Chapitre 42

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  C’est ainsi que les jeunes gens se virent pour prendre le thé, pour aller à cheval dans la campagne ou pour dîner. Alors que sir Brown avait invité la famille Cooper et les Johnson à prendre un repas vivifiant en plein hiver, les deux amis avaient entamé une conversation au coin du feu, quand les autres convives s’étaient installés autour de la table de jeu. Andrew et Swan s’étaient installés sur le même sofa. Ils avaient, sans trop savoir comment ils en étaient arrivés là, commencé à parler de leur rencontre :

  — Vous souvenez-vous de mon intervention héroïque lorsque le cheval de votre sœur vous avait été volé ?

  — Si je m’en souviens ? lança-t-elle amusée par ce souvenir. Comment l’oublier ? Vous n’aviez fait qu’aggraver mon malheur : en plus d’avoir perdu un cheval, j’avais la cheville et le poignet foulés. Ils se regardèrent intensément avant d’échanger un large sourire. D’ailleurs, reprit-elle après une courte pause, je me souviens que vous aviez été très inconvenant. Vous aviez soulevé mon jupon ! chuchota-t-elle tout près de son oreille.

  — Je suis certain que vous déformez la réalité. Je ne me souviens pas des évènements ainsi. Laissez-moi vous conter comment cela s’est passé, dit-il d’un air faussement innocent. Je vous ai sauvée hé-roï-que-ment ! Je n’ai été que politesse avec vous. Vous avez seulement été blessée que je ne sois pas tombé immédiatement et irrémédiablement sous votre charme, si bien que vous avez préféré vous convaincre de mon impolitesse.

  Swan acquiesça à cette version quelque peu arrangée de leur rencontre, amusée de constater qu’il éprouvait en réalité beaucoup de honte à avoir eu un comportement si éloigné de sa véritable nature, si peu éduqué et si peu convenable. Elle-même avait eu honte de la manière dont elle s’était comportée avec lui à cette époque. Il était heureux qu’ils puissent se souvenir ensemble en riant de cet épisode, un soir au coin du feu, en nourrissant l’espoir que ce soir ne fût pas le dernier.

  Swan demanda à sir Brown s’il avait quelque livre à lui recommander dans sa bibliothèque. Le jeune noble lui promit de réfléchir au meilleur qu’elle n’avait pas encore lu parmi tous les ouvrages qu’il possédait et qu’il le lui prêterait dès qu’il lui viendrait en tête.

  C’est ainsi que deux jours plus tard, lorsque sir Brown rendit visite aux Cooper, il vint avec un livre qu’il tenait précieusement serré contre lui et qu’il s’efforçait de tenir bien fermé. Malheureusement, on l’informa que Miss Cooper venait de partir pour une promenade. Mrs Cooper, qui avait deviné que le livre était à l’intention de sa fille, proposa avec beaucoup d’insistance, malgré les réticences du visiteur, qu’elle récupérât le livre pour le donner à sa fille dès son retour. Sir Brown, gêné par l’obstination de son hôte, fit montre d’autant d’entêtement et s’imposa jusqu’au retour de la jeune femme pour lui donner le livre en mains propres.

  Swan apparut après une longue demi-heure qui sembla en être deux en compagnie de Mrs Cooper. Elle avait les joues roses, le teint ravivé par le froid et les yeux pleins d’eau. Son visage était d’une saisissante beauté qu’elle semblait avoir perdue depuis longtemps – bien qu’aux yeux de sir Brown elle n’eût jamais perdu en éclat. Il lui tendit le livre, sans dire un mot, les joues quasi aussi empourprées que celles de Swan, la salua respectueusement et prit congé. Son silence ne heurta nullement la curiosité de la jeune femme. Leur regard avait suffi à se comprendre, aucun mot n’aurait pu mieux exprimer ce que la lumière dans la prunelle de leurs yeux s’était dit en une seconde.

