Chapitre 34

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  Quand les services de Swan ne furent plus requis à l'échoppe, elle se rendit chez sir Evans pour y commencer son emploi de gouvernante. L’une des domestiques lui ouvrit la porte et la fit s'installer à la cuisine. Là, elle commença par se présenter et à donner, sans qu'on lui demandât, des informations sur la famille Evans :

  — Moi c'est Betsy. J’suis une des bonnes. On est deux. Y a aussi Mary. Si j'étais vous, j’perdrais pas mon temps avec elle, elle sait qu'apporter des problèmes. Au-dessus, y a l'intendante : Mrs Robert. Elle parle pas beaucoup, grâce à Dieu, mais quand elle parle, elle te rate pas ! À votre place, j’ferai en sorte de pas me faire mal voir d'elle, parce qu'elle chuchote à l'oreille de monsieur.

  Betsy était au service de la famille depuis quelques années. Elle n'avait jamais bénéficié de la moindre éducation, si bien qu'elle s'exprimait avec les mêmes facilités qu'une fille de paysan. Pour autant, cela n'enlevait rien à son bon sens naturel.

  — D'accord, merci.

  — M’remerciez pas. J’fais pas ça pour être gentille. Tout ce que j'veux c'est pas être mêlée à vos problèmes, alors moins y a de problème, mieux c'est.

  — Je m'appelle Swan Cooper.

  — Ça sera Miss Cooper, alors. Vous êtes ma supérieure. Et celle de Mrs Robert quand j'y pense. Mais, vraiment, vous y frottez pas.

  — Sir Evans est-il un bon maître ?

  — Ça dépend de ce que vous entendez par bon maître. Si tant est qu'un maître puisse être bon — mais j'en ai pas vu de ma vie —, on peut certainement dire que c'en est un. Prenez garde, en r'vanche aux affreux.

  — Aux affreux ?

  — Oui, les enfants de sir Evans, j’les ai renommés « les affreux ». Ils méritent bien leur nom. Les anciennes gouvernantes elles sont parties à cause d'eux. Moi, ils me font faire des cauchemars. Tu parles, c'est normal ! Leur mère les a laissés seuls avec leur père. Un père ça vaut jamais une mère.

  — Ont-ils un bon niveau d’éducation ?

  — Ça, j'en sais rien. Faudra voir directement avec eux et sir Evans. J'y connais rien, moi.

  Un bruit se fit entendre dans le hall. Betsy informa Swan que le maître venait d'arriver et qu'elle allait lui être présentée après qu'il eut bu un verre de brandy.

  Sir Evans tint à ce que la présentation eût lieu dans le petit bureau qui servait à donner les leçons aux enfants. Il s'était installé dans la pièce avant l'arrivée de Swan.

  Elle entra et reconnut son employeur, appuyé contre l'une des tables. La pièce était étroite et sombre, seule une petite lucarne placée en hauteur laissait traverser la lumière du ciel cendré de Londres. Une table était installée sur une estrade : c'était sans doute la place de la gouvernante. Deux petites tables étaient posées en face. Les lieux n'étaient pas décorés, ils étaient spartiates, moroses. Les seuls éléments qui apportaient de la couleur étaient un globe terrestre noir et doré, fait de bois de sureau et une bibliothèque emplie de quelques livres.

  L’homme était âgé d’une quarantaine d’années. Une moustache sombre couvrait sa lèvre supérieure, son menton était court et retroussé, ses yeux noirs et acerbes lui donnaient un air solennel quasi militaire qui provoquait un respect empreint de terreur chez Swan ainsi que chez chacun de ses domestiques. Son gilet était tendu au niveau du ventre, le relief de son corps était sans nul doute dû à un excès de boisson.

  Sir Evans toisa attentivement son employée, dans le plus grand silence. Il leva un sourcil en continuant de la contempler sans la moindre délicatesse.

  « Je ne vous avais pas vue si maigre à la boutique. Soit, cela fera l'affaire. Après tout, les femmes de votre espèce ne sont jamais vraiment belles. Les enfants vont descendre pour leur leçon du matin. Elles ont lieu de dix heures à midi. Celles de l'après-midi sont prévues de quatorze heures à seize heures. Vous devez leur enseigner le calcul, la lecture, l'écriture, ainsi que l'Histoire du pays et la géographie du monde. Quant à Amélia, vous devrez veiller à son éducation relative aux arts féminins tels que la peinture, le piano, le chant, la harpe, la broderie et je ne sais quel autre divertissement du sexe faible. »

  Swan acquiesça doucement, n'osant pas regarder dans les yeux son maître. Il profita de sa position dominante pour s'approcher d'elle, et chuchota :

