Chapitre 22

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  La famille Cooper avait pour habitude de partir tous les hivers, l'affaire de quatre ou cinq semaines, dans une ville thermale. Ils fréquentaient à tour de rôle Bath et Brighton, lorsque la haute société venait tout juste de les quitter, mais avant que les petites gens n'y affluassent. Cela permettait de faire des rencontres et soulager les rhumatismes de Mr Cooper. Mais cette année, le père de famille devrait supporter ses douleurs, car son épouse avait décidé qu'il était impossible de quitter le village. En effet, elle se réjouissait de voir qu'Amber et Edward étaient de plus en plus proches et que leur affection réciproque ne faisait plus de doute. L'on se demandait quand Edward aurait le courage de se déclarer à la jeune fille.

  L'imminence de l'union des deux jeunes gens n'avait pas échappé à Swan, qui avait été la première spectatrice de leur rapprochement depuis le retour d'Edward. Elle n'avait pas changé d'avis au sujet du jeune homme, au contraire, les visites qu'il avait donné à la famille n'avaient eu pour effet que de renforcer l'image qu'elle avait de lui. Elle le tenait pour un homme de peu d'intelligence, sans réelle force de caractère, si ce n'est son infaillible amour-propre, dénué de bonnes intentions — quelles que furent les politesses dont il avait usé, il n'avait jamais échappé à Swan qu'elles étaient toujours purement intéressées — ; et, s'il lui était apparu, quelques instants à leur rencontre, agréable à regarder, la laideur de son caractère affectait maintenant rudement son visage. Elle veillait à passer le moins de temps en sa compagnie, tant il lui devenait désagréable. Il va sans dire que les moqueries d'Edward à l'endroit de Swan avaient repris de plus belle après qu'elle avait refusé ses excuses. Elles ne l'affectaient toujours pas plus, incapable de saisir en quoi la lecture pouvait être une occupation avilissante et source de plaisanterie. Loin d'être idiote, elle n'ignorait pas que l'on pût se moquer d'un lecteur trop assidu qui viendrait à confondre fiction et réalité ou qui délaisserait toutes ses obligations sociales au profit de la lecture, mais elle ne s'estimait appartenir à aucune de ces deux catégories.

  Bien qu'elle exécrât Edward, Swan attendait avec hâte qu'il se déclarât à sa sœur, afin, pensait-elle, qu'il l'emmenât loin de sa vue. Les relations entre les deux filles s'étaient indéniablement dégradées depuis qu'Edward avait reparu. Amber passait son temps à tenir de longs monologues au sujet d'Edward, et plus particulièrement sur l'amour qu'elle éprouvait pour lui. Swan peinait à trouver des moments de tranquillité pour vaquer à ses occupations, elle était quasi systématiquement interrompue par les effusions de joie d'Amber. Un jour, plus particulièrement, Amber surgit triomphante dans sa chambre, s'assit sur son lit sans y avoir été conviée et se lança dans un récit de plusieurs minutes. Elle expliqua à Swan qu'elle était allée chez la modiste dans l'après-midi, elle y avait trouvé un charmant châle et un superbe ruban qui irait à merveille avec sa robe de tulle bleu, celle qu'elle avait portée chez les Hudson deux mois en arrière. Elle se félicitait de l'avoir eu à si bon prix. Amber fit mine d'ignorer les roulements d'yeux de son aînée et continua à lui narrer tous les détails de ce qu'elle avait vu dans la boutique.

  — En ressortant de la boutique, poursuivait-elle, vous ne devinerez pas qui j'ai rencontré ! Je vous le donne en mille : Miss Jane Harper.

  Swan fronça les sourcils, le nom d'Harper lui évoquait vaguement un souvenir, mais elle ne parvenait pas à mettre un visage dessus.

