à la pensée de son oncle qu'elle n'avait vu qu'à de brèves occasions, mais qui avait toujours été le plus gentil des hommes et, le seul de la famille à la préférer à Amber. Tout cela était décelable dans son regard, et Mr Brown ne manqua pas de le remarquer. Il fut profondément touché de cette mise à nue si particulière. D'abord, les frissons envahirent tout son corps, puis les larmes gagnèrent ses yeux, avant de dévaler avec retenue et discrétion sur ses joues.

  Swan fut applaudie à son tour pour sa représentation. Elle ne releva pas l'émotion qu’elle avait provoqué chez ses auditeurs, et tout spécialement chez Mr Brown. Elle ne remarqua, d'ailleurs, pas plus son émoi toutes les semaines qui suivirent, bien qu'elles fussent ponctuées de courtoises visites et agrémentées de bouquets de fleurs sauvages.

  À l'occasion de l'une de ses visites, Mrs Cooper s'était trouvée navrée de l'informer qu'Amber était partie en ville avec sa meilleure amie, pour renouveler ses chapeaux. Mr Brown fit mine un court instant d'être désappointé par l'absence de la cadette de la famille pour satisfaire l'orgueil de la mère. Il accepta sans attendre de prendre le thé avec le reste de la famille lorsque Mrs Cooper le lui proposa —en réalité, il lui suggéra brillamment qu'il était l'heure du thé, pour lui laisser penser que c'était elle qui avait été à l'origine de cette invitation. Néanmoins, il se trouva désabusé quand il demanda où était Miss Cooper. On lui répondit qu'elle était partie, une fois de plus, par monts et par vaux.

  La conversation de Mrs Cooper était des plus ennuyeuses et banales. Elle ne faisait que causer de tissus, de mode et d'autres préoccupations attitrées à ces dames. L’eau chaude et les babillages de Mrs Cooper avaient eu pour effet de causer une profonde fatigue chez Mr Brown, qui tentait, tant bien que mal, de résister au terrible poids de ses paupières. Pour ne pas se laisser aller à l'assoupissement qui le cernait de toute part et qui menaçait d'avoir raison de lui instamment, il se leva du fauteuil sur lequel il s'était installé. Il s'approcha de la fenêtre et aperçu au loin, en direction de l'étang, la jeune femme qui avait motivé sa visite chez les Cooper. Mr Brown, ayant subitement retrouvé toute son énergie, s'excusa de devoir s'en aller si tôt car il venait de se souvenir d'un rendez-vous avec l'un des fermiers de son père. Il adressa un signe de tête à Mr Cooper et courba l'échine pour Mrs Cooper qui le pria en vain de finir sa tasse de thé. Il quitta du coup la pièce.

  Il lui fallut appeler Swan en courant vers elle pour attirer son attention. Elle sembla inquiète de le voir si empressé, elle craignait qu'il n'eût une mauvaise nouvelle à lui annoncer. Mais ses doutes se dissipèrent quand elle admira un sourire sur le visage de son ami. Il lui demanda de ses nouvelles et ce qu'elle faisait dehors. Après qu'ils eurent échangé les banalités d'usage, Swan l'interrogea du regard afin de l'engager à lui dire ce qui provoquait en lui un tel enthousiasme. Mr Brown comprit alors que son attitude trahissait son attachement pour Swan et se pressa de trouver un prétexte. Il posa son regard sur une petite barque attachée au ponton de l'étang des Cooper.

  — Je me demandais s'il serait possible de faire un tour dans cette barque.

  — Elle est un peu vieille, mais si vous avez l'âme aventureuse j'imagine qu'il est tout à fait possible de faire un tour.

  — Soit ! M'accompagnerez-vous ?

  Swan sembla hésiter. Non pas qu'elle redoutât de monter dans cette embarcation de fortune, couverte de mousse et qui aurait pu couler à tout moment, mais elle appréhendait que sa mère ne la voie et l'accuse de voler tous les fiancés qui lui étaient donnés de croiser.

  — Eh bien ? reprit-il avec un sourire narquois, je vous connaissais plus téméraire que cela.

  Swan se laissa convaincre, ils montèrent dans la barque et prirent place l'un en face de l'autre. Quand ils furent au beau milieu du lac, Mr Brown laissa pendre les rames et s'allongea dans le petit bateau de pêche pour admirer la splendeur du bleu céleste. Il laissa pendre sa main au-dessus des flots, le bout des doigts caressant l'eau qui circulait avec une lenteur délectable. Les rayons du soleil éclataient sur son visage, réchauffant chaque cellule de son être. Swan, quant à elle, profita de cet instant de quiétude pour admirer le sombre éclat de l'eau verte, les ondes qui dansaient sur la surface que le mouvement des canards avait créées, et se laissait aller au mélancolique et enivrant chant des oiseaux. L'étang proposait une peinture déformée des majestueux arbres immortels qui le bordaient et que Swan ne pouvait s'empêcher de contempler avec admiration.

  Mr Brown se redressa finalement et quand il fut assuré de ne pas perturber les songes de celle qu'il adorait, il lui fit part de ses pensées. Il dit à quel point cet instant le ravissait, qu'il voudrait vivre ce moment à jamais. Ses propos, qui se voulaient on ne peut plus clairs, furent innocemment altérés par son interlocutrice.

  — Voilà une nature romantique que je ne vous connaissais pas, mais que nous partageons. Je pourrais, moi-même, en effet, me contenter de cet instant de connexion avec la nature à jamais.

  — « Ô Nature ! Pourquoi celle que tu formais, celle que j'aime, est endormie à jamais ? Je suis seul dans le val champêtre, J'erre seul sur la lande où riait notre amour, - Avec le souvenir de ce qui fut un jour et qui ne peut plus jamais être ». Je ne lis pas seulement Ann Radcliffe ou sir Walpole, comme vous avez pu vous en convaincre.

  Swan lui adressa un sourire radieux, ravie de découvrir qu'il n'était pas uniquement sensible aux romans dans lesquels les femmes étaient victimes de riches hommes, mais qu'il avait une sensibilité similaire à la sienne. Elle le taquina d'ailleurs à ce sujet. Il se défendit d'admirer la souffrance des héroïnes dans ce genre de roman, seulement de pouvoir admirer la noirceur de l'âme de l'être humain.

  Une autre fois, il était venu rendre visite à la famille, prétextant s'enquérir de l'état de santé d'Amber qui s'était trouvée souffrante quelques jours. Après s'être affranchi de ses obligations envers la cadette, dont il se départit très rapidement, il put enfin jouir du réel but qui motivait cette visite. Mr Brown défia Swan : il prétendait que nul ne pouvait le battre à cheval, que sa monture était la plus rapide du pays. Il possédait, en effet, un pur-sang, tandis que Liber, le cheval de Swan, était un bâtard. Cela n'empêcha pas Swan de relever le défi qui lui était lancé. Chacun alla passer sa tenue d'équitation et chacun fit préparer sa monture.

  Ils se retrouvèrent dans le champ où ils s'étaient rencontrés, celui-là même où Swan s'était fait voler le cheval de sa sœur. Ils s'élancèrent à travers les hautes herbes qui fouettaient les mollets des animaux. Tous deux encourageaient leur compagnon dans leur course effrénée. Bien que Swan montât en amazone, que son cheval ne fût pas un pur sang, la pratique régulière et sa volonté de fer leur permettaient bientôt de dépasser Mr Brown. Loin de se sentir l'âme défaite, le jeune homme avait admiré la prouesse de la cavalière. Lorsque la course fut définitivement remportée par Swan, il admit sa victoire sans la moindre hésitation ou hypocrisie et la félicita de vive voix. Sa victoire était, certes, gratifiante, mais la course aurait pu connaître un dénouement diamétralement opposé à celui-ci, cela n'aurait rien enlevé au bonheur que Swan avait éprouvé. Elle avait l'habitude de partir seule à dos de cheval, de sorte que la compagnie et la complicité de Mr Brown avaient apporté un souffle de nouveauté à son habitude qu'elle avait vivement apprécié.

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