  « Regardez-moi dans les yeux quand vous me parlez. J'aime que l'on me regarde droit dans les yeux. J'aime voir l'effroi des gouvernantes de manière directe. D'ailleurs, dit-il après une courte pause, achetez-vous des toilettes plus saillantes, vous ressemblez à une fermière. »

  Swan baissa la tête, couverte de honte par les propos qu'il venait de tenir. Elle demanda à combien s’élèveraient ses gages. Après avoir fait remarquer qu'il aimait les femmes directes, sir Evans répondit à sa question. Il l'informa qu'elle serait logée chez lui et que, ce faisant, elle serait payée vingt-cinq livres à l'année. Le salaire était convenable, dans la mesure où il lui offrait en échange le gîte et le couvert. Swan expliqua sa situation. Elle refusait de laisser sa mère seule, son état de santé ne le permettait pas. Sir Evans exprima son opinion sur le sujet : peu lui importait qu'elle dormît effectivement ici ou ailleurs, tout ce qui importait pour lui était qu'il ne la paierait pas un sou de plus si elle restait chez elle. L'impériosité de la situation ne lui laissant d'autre choix, elle accepta, poings et pieds liés.

  Les enfants lui furent présentés ensuite. Le garçon, James, l'aîné, était âgé d'une dizaine d'années. La fille, Amélia, n'avait que sept ans. Swan entreprit de leur faire lire, tour à tour, un livre, n'ayant pas disposé du temps pour préparer une leçon. Les enfants étaient plutôt dociles, peu appliqués mais calmes et tranquilles. Ils n'avaient rien à voir avec ce que Betsy ou Mr Wilson avaient laissé présager. Cela avait beaucoup rassuré Swan qui abordait la situation plus sereinement.

  Cet apaisement fut cependant de courte durée, puisqu'à la fin de la leçon les enfants, interrogés par leur père, usèrent de leur influence et calomnièrent leur nouvelle gouvernante. Ils prétendirent, hors la présence de Swan qui était restée dans le petit bureau pour préparer la leçon de l'après-midi, qu'elle avait procédé à une correction physique très sévère. Pour ne pas laisser place au doute et à un éventuel démenti, ils s'étaient infligé eux-mêmes des sévices avec une corde, laissant des marques sur leurs poignets et leurs mains. Ils ajoutèrent qu'elle les avait traités de petits cochons et d'enfants gâtés. Hors de lui, car nul autre n'avait à châtier le fruit de sa chair, se réservant le monopole de la punition corporelle, il se rua dans le petit bureau, certain d'y trouver sa nouvelle employée. Il ordonna d'un ton sec auquel on ne saurait refuser d'obéir qu'elle se leva. Il rougit de colère et s'avança vers elle. Swan n'eut pas le temps de finir de demander ce qu'il se passait, qu'il leva le bras aussi haut que son anatomie le lui permettait. Sa grande main velue vint finir sa course folle sur la joue de Swan, sans défense devant tant d'indigne cruauté. La violence du geste fit trébucher la jeune femme qui s'affaissa par terre, les larmes aux bords des yeux. Elle porta sa main à sa joue, pour calmer le feu qui brûlait son visage.

  « Sorcière ! Ne retouchez plus jamais mes enfants ! » fut l'unique explication qu'il donna à son accès de colère. Les deux enfants, fiers de leur œuvre, avaient pu contempler leur méfait, discrètement postés derrière le cadre de la porte.

  Quand Swan eut réussi à se remettre de ses émotions, elle se rendit à la cuisine pour prendre son repas avec les domestiques.

  — Vous ne pouvez pas manger avec nous, voyons, rétorqua l'intendante Mrs Robert en la voyant s'installer à table.

  — Dois-je manger avec les maîtres ? demanda-t-elle étonnée.

  Un rire général fut la seule réponse qu'elle put obtenir. Elle dut demander avec qui elle était censée manger, ce à quoi l'intendante répondit :

  — Personne. Vous devez manger seule. Vous n'êtes ni une domestique, ni une maîtresse.

  Swan saisit une assiette et un morceau de pain qui étaient posés sur la table et s'en alla sans dire un mot, d'un air entendu : personne ne voulait avoir affaire avec elle. Son rang de jeune fille de la bonne société sans le sou éveillait la jalousie des domestiques et la pitié des maîtres, si bien que nul ne voulait partager sa table avec elle. Elle s'installa dans le petit bureau et mangea à peine.