  — Voyons ! s'exclama Amber, elle était ma meilleure amie dans notre enfance. Souvenez-vous comme son départ m'avait anéantie ! Au décès de son père, elle avait dû nous quitter pour regagner un triste pensionnat, proche du domicile de son horrible tante ! Figurez-vous qu'elle n'avait jamais quitté mes pensées et voilà qu'en sortant de chez la modiste elle se tenait juste sous mes yeux ! Je l'ai tout de suite reconnue, elle n'a pas changé. Elle avait quelque chose de beau dans les yeux mais elle avait, étant enfant, un air de souillon avec des traits trop grossiers ; aujourd'hui elle est égale à mon souvenir, ricana-t-elle. La beauté dans ses yeux s'est éteinte, pour le reste, elle n'a point changé ! Vous ne devinerez jamais la suite de mon récit ! Edward est arrivé juste à l'instant où nous déambulions dans la rue, en nous racontant nos souvenirs d'enfance, bras dessus, bras dessous, car elle m'avait priée de me tenir ainsi. J'aurais aimé que vous voyiez l'air qu'elle a pris tout à coup ! Je ne doute pas que cela lui a donné beaucoup d'espérances, un but hors de portée pour sa situation. L'idée d'adresser des sourires à mon cher Edward l'a saisie et, dès lors, elle n'a pas cessé de le regarder. Heureusement, Edward l'a sèchement remise à sa place en évoquant un bal et en prenant bien soin de ne pas l'inviter. La pauvre faisait alors une tête de six pieds de long ! rit-elle de plus belle.

  — Je crois que vous faites fausse route, déclara Swan, affectée par l'affligeant récit de son ignorante sœur. Votre amie, s'il en est, était, dans mon souvenir, une très gentille fille, toute politesse ; certes, moins bien servie par la vie que nous à cause du décès de son père, mais une fille très bien. Si, comme vous dites, elle est restée égale à elle-même, elle doit toujours avoir conscience de l'infériorité de son statut au vôtre. Nul doute qu'elle a d'ailleurs rarement eu l'occasion de côtoyer la bonne société dans son pensionnat pour jeunes filles dont elle a dû quitter les grilles il y a peu. Je peux dire, sans trop m'avancer, que ce que vous avez pris pour de l'impolitesse était en réalité de la reconnaissance et de la joie d'être présentée à quelqu'un de l'importance d'Edward. Tout ce que je puis dire de votre compte est, qu'une fois de plus, Edward et vous-même, avez manqué de discernement et vous êtes conduits de la plus avilissante façon avec une bonne personne.

  Amber poussa un profond râle tout en levant les yeux au ciel. Elle reprocha à sa sœur de ne jamais comprendre ni les situations ni les personnes et quitta la chambre pour raconter mot pour mot la même histoire à sa mère. Mrs Cooper était ravie qu'Edward ait montré son attachement pour sa fille publiquement et qu'il n'eût nulle envie de se lier avec des gens de l'espèce de cette Miss Harper.

  Miss Harper avait effectivement été la plus proche amie d'Amber lorsqu'elles étaient enfants. Sa mère était morte en couche et son père avait assuré sa subsistance, quoi qu'en ait pensé le voisinage, car il avait passionnément aimé son épouse et avait chéri encore plus profondément leur enfant. Il avait contracté la tuberculose et avait fini par mourir quand sa fille avait atteint une dizaine d'années. L'orpheline avait alors été confiée à sa tante, une dame pieuse et peu fortunée qui avait fait tout ce qui était en son pouvoir pour donner la meilleure vie possible à sa nièce. Sa tante était elle-même mariée à un commerçant, et s'ils avaient vécu dans les quartiers commerçants des villes, il avait finalement réussi à amasser une petite fortune, suffisamment en tout cas pour quitter leur logement et s'établir à la campagne, là où celle qu'ils aimaient comme leur fille était née. Ainsi, Miss Harper, sa tante et son oncle étaient venus s'installer à Bedford.

  Le jour suivant, la famille Cooper reçut la visite de Miss Harper, de son oncle et sa tante. Miss Harper semblait avoir bon cœur, tel que Swan l'avait présumé. Elle avait adressé plusieurs paroles pleines de bonnes intentions à Amber qui répondit avec dédain, les fois où elle prit la peine de répondre. À mesure qu'elle tentait de renouer avec son ancienne amie, la jeune femme voyait la froide indifférence d'Amber à son égard. Elle se sentit tout à fait ridicule d'avoir cru qu'une personne de son rang pourrait nouer des relations amicales avec elle, elle regrettait sa situation et craignait de l'avoir importunée avec ses questions. Swan était mal à l'aise face au comportement d'Amber, elle se comportait comme une noble face à un manant. Miss Harper ne méritait nullement pareil traitement et la position sociale d'Amber ne justifiait en rien qu'elle se comportât ainsi. Miss Harper était décidément douée du meilleur caractère que la création ait connu, Swan la regardait baisser les yeux et ses joues s'empourprer chaque fois qu'Amber la réduisait à néant par le silence. Lassée par l'ignominie d'une sœur impardonnable, Swan proposa calmement à Miss Harper de lui montrer la bibliothèque. L'oncle et la tante de Miss Harper, les Johnson, avaient été témoins de l'outrecuidance d'Amber et apprécièrent grandement la main tendue de Swan.