  Quand Swan fut seule – ce qui n’arriva pas avant que l’heure de se coucher soit venue –, elle prit l’ouvrage pour le feuilleter. Une lettre s’échappa du roman pour tomber sur le plancher froid. Elle était marquée du sceau de sir Brown. Cette lettre lui était destinée. Son cœur se mit à doubler de rythme. Elle la décacheta et découvrit avec émotion les mots de son correspondant. Elle ne put détacher ses yeux du billet que sir Brown lui avait fait parvenir. Elle passa la nuit, non pas à lire le roman qu’il lui avait choisi, mais à se répéter encore et encore, avec une tendresse inlassable les mots que le jeune homme avait couchés sur papier. Elle s’endormit finalement, sans avoir pu résoudre la terrible bataille que livrait son esprit contre son cœur, le billet à la main.

  Quand son sommeil prit fin, au petit matin, alors que Mrs Cooper dormait encore à poings fermés, elle sortit de son lit, enveloppée dans un châle de laine, et jeta, fort à contrecœur, les mots de son aimé dans l’âtre de la cheminée qu’avaient allumée les domestiques. Elle regarda, prise de regret, le billet se tordre sous l’effet de la chaleur infernale, l’encre disparaître dans le noircissement du papier qui, par l’action des flammes, devenait une poussière terne comme l’esprit de Swan, résolue à abandonner les sentiments qui l’habitaient. Car si le billet de sir Brown était on ne peut plus clair sur ses sentiments, et que ces derniers convergeaient avec ceux de Swan, la jeune femme qui craignait qu’il ne la vît pas toujours comme son égale, se refusait à l’épouser. Elle devait rester forte, elle ne pouvait pas craquer. Elle avait connu de pires instants à Londres. Un chagrin d’amour ne pourrait avoir raison d’elle. Elle n’ignorait pas que ces mots seraient suivis dans très peu de temps d’une demande en mariage. Elle se fit la promesse d’être ferme et courageuse et de ne pas se laisser entraîner à suivre ses sentiments, d’aller contre la raison. Elle refuserait, la mort dans l’âme, la demande d’Andrew. Elle avait la certitude que l’aveu des sentiments de son amant, bien qu’ils ne pussent trouver un avenir, suffirait à son âme pour le reste de ses jours.

  Durant l’après-midi, sir Brown se présenta chez les Cooper et requit auprès de Mrs Cooper de s'entretenir seul avec sa fille. Swan était au bord de l’étang, sous le saule pleureur, assise sur une balançoire qu'elle avait installée là. Elle se balançait légèrement, la tête appuyée contre l'une des cordes, le regard noyé dans l’étendue d’eau. Ses réflexions furent perturbées par le gentilhomme :

  — Swan, auriez-vous un instant à m'accorder ?

  Elle opina du chef.

  — Je sais… je me souviens en tout point des sentiments qui sont les vôtres, vous me les avez décrits sans dissimulation. Mais, dernièrement, vos yeux, ceux-là mêmes auxquels j'avais promis de ne plus jamais m'exposer, m'ont laissé espérer que vos sentiments aient changé. C'est pourquoi je vous demande une nouvelle fois de m'accorder votre main. Avant que vous ne me répondiez, je voudrais que vous sachiez que jamais le mariage ne me permettra de me prévaloir d'une supériorité sur vous, que je ne vous imposerai jamais rien que vous n'ayez consenti et que je n'aurai jamais un mot plus haut que l'autre pour vous. Je m'exilerai aussi loin que vous l'exigerez chaque fois que vous aurez besoin d'espace : je vous donnerai l'océan si vous me le demandez. Jamais le mariage ne s’apparentera à une geôle. Que mon amour vous apporte la preuve de mon honnêteté : mes sentiments n'ont pas failli malgré le temps, la distance et l'absence. Vous restez la seule que j'admire et respecte plus que tout au monde. Et, si vous m'autorisez à le dire, vous êtes celle que j'aime. Mettez fin à mes suppliques : acceptez ma demande ou exigez de moi que je disparaisse à jamais. Je suis pendu à vos lèvres, madame.

  Il tomba à genoux, à bout de souffle, comme s'il venait de mener une bataille, et, ayant été vaincu, se remettait à la merci de celle qui avait droit de vie et de mort sur sa personne.