  Au cours de la leçon de l'après-midi, elle demanda aux enfants pourquoi ils avaient menti à leur père. La réponse fut simple : ils voulaient attirer l'attention de sir Evans et se divertir en même temps. Ils précisèrent qu'ils exécraient les gouvernantes, qu'elles étaient soporifiques, bien trop méchantes et qu'ils avaient pour habitude de « jouer » avec elles. Ils proposèrent à Swan de trouver un arrangement : la paix contre des leçons qui n'en auraient que le nom. Elle refusa fermement de se plier aux règles des deux enfants.

  La deuxième leçon fut consacrée aux calculs. Swan eu beaucoup de mal à se résigner : ils étaient encore plus mauvais en calcul qu'en lecture. James, alors qu'il avait déjà dix ans, ne connaissait toujours pas les tables de multiplications.

  Swan ne se plaignit pas d'avoir fini sa première journée de gouvernante. Le constat était sans appel : elle regrettait sa place chez Mr Wilson. Les commerçants jouissaient de peu de prestige dans la société, mais ils n'avaient jamais été gonflés d'autant de suffisance que le maître. Elle constatait amèrement que les traités philosophiques qu'elle avait pu lire se vérifiaient : le pouvoir corrompt les hommes et l'humilité est réservée aux pauvres. Elle dut cacher son désarroi à sa mère, par crainte qu'elle ne l'obligeât à quitter sa place, ce qu'elle ne pouvait pas se permettre.

  Les jours passaient, dans l'indifférence tant des enfants, des domestiques que du maître. Elle n'avait pas plus d'importance que la tapisserie ou les plantes d'ornement. Elle entendit souvent des reproches et des insultes qui la visaient ouvertement, jamais déguisées, de la part du maître qui s'adressait aux domestiques. Un jour, alors qu'Amélia devait réciter une poésie à sir Evans pour le convaincre de la qualité de l'enseignement et que Mary faisait la poussière dans la pièce tout à côté, il s'adressa à la domestique en coupant la parole à sa fille :

  — Mary, ne trouvez-vous pas que la gouvernante est un véritable laideron ?

  — Oh oui, sir ! s'exclamait la bonne. J'en ai rarement vu d'aussi laide.

  — Je n'ai jamais compris pourquoi ces femmes, alors qu'elles exercent un si bas métier, s'enorgueillissent d'occuper une place de gouvernante. Elles se croient toutes supérieures à leur maître.

  — Sir, reprit Swan, je crois que vous me payez pour éduquer vos enfants et non pour entendre ce que vous avez à dire de moi. Permettez que nous nous retirions pour continuer notre leçon si vous avez suffisamment entendu la poésie.

  Ce genre de conversation se reproduisit plusieurs fois, sir Evans exhortait sa fille, son fils ou parfois l’intendante, les invités lorsqu'il y en avait, à critiquer la jeune gouvernante. Après la leçon de l'après-midi, il exigeait souvent que les enfants fissent montre de plus de savoirs qu'ils n'en avaient acquis la veille. Il jugeait la qualité de l'enseignement que Swan leur avait prodigué en quelques minutes. Il ne laissait jamais Amélia finir son morceau de harpe, réciter son poème ou son fils réciter les rois et reines qui se succédèrent sur le trône d'Angleterre. La seule raison qui motivait ses contrôles fréquents était Swan. Il désirait ardemment l'intimider afin d'accroître le pouvoir qu'il détenait sur elle. Être son maître ne suffisait pas, il voulait désormais la posséder. Sir Evans n'était pas un homme que l'on refusait : il était riche et beau, sa femme était absente et la subsistance de Swan dépendait de lui. Sa ruse avait fonctionné avec toutes les gouvernantes précédentes, il n'avait donc aucune raison de penser que Swan pourrait lui échapper. Et s'il fallait qu'il soit dix fois plus sévère avec elle, il le serait.

  Profitant d'une absence du maître, Mary tenta de faire avouer à Swan ce qui ne s'était jamais produit. Elle la questionna une heure durant. Elle ne put obtenir de réponse satisfaisante de la part de Swan et se décida à employer des manières qui la décideraient certainement à se confier sur sa relation avec le maître. Elle prit son parti de faire courir des rumeurs parmi les domestiques sur son attitude dépravée auprès du maître. Elle confisqua les cahiers de Swan dans lesquels se trouvaient les leçons des enfants, jurant de les lui rendre si elle avouait sa liaison avec leur employeur. Swan se refusait à mentir en avouant un péché qu'elle n'avait pas commis. Les manœuvres de Mary pesaient beaucoup sur le moral de Swan qui avait fini par perdre toute bonne opinion aux yeux des domestiques ainsi que de l'intendante. Elle qui n'avait personne avec qui parler, était désormais un sujet de conversation — car on ne prenait pas la peine de se cacher pour rire d'elle.

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