Swan présenta ses romans favoris à Miss Harper.

  — Aimez-vous lire, Miss Harper ?

  — Assurément, dit-elle doucement. Appelez-moi Jane, je vous en prie.

  — Dans ce cas, vous pouvez m'appeler Swan. Je tiens à vous présenter mes excuses au nom de ma sœur.

  — Vous excusez ? Oh, non ! Si l'une de nous doit des excuses je crois que c'est moi. Le pensionnat ne m'a pas corrigée de ce vilain défaut d'oublier ma condition.

  — Que dites-vous là ? Votre condition n'est pas si éloignée de la nôtre. Si vous êtes moins fortunée, vous êtes bien plus riche de bonté que ma sœur. Il n'est pas dans ma nature de juger les personnes en fonction de leur bourse. Certes, votre oncle est commerçant, mais il n'y a pas de honte à gagner son pain, il serait bien plus honteux de s'estimer indigne de travailler et de se laisser mourir ainsi que toute sa famille. Personne ne choisit la famille dans laquelle il naît, il n'y a que les riches pour exécrer ceux qui sont mal nés. Je tenais à ce que vous connaissiez ma position sur le sujet, mais il n'est pas question de faire de nouveau référence à votre condition, par considération pour votre personne.

  — Vous parlez si bien, vous êtes très bonne pour moi, affirma-t-elle avec un peu plus d'aplomb que de coutume et le sourire aux lèvres.

  Cette conversation à huis clos avait scellé une amitié sincère entre les deux jeunes filles. Leurs caractères, tout à fait opposés, loin de les éloigner, les rendaient complémentaires et, par-là, indispensables l'une à l'autre. Swan tint sa promesse, pas une fois elle ne dit mot concernant l'origine de son amie moins favorisée que la sienne ; cela ne lui demandait aucun effort, cette pensée ne lui venait tout simplement pas à l'esprit. Dans les jours qui suivirent, Swan sollicita bien souvent sa nouvelle amie pour aller marcher avec elle, elle délaissait sa solitude chérie pour bien plus fidèle amie, car la loyauté de Jane ne connaissait pas de bornes. Swan avait été si seule ces derniers mois, depuis le départ de sir Brown, elle n'avait plus eu personne avec qui tenir une conversation digne de ce nom. Elle n'avait plus à endurer perpétuellement les soporifiques récits d'Amber sur le bon goût avec lequel Edward nouait sa cravate ou sur le talent de ce monsieur en matière de chasse à courre. Swan n'était pas la seule à tenir à son amitié avec Jane, Miss Harper elle-même y tenait tout autant, si ce n'est plus. Son rang ne lui avait pas toujours permis de côtoyer des personnes de son niveau. Elle se réjouissait de pouvoir jouir de la société d'une jeune dame aussi bien née, raffinée et fervente lectrice que Swan. Jane avait connu tant de temps la désolation et le manque d'un compagnon qu'elle avait développé, elle aussi, un goût très prononcé pour la lecture durant son jeune âge. Leur passion commune pour la littérature nouait un lien indéfectible entre elles.

  Elles prirent goût à s'échanger des ouvrages, se retrouver pour en parler tout en s'adonnant à la marche. La température extérieure était bien loin de les arrêter ; les deux jeunes filles s'en allaient au moins deux heures par jour se promener. Le froid avait beau engourdir leurs doigts au travers des gants, geler leurs oreilles et endormir leurs joues, elles ne rataient jamais leur rendez-vous quotidien. C'était l'occasion d’échapper à une vie réduite aux simples nécessités pour l'une, et aux louanges d'un homme qu'elle détestait pour l'autre.

  Jane faisait très peu allusion à son éducation en pensionnat, sauf lorsqu'elle comparait des lieux tristes ou lugubres qu'elles rencontraient à l'occasion de leurs promenades pour les comparer aux dortoirs qu'elle avait si bien connus. Swan devinait que cette période de sa vie n'avait été que désolation et prenait toujours le soin de parler le moins possible de l'enfance.

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