  Elle usa des mots comme on brandit un poignard. Elle répondit d'un air grave, se refusant à donner une réponse claire. Elle interrogea son soupirant sur l'obstacle que représentait son statut social. Il répondit fermement, les yeux pleins d'espoir :

  « Vous êtes pour moi la femme la plus digne de mes connaissances, la plus honnête et la plus éduquée. Swan ! Soyez mienne, je vous en prie ! »

  Elle objecta, la voix tremblante et peu assurée, comme pour tenter de le convaincre de changer d'avis, le fait qu'elle eût dû travailler de ses mains.

  « Cela appartient au passé, et n’enlève rien à votre mérite. Bien au contraire. Cela ne fait qu’ajouter à votre détermination que j’admire et que je chéris tant. Mon amour ! Soyez mienne, je vous en conjure ! »

  Elle évoqua, dans une dernière et courageuse tentative, alors que son cœur suppliait qu'elle s’abandonnât à lui, qu'elle était devenue une romancière, et que cela lui plaisait.

  « Et c’est pour cela que je vous respecte et que je vous aime ! Ma tempétueuse, libre et écrivaine bien aimée ! Que m’importe que vous soyez démunie ou démesurément riche ! Ne voyez-vous pas que je vous aime inconditionnellement ? Vous me parlez en des termes que mon cœur ne comprend pas : l’argent, la condition, tout cela mon cœur n’en a que faire. Laisser vos lèvres se défaire du bâillon de la raison et parlez sincèrement, ouvrez-moi votre cœur. Nul argument raisonnable ne saura faire plier ma détermination, mais un seul mot d’indifférence brisera à jamais mes espoirs. »

  Swan lui adressa un large sourire tremblant d’émotion, bientôt noyé sous les larmes. Ses jambes, secouées par la ferveur des évènements, lâchèrent subitement ; le barrage de la raison avait rompu sous les flots de sentiments. Andrew fut assez vif pour la rattraper à temps. Il la tenait serrée contre sa poitrine. Il pouvait sentir la chaleur de sa peau, les battements vifs et incertains de son cœur. Elle était dans ses bras, sanglotant, ivre de bonheur et de soulagement. Quel avenir radieux s’offrait à elle, elle qui avait connu tant de déceptions et de malheurs ! Il sécha ses larmes avec le revers de la manche de sa chemise et la serra plus fort contre lui.

  — Je n’ai plus la force de résister à tant d’amour ! chuchota-t-elle éreintée par la lutte qu’elle avait menée.

  — J’en suis fort aise, car je n’aurais pas eu la force de vivre si vous aviez dû me refuser, dit-il avec un sourire victorieux.

  Jamais l’opposant vaincu d’une bataille ne fut si heureux de s’en remettre à son adversaire. Jamais la défaite n’eut pareil goût de victoire pour les deux parties.

  La nouvelle des fiançailles des deux jeunes gens provoqua une joie sans commune mesure chez Mrs Cooper qui ne put s'empêcher de pleurer de bonheur et de remercier mille fois sir Brown. Elle gratifia son futur gendre de toutes les qualités du monde. Il fallut bien attendre deux ans pour que Mrs Cooper cessât de se prévaloir quotidennement auprès de ses voisins de la félicité qu'avait connu son aînée avec le parti le plus envié du comté. Elle ne fut plus jamais malheureuse.

  Amber et Julia quittèrent la maison des Johnson après le mariage de Swan et d'Andrew pour un petit cottage en bord de mer que possédait sir Brown. Amber éleva son enfant en prenant soin, dès qu'elle eut atteint un âge raisonnable, de la mettre en garde contre les manoeuvres des hommes et de l'ignorance des femmes. Ainsi, quand elle devint adulte, Julia n'eut rien à envier à sa tante Swan quant à son émancipation. L'on entendit plus jamais parler d'Edward, avant qu'il ne fut retrouvé mort de la petite vérole dans une auberge mal fréquentée. Les médecins avaient affirmé que la petite vérole avait été un moindre mal à l'atteinte du foie qui le menaçait.

  Jane fit une heureuse alliance qui ne s'étiola jamais. Son époux possédait d'égales qualités et chacun remerciait le ciel d'avoir eu la chance de se rencontrer. Ils eurent trois enfants qui comblèrent leur bonheur. Jane et Swan restèrent grandes amies à jamais. Jane et son époux furent souvent invités chez les Brown.

  Les époux Johnson finirent leurs jours à Bedford. Ils avaient accompli leur rôle dans la vie : ils avaient prospéré dans leurs affaires et ils avaient veillé au bonheur de leur nièce. Ils quittèrent ce monde l'un après l'autre, à quelques jours d'intervalle après avoir fêté leurs quatre-vingt cinq années.

  Mr Lloyd resta ami avec le couple, bien qu'il ressentit une peine en les voyant s'unir. Il avait mésestimé les sentiments qu'il portait à Swan. Quelques années pansèrent ses blessures et il rencontra finalement une femme de sa qualité, aimable et ravissante qui sût ut se montrer à sa hauteur.

  Harry persista dans sa débauche encore quelques années, avant de rencontrer une étonante femme qui le remit sur le droit chemin. Il travailla pour gagner sa vie, et quand sa situation le permit, il épousa sa sauveuse. Il lui fût éternellement redevable pour son salut.

  Isabella passa deux ans au couvent en France, où elle fût envoyée par son frère. Elle mit au monde un enfant pour lequel elle n'eût aucune tendresse. Elle ne trouva aucun réconfort dans l'idée que son sort fut le plan de Dieu et elle s'enfuit une nuit pour quitter ses habits de dévôte. Elle abandonna aux religieuses le fardeau qu'était son enfant. Isabella s'exilla en Irlande, dans l'espoir de tromper un homme afin qu'il fît d'elle une honnête femme. Mais la victime qu'elle se trouva était encore plus crapule qu'elle, et il s'avéra que ses vices surpassaient les siens. Dans sa chance, il fut défié en duel par un mari déshonnoré et fut tué sans délai. Veuve, elle repensa à Edward pour qui elle avait, estimait-elle, eu des sentiments. Lorsqu'elle appris le décès de son compagnon d'infortune, Isabella refusa de se nourrir. S'en fût fini d'elle.

  Mr Kensignton vécu une vie sans aucun élément particulièrement notable. Il épousa une dame de sa condition et ils furent tous deux malheureux en ménage.

  Henrietta Miller ne parvint jamais à oublier Mr Hardy. Elle ne se maria jamais et termina sa courte vie à l'âge de trente-cinq ans des suites d'une fièvre. Eleanor, quant à elle, épousa un homme bien meilleur qu'elle. Elle ne fit jamais cas de son époux et il finit par se détourner d'elle au profit d'une maîtresse bien plus affectueuse.

  Mr Hardy conserva sa fierté sa vie durant, bien qu'elle fût fort affectée lorsqu'il apprit les fiançailles de Mr Brown et de Swan.

  Mr Wilson fut honnoré de visites des Brown et son chiffre d'affaires s'en trouva fort augmenté. Il put embaucher des employés et se retirer à la campagne pour y couler des jours heureux.

  Mr Evans se trouva veuf avant ses quarante ans et parti pour l'Irlande. Il y rencontra une jeune Isabella, avec laquelle il se maria bientôt...

  Quant à Swan et Andrew Brown, jamais l'un des deux ne regretta de s'être uni à l'autre. Ils eurent toujours une affection tendre l'un pour l'autre même après des décennies de vie commune. Andrew tint sa promesse : il respecta son épouse jusqu'à son dernier souffle. Leur vie fut ponctuée de beaucoup de courses à cheval, de lectures, de discussions animées au coin du feu et de bien d'autres moments simples de la vie. Andrew conserva la librairie de Mr Salisbury et trouva le libraire le plus consciencieux qu'il put trouver pour rendre hommage à son père naturel et au grand ami de son épouse.

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