Chapitre 20

7 minutes de lecture

  Ni la douce et harmonieuse mélodie de la nature, les chants des oiseaux, le bruissement des feuilles ni la sereine immuabilité du monde qui l’entourait ne suffisaient à apaiser son âme. Il semblait que nulle expérience romantique, nul être humain ou céleste n’aurait su calmer ce qu’il éprouvait.

  Swan s'était installée contre le tronc du chêne, comme de coutume, pour lire l'ouvrage dont Mr Salisbury lui avait fait cadeau. Sir Brown ignorait sa présence car tant le tronc était large, on ne pouvait voir Swan, cachée de l'autre côté.

  Il ploya devant l'arbre sous l'effet de la violence de sa peine. Entre deux sanglots, il implora le ciel de lui rendre la vie plus douce. Swan tourna délicatement la tête, en prenant le soin de ne pas se faire repérer, afin de s’assurer qu’elle n’était pas en proie à des hallucinations. Lorsqu'elle reconnut sir Brown, elle se leva d'instinct pour s'enquérir des causes de son malheur.

  Sir Brown lui confia d'abord la douleur qu'il avait vécue la nuit dernière. Il partagea la froideur qui avait été la sienne dans un premier temps, il exprima, ensuite, que cela était désormais bien différent, qu'il souffrait de la perte de son père. Il énonça toutes les responsabilités qui s'abattaient sur lui du fait de sa nouvelle position sociale, situation qu'il ne désirait aucunement. Il expliqua la culpabilité qu'il ressentait à l'idée de quitter, si tôt, la dépouille de son père pour ordonner ses affaires. Il confia son sentiment de solitude auquel il était livré en pareille occasion.

  Swan eut des paroles compatissantes, elle tenta de lui suggérer qu'il n'était peut-être pas tenu de partir sur le champ, que, quelles que fussent les affaires de feu sir Brown, elles pourraient bien attendre. Il dit alors être empressé de pouvoir tourner la page, refusant de devoir se préoccuper, des mois durant, des affaires pécuniaires qui ne feraient qu’alourdir son fardeau.

  — Il y a une chose que je ne saurai taire… mon attachement pour vous m'interdit de garder le silence, murmura-t-il.

  Swan le questionna du regard, l'invitant à poursuivre. Elle l'aida à se redresser.

  — Mr Salisbury nous a quittés.

  La jeune femme recula d'un pas, comme si sir Brown eût quelque implication dans son décès. Le choc saisi le visage de Swan, puis le tourment s'empara d'elle. Il lui était impossible de parler. Elle porta sa main à sa bouche, l'air grave. Elle tentait d'organiser ses idées, de comprendre la nouvelle qui venait de lui être annoncée. En quelques secondes, elle avait ressenti une déflagration qu'elle n'avait jamais ressentie depuis la mort de son oncle. Elle reconnut les symptômes du désespoir qu'elle avait déjà côtoyé : les jambes tremblantes, le cœur qui explose dans la poitrine, les larmes arrivant par flots, le sentiment d'abandon, l'impression de perdre la chose la plus chère à ses yeux, les regrets des moments passés, les remords de ceux qui n'ont jamais eu lieu, la peur d'oublier son sourire, sa voix… et tout disparaissait tout à coup devant elle. Tous ses précieux souvenirs qu'elle ne partageait plus avec personne, toutes les choses qu'elle aurait voulu lui dire, elle mesurait tout juste ce qu'elle perdait. Elle était comme acculée devant un gouffre qui la surpassait.

  L'âme au supplice, ce fut à son tour de sentir ses jambes se dérober sous son poids. Elle tourna de l’œil un bref instant. Elle chuta élégamment dans les bras de sir Brown, qui eut tout le mal du monde pour la soutenir, tant il était faible.

  — Je vous en prie, la supplia-t-il, ne vous peinez pas tant. Vous avez perdu un ami, et je sais à quel point cela est pénible. Aujourd'hui, j'ai perdu un père. Je ne supporterai pas de vous voir malheureuse. S'il vous plaît, brillez de votre éclat que je connais si bien, irradiez-moi de joie. Ne me laissez pas quitter le village le cœur en peine. Je veux conserver le souvenir de votre sourire et de votre regard pétillant. Puis-je réclamer de vous un tel service ?

  Swan leva le regard dans sa direction. Sir Brown sécha sommairement les larmes de la jeune fille avec la manche de sa chemise avant qu'elle ne lui décernât le plus profond sourire qu'elle était en mesure de donner.

  — Vous ne pouviez pas plus me soulager. Je vous remercie de votre bonté, miss. Sachez que je ne compte pas me défaire de la librairie. Je vous assure que je m'occuperai, dès mon retour de Londres, de faire prospérer ce commerce. Vous pouvez désormais faire votre deuil avec plus de légèreté. Vous aviez raison, ma fierté m'a trompé. J'ai été aveuglé par un sentiment de reniement, bien plus grand que ce que j'étais en mesure d'affronter. Vous m'aviez mis en garde et je ne vous avais point écoutée. J'espère que vous pourrez me le pardonner. Mr Salisbury était un homme bon. Il s'est détourné de moi par la seule volonté de mon père, ne suspectant pas qu'il soit mon ascendant direct. Il a agi de la plus noble façon qui s'offrait à lui, après l'irrémédiable insulte qu'il avait causée à son frère.

  — Ne vous souciez pas de ce que j'ai pu vous dire par le passé. J'ai manqué de compassion pour votre situation. Je peine à imaginer combien cela a dû être éprouvant pour vous. Ne me présentez aucune excuse pour avoir défendu votre point de vue, je suis la seule à vous en devoir. J'aurais dû agir en amie car cela est la place que j'espère toujours tenir à vos yeux et vous écouter, au lieu de vous faire des sermons. Il est bien facile de critiquer les agissements d'autrui lorsque l'on ne connaît pas, ne serait-ce qu'une infime partie, de son désespoir. Savoir que Mr Salisbury est parti entouré par votre tendresse, soulage ma douleur.

  Ils restèrent tous les deux, pendant des heures, adossés au tronc du vieux chêne, interdits, impatients que le temps calme leur chagrin.

  Le lendemain, on procéda à l'enterrement des deux frères. Ils reposaient dans des tombes disposées côte à côte, ainsi que le jeune sir Brown l'avait décidé. La sépulture de sa mère se trouvait, quant à elle, dans le caveau funéraire du domaine ancestral des Brown. Le dernier de la lignée avait jugé que ni Mr Salisbury, ni feu sir Brown, ne méritait sa place aux côtés de sa regrettée mère. Installer le premier aux côtés de son amante, eut été une injure impardonnable faite à son époux ; installer le second aux côtés de sa femme, eut été impensable, tant feu sir Brown avait dépensé d'énergie à exécrer sa moitié.

  La cérémonie fut longue, les habitants s'étaient pressés dans l'église pour admirer le spectacle. Certains avaient jugé que la cérémonie manquait de faste, cela était une critique grave à l'égard de sir Brown car on estimait qu'il n'avait pas été capable de rendre un hommage à la hauteur de la position de son père. D'aucuns critiquèrent, au contraire, le caractère tape à l’œil de la cérémonie, considérant que Mr Salisbury avait été traîné misérablement dans la déchéance sur ses dernières années de vie. Peu importait à sir Brown ce que tous ces inconnus pouvaient penser.

  Quelques amis du jeune baronnet avaient défié sa demande et étaient venus rendre un dernier hommage au père qu'ils lui avaient toujours connu. Ils étaient au nombre de deux, deux gentilshommes très élégants, bavards mais respectueux. Le nom de l'un d'eux, le plus agréable physiquement, était parvenu aux oreilles de Swan, il se nommait Mr Lloyd. Hormis ces deux nouveaux jeunes gens, les seules véritables connaissances de sir Brown qui étaient présentes étaient la famille Cooper. Mr Cooper d'abord, présenta ses condoléances à son ami et se fit régler les deux et derniers mois à venir de loyer, ainsi qu'il avait été consenti quelques jours auparavant. Mrs Cooper se mordit la langue à diverses reprises au cours de la cérémonie pour faire venir quelques gouttes à ses yeux afin de paraître aimable et compatissante. Amber échangea quelques mots avec sir Brown qui ne furent d'aucun réconfort. Il lui décrocha un sourire de politesse, sachant pertinemment qu'elle faisait de son mieux.

  Ils sont certaines personnes qui ne savent quoi dire dans certaines situations, bien malgré elles. C'était le cas de Swan qui ne savait que faire. Elle hésita à parler à sir Brown, mais rien d'opportun ne lui venait. Elle craignait d'être maladroite et de renforcer sa peine. Aussi, préféra-t-elle rester en retrait et lui adresser des regards tendres chaque fois qu'elle le pouvait. Sir Brown portait son regard dans le sien le plus souvent possible, cela lui donnait l'impression de s'affranchir de sa souffrance un quart de seconde.

  À la fin de la cérémonie, sir Brown salua modestement de la tête toutes ses connaissances. Son cœur était trop serré pour qu'il pût prononcer un mot de remerciement. Il se tourna en direction de Swan et tira doucement sur son chapeau pour la saluer à travers la foule. Son cheval l'attendait juste à côté. Après cette politesse discrète, il enfourcha sa monture et s'en alla au trot. Libéré de toutes ces obligations qui le retenaient jusqu'à présent au village, il le quitta pour Londres. On ne revit pas sir Brown des mois durant.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Elisabennet